Nous en avions esquissé l’idée. Dans un entretien accordé à L’Express (14/11/2020), le philosophe Marcel Gauchet rappelle aussi la nécessité de revenir à la philosophie politique classique, même s’il n’est pas sûr que nous mettions les mêmes choses sous les mêmes mots. Mais une tendance se dégage et c’est intéressant à noter.
Y a-t-il quand même, selon vous, une ou deux leçons à tirer de la période ?
Marcel Gauchet. Le mot qui s’impose est évidemment celui de confusion. Entre la peur pour leur santé des uns, l’angoisse économique des autres et un gouvernement cafouilleux à souhait, on a l’impression de naviguer dans un brouillard très épais. Mais ce qui nous trouble le plus en profondeur, c’est de mesurer à quel point nous n’étions pas préparés à cette crise, sur aucun plan : technique, médical, politique ou moral. La leçon essentielle est là. Elle oblige à repenser ce qui était devenu le mode de fonctionnement de nos sociétés. Nous nous étions installés dans un système de pilotage automatique. Nous sommes ramenés à la philosophie classique de l’action politique, qui consistait à se préparer en permanence à affronter un risque vital pour la collectivité. Ce péril imprévisible avait pour nom principal la guerre. Il fallait vivre en s’organisant pour être prêt à se défendre contre une agression extérieure… (…)
Est-ce une situation généralisée en Occident ou y voyez-vous une spécificité française ?
Le problème est général, bien sûr, dans le monde occidental. La philosophie libérale régnante a conduit partout à se mettre sur « pilote automatique ». La spécificité française, peut-être, est que nous nous accommodons plus mal de cette situation : par notre histoire, notre culture, nous avons une foi plus grande dans la politique. D’où la stupeur devant le désarmement de la puissance publique. Nous découvrons un système de commandement collectif – qu’on appelle autrement l’Etat – dans une situation de délabrement assez avancée.
(…)
Certains pointent le manque de moyens ; d’autres, l’obésité bureaucratique. Qui a raison ?
Les deux ont à la fois raison et tort. C’est justement l’un de ces sujets sur lesquels les oppositions simplistes ne fonctionnent pas. Les appréciations globales brouillent le diagnostic : la vraie question est celle de la répartition des moyens. Ne confondons pas dépenses et effectifs, fonction publique nationale et fonction publique territoriale, ni même obésité et bureaucratie. Une bureaucratie peut être maigre et paralysante. Personne ne niera aujourd’hui qu’il manque du personnel dans les hôpitaux. Mais lequel ? Du personnel soignant, alors que le personnel administratif est en surnombre par rapport à nos voisins. L’Etat régalien (armée, police, justice) souffre de pénuries, alors que, à la faveur de la décentralisation, les collectivités locales ont recruté à tour de bras. Nous avons le niveau de dépenses publiques par rapport au PIB le plus élevé du monde sans que cela se traduise par un niveau de bien-être collectif sans égal. Comment cela peut-il se faire ? Où va l’argent ? Voilà la vraie question. Or, la difficulté politique de la question saute aux yeux dès que l’on s’aperçoit que le gros de cette dépense exorbitante – le « pognon de dingue » de Macron – est absorbé par le système de redistribution sociale. C’est l’ensemble de ces données qu’il faut mettre à plat pour répondre avec pertinence à votre question.