La guerre en Ukraine a ramené le tragique au cœur de la vie des occidentaux. À nouveau considérée comme fragile, la paix est désirée car tout un ordre international se voit bousculé d’un coup, par le déclenchement de la guerre. La paix ? Le mot a été usé à force d’être utilisé. Il a servi à toutes les causes, s’est invité à la table de toutes les négociations et s’est vu élevé en thème de colloque. Mot usé, certes, mais y en a-t-il un meilleur ? À défaut d’un changement de vocabulaire, peut-être faudrait-il se réinterroger sur son sens exact ? La paix, mais qu’est-ce que la paix ?
La paix selon saint Augustin
Un constat : la guerre en Ukraine a bouleversé la vie de milliers de personnes. Les combats entre l’armée russe et les forces ukrainiennes entraînent des morts et des blessés. La tension internationale suscite des réactions gouvernementales et bouleverse les existences même loin de la zone de conflit. Le désordre est patent.
Revient alors à la mémoire – car elle est souvent citée – la définition de saint Augustin sur la paix comme « tranquillité de l’ordre ». On trouve cette définition dans l’un des grands ouvrages du saint, La Cité de Dieu (XIX, 13). Augustin donne au total dix approches de la paix dont cinq concernent la paix dans l’individu et cinq dans le corps social. Au commencement des cinq premières, il donne une définition de ce qu’est « la paix du corps » : « l’agencement harmonieux de ses parties ».
Cette idée d’agencement harmonieux des parties entre elles et par rapport au tout se retrouve dans l’évocation de la paix sociale :
« La paix des hommes, c’est leur concorde bien ordonnée; la paix de la maison, c’est la concorde bien ordonnée de ses habitants dans le commandement et l’obéissance; la paix de la cité, c’est la concorde bien ordonnée des citoyens dans le commandement et l’obéissance; la paix de la cité céleste, c’est la communauté parfaitement ordonnée et parfaitement harmonieuse dans la jouissance de Dieu et dans la jouissance mutuelle en Dieu; la paix de toutes choses, c’est la tranquillité de l’ordre. L’ordre, c’est la disposition des êtres égaux et inégaux, désignant à chacun la place qui lui convient. »
La guerre en vue de la… paix
Même dans la guerre, l’importance de la paix est première. Saint Augustin le fait remarquer dans La Cité de Dieu:
« Quiconque observe quelque peu les choses humaines et notre commune nature le reconnaîtra avec moi : de même que tous désirent la joie, il n’est personne qui n’aime la paix. Puisque même ceux-là qui veulent la guerre ne veulent rien d’autre assurément que la victoire, c’est donc à une paix glorieuse qu’ils aspirent à parvenir en faisant la guerre. Qu’est-ce que vaincre, en effet, sinon abattre toute résistance ? Cette œuvre accomplie, ce sera la paix. C’est donc en vue de la paix que se font les guerres, et cela même par ceux qui s’appliquent à l’exercice des vertus guerrières dans le commandement et le combat. D’où il est clair que la paix est le but recherché par la guerre, car tout homme cherche la paix même en faisant la guerre, et nul ne cherche la guerre en faisant la paix. »
Même constat chez saint Thomas d’Aquin :
« Même ceux qui cherchent les guerres et les dissensions ne désirent en réalité que la paix, qu’ils estiment ne pas posséder. Comme nous venons de le dire, une entente que l’on conclut contre ses préférences personnelles n’est pas la paix. Aussi les hommes cherchent à rompre, en faisant la guerre, de telles ententes, qui ne sont que des paix défectueuses, pour parvenir à une paix où rien ne sera plus contraire à leur volonté. Voilà pourquoi tous ceux qui font la guerre n’ont d’autre but que d’arriver à une paix plus parfaite que celle qu’ils avaient auparavant » (Somme théologique, II IIae, q. 29, art. 2 : « Toutes choses désirent-elles la paix ? »).
Vraie et fausse paix
Mais y a-t-il une vraie paix distincte d’une fausse paix ? Là encore, saint Thomas d’Aquin apporte une distinction :
« La vraie paix ne peut donc exister que chez les bons et entre les bons. Et la paix des méchants est apparente, non véritable. La Sagesse le déclare (Sg 14, 22) : “Ils vivent, sans en avoir conscience, dans un état de lutte violente et donnent à de tels maux le nom de paix.” »
D’où encore cette précision :
« La vraie paix ne peut concerner que le bien. »
À ce titre, bien évidemment, la paix terrestre n’est qu’une paix imparfaite et, donc, fragile. On le voit encore aujourd’hui avec la guerre entre Russes et Ukrainiens qui, même si elle était annoncée depuis longtemps, semblait inenvisageable voici quelques semaines.
Comment établir la paix ?
Comment rétablir la vraie paix, ou plus exactement, comment l’établir ?
Il n’est pas inutile de revenir à l’enseignement de Pie XII à ce sujet puisqu’il fut confronté directement dans les premières années de son pontificat à la guerre. Dans son message de Noël 1941, il écrivait notamment :
« Un tel ordre nouveau, que tous les peuples aspirent à voir réaliser, après les épreuves et les ruines de cette guerre, devra être élevé sur le rocher inébranlable et immuable de la loi morale, manifestée par le Créateur lui-même au moyen de la loi naturelle et inscrite par lui dans le cœur des hommes en caractères ineffaçables ; loi morale dont l’observance doit être inculquée et favorisée par l’opinion publique de toutes les nations et de tous les États avec une telle unanimité de voix et de force que personne ne puisse oser la mettre en doute ou en atténuer l’obligation. »
Respect des nations
Dans le même message, il mettait en avant le respect des petites nations :
« Dans les limites d’un ordre nouveau fondé sur les principes moraux, il n’y a pas place pour l’atteinte à la liberté, à l’intégrité et à la sécurité d’autres nations, quelle que soit leur extension territoriale ou leur capacité de défense. S’il est inévitable que les grands États, à cause de leurs plus grandes possibilités et de leur puissance, tracent le chemin pour la constitution de groupes économiques entre eux et les nations plus petites et plus faibles, on ne peut cependant contester, dans le domaine de l’intérêt général, le droit de celles-ci comme de tous au respect de leur liberté dans le domaine politique, à la conservation efficace dans les contestations entre les États de la neutralité qui leur est due en vertu du droit naturel et du droit des gens, et à la défense de leur développement économique, puisque c’est seulement de cette manière qu’elles pourront atteindre de façon adéquate le bien commun, le bien-être matériel et spirituel de leur propre peuple. »
Un droit international des nations
Jean-Paul II ira, lui, jusqu’à parler d’un véritable « droit des nations » dans son discours devant l’assemblée générale de l’Organisation des nations unies, le 5 octobre 1995 :
« Mais, si les “droits de la nation” traduisent les exigences vitales de la “particularité”, il n’est pas moins important de souligner les exigences de l’universalité, exprimées par une conscience forte des devoirs que les nations ont à l’égard des autres et de toute l’humanité. Le premier de tous est certainement le devoir de vivre dans une disposition pacifique, respectueuse et solidaire à l’égard des autres nations. Ainsi l’exercice des droits des nations, équilibré par l’affirmation et la pratique des devoirs, entraîne un “échange de dons” fécond, qui renforce l’unité entre tous les hommes. »
Dans le respect des cultures et des droits des nations, il n’y aura pas de paix véritable sans faire reposer l’ordre international sur la loi naturelle. L’Occident, fourrier de toutes les dépravations, n’a certainement pas de leçons à donner en la matière…