Une question d’honneur

Publié le 18 Avr 2020
Une question d'honneur L'Homme Nouveau

Longtemps, l’attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler fut jugé avec sévérité. Les Alliés soupçonnaient les conjurés d’avoir tenté, devant la défaite prévisible du IIIe Reich, de sauver ce qui pouvait l’être de conquêtes nazies auxquelles ils avaient participé. Les Allemands, quand même ils se défendaient de la moindre sympathie envers le Führer, condamnaient ce qu’ils tenaient pour un coup de poignard dans le dos doublé d’un parjure, les officiers impliqués ayant prêté serment de fidélité à Hitler. 

Il aura fallu deux générations, l’ouverture des archives, la déclassification de documents confidentiels, l’apaisement progressif des esprits pour que l’on comprenne que le complot du 20 juillet, loin d’être une tentative maladroite destinée à préserver l’Allemagne des châtiments, était en fait l’ultime tentative d’une longue série d’attentats manqués contre le Führer, débutée dès que quelques hommes courageux et lucides, civils et militaires, avaient compris, peu après la prise du pouvoir par les Nazis, l’abîme où le régime entraînerait l’Allemagne et le monde si nul n’y mettait le holà.

Ces hommes, proches des cercles du pouvoir ou du haut commandement, authentiquement patriotes, ce qui leur poserait un vrai cas de conscience, avaient presque tous en commun d’être, catholiques ou protestants, des croyants convaincus dont la foi chrétienne ne pouvait se soumettre à l’idéologie nazie. Très vite, après de vaines tentatives pour obtenir l’aide britannique, ils avaient compris qu’ils devraient agir seuls, sans soutien intérieur ni extérieur, excepté l’appui tacite que Pie XII semble leur avoir accordé. Très vite aussi, ils découvriraient que le Führer jouissait d’« une chance du diable Â», où certains verraient la maléfique protection d’un « démon gardien Â» lui permettant de se tirer sain et sauf des attentats les mieux programmés. Dès lors, ils sauraient s’être engagés dans une démarche sacrificielle car leurs chances de réussir étaient minces. Ils agiraient quand même, dans la conviction que le sort terrible auquel ils se vouaient était l’unique chance de sauver l’âme de l’Allemagne éternelle. Un officier allait incarner cette résistance.

Jeune, beau, brave, idéaliste, capable de grands dévouements, Claus von Stauffenberg avait tout pour devenir une figure charismatique de l’Allemagne d’après-guerre, et rappeler au monde que tous les Allemands n’avaient pas suivi sans broncher les consignes délirantes de Hitler. Le choix paraissait bon. Or, il n’avait pas fait l’unanimité : le colonel von Stauffenberg, issu de l’aristocratie, nostalgique du régime impérial, n’avait pas le parfait profil du démocrate progressiste … On le lui reprocherait, glosant sur le type de régime que ses amis et lui auraient tenté de mettre en place s’ils avaient réussi.

Question sans intérêt puisque le complot échoua. Reste l’admirable courage du comte von Stauffenberg qui force l’admiration la plus blasée. Révélé au grand public voilà quelques années par une super production hollywoodienne, Opération Walkyrie, Stauffenberg, interprété, assez brillamment d’ailleurs, par Tom Cruise, à la consternation de ses descendants, outrés de voir ce champion du catholicisme joué par un scientologue, a gagné dans l’affaire une notoriété auparavant affaire de spécialistes.

Peu après la sortie du film, Jean-Louis Thériot lui avait consacré une solide biographie. Aujourd’hui, Thomas Oswald, servi par l’excellent coup de crayon de Philippe Chapelle, propose « un roman graphique Â», autrement dit une bande dessinée biographique s’autorisant quelques minimes entorses à la vérité, Hitler doit mourir. (Le Rocher. 140 p. 16,90 €.)

L’on peut aimer ou non le genre qui privilégie l’image au détriment du texte mais il faut reconnaître les mérites de l’album au graphisme précis et rigoureux. L’une de ses qualités est de ne pas occulter les zones d’ombre, ou supposées telles, du héros : Stauffenberg était un patriote animé du désir farouche de voir l’Allemagne se relever ; il serait absurde de lui reprocher de s’être battu pour son pays et sa grandeur, quand ce serait au détriment du nôtre. Un temps au moins, pour les mêmes raisons, il adhéra à la politique hitlérienne, bien que l’homme lui répugnât. Cependant, Stauffenberg demeurait un honnête homme à qui sa conscience catholique interdisait de participer, fût-ce passivement, aux crimes du régime. Quand il fut convaincu que son honneur d’officier, de gentilhomme et de chrétien lui imposait de se parjurer, pour le salut de son âme et de l’Allemagne, quitte à passer pour un traître aux yeux de la postérité, le comte von Stauffenberg ne recula pas. Il le paya de sa vie. Cela mérite le plus profond respect.

Peut-être le scénario eût-il pu insister davantage encore sur la dimension religieuse de l’engagement de ces hommes. Car c’est d’abord en tant que chrétiens, s’inspirant de la théorie du tyrannicide de saint Thomas d’Aquin, qu’ils agirent. Il ne faut pas l’oublier. Et pas davantage de ce qu’ils mirent dans la balance, à savoir, outre leur propre vie, celles de leurs proches.

Les historiens se sont peu intéressés aux « veuves du 20 juillet Â», dans l’idée que leurs maris s’étaient gardés de les impliquer dans la tentative d’assassinat d’Hitler. En fait, ces femmes savaient parfaitement à quoi s’en tenir et avaient accepté les conséquences d’un geste qui risquaient de les entraîner avec leurs enfants dans la mort. 

Pendant les soixante-deux années qu’elle survécut à l’homme qu’elle avait épousé, très jeune, en 1933, par amour, Nina von Stauffenberg ne cessera de s’élever contre l’image faussée donnée des femmes de la résistance allemande.

Arrêtée le 23 juillet 1944, bien qu’enceinte de trois mois, la comtesse von Stauffenberg sera, jusqu’à la capitulation du IIIe Reich, emprisonnée sous un faux nom, déplacée de prison en camp de concentration, avant d’être transférée dans une maternité d’État où, le 27 janvier 1945, elle mettra au monde sa fille Konstanze. Pour survivre et protéger ses enfants, la jeune femme a dû, la mort dans l’âme, obéissant aux dernières consignes de son époux, affirmer avoir tout ignoré de ses agissements et les condamner … Cette stratégie, et le conseil de Claus : « ne leur montre jamais que tu as peur d’eux. Â», lui permettront de rester en vie, recouvrer sa liberté,  retrouver ses enfants et reconstruire sa vie, sans l’homme qu’elle avait adoré, murée dans une solitude affective hautaine et assumée. 

L’époque n’était pas aux autoapitoiements ni aux confidences déplacées. Affaire d’éducation et de dignité. « Je n’ai pas passé les cinquante dernières années à me répéter chaque matin : « quel terrible destin fut le mien. Â», dira Mme von Stauffenberg un jour à un journaliste. À la mort de sa mère, en 2006, Konstanze von Schultess a voulu comprendre le caractère, la vie, les luttes de cette femme silencieuse, d’un courage indomptable, dont elle dira qu’elle était l’archétype de ce que, dans l’armée, l’on appelle « un combattant solitaire Â».

L’on referme Nina Schenk von Stauffenberg, un portrait (Éditions des Syrtes poche. 235 p. 10 €.) certain d’avoir rencontré une grande dame, ce qui n’est pas si fréquent.

Le contraste entre cette haute réalité et sa vision romancée n’en est que plus déroutant, en cela qu‘il traduit l’incapacité de nos contemporains à appréhender des comportements, des mentalités, un sens du devoir et du sacrifice devenus quasi incompréhensibles, voire risibles. C’est une réécriture du passé à l’aune des façons d’être d’aujourd’hui que propose la romancière américaine Jessica Shattuck avec Château de femmes (Lattès.455 p. 22,50 €.).

Lorsque Marianne von Lingenfels a découvert, en 1938, que son époux Albrecht, Connie, son meilleur ami, et tous les hommes de leur cercle aristocratique, envisageaient de tuer Hitler, elle n’a pas songé à les en dissuader, ni ne s’est souciée de sa propre sauvegarde. En fait, elle aurait aimé œuvrer de concert avec eux dans ce complot. Mais Connie lui a confié une autre mission : si l’affaire devait mal tourner, et si elle était encore en vie, Marianne protégerait les veuves et les orphelins des conjurés.

Échappée aux rafles qui ont suivi l’échec du complot, la comtesse von Lingenfels est décidée à tenir sa parole. À l’été 1945, elle part en quête des familles de ses amis, ou ce qu’il en reste. Elle ne mesure pas à quoi elle s’est engagée. Que fera-t-elle, en effet, de Benita, la trop jeune et ravissante veuve du cher Connie, pas véritablement inconsolable, et d’Ania, qu’elle ne connaissait que de nom et qui, sous ses airs de mère courage, cache de sombres secrets ?

Il suffit de lire la biographie de la comtesse von Stauffenberg pour mesurer le peu de consistance historique et psychologique de ce roman librement inspiré de la conjuration du 20 juillet. Si l’on se souvient qu’aucune des veuves des conjurés n’envisagea de refaire sa vie avec un autre homme et loin de l’Allemagne, l’on mesure l’absurdité de l’intrigue et ses grosses ficelles. Mais, en bon écrivain américain, Jessica Shattuck a du métier et parvient à intéresser son lecteur. Au détriment de la vérité, hélas.

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