Ce qui est élevé pour les hommes

Publié le 22 Oct 2022
Ce qui est élevé pour les hommes L'Homme Nouveau

Dans ce temps dit « ordinaire » ou « après la Pentecôte », le Christ nous donne à méditer sur l’orgueil et l’humilité et nous encourage à regarder les choses méprisées des hommes avec les yeux de la foi, dans deux paraboles. Et conclut chacune d’elle sur la miséricorde venant au secours de ceux qui l’implorent.

L’année liturgique touche bientôt à sa fin et en ce temps « per annum » (à travers l’année) ou « ordinaire », « on ne célèbre aucun aspect particulier du mystère du Christ », mais « plutôt le mystère même du Christ dans sa plénitude, particulièrement le dimanche » (MR 1970, Normes universelles sur l’année liturgique, n° 43). Ainsi, dans l’évangile, lecture la plus importante, faut-il d’abord contempler Jésus avant d’en tirer un enseignement ; ce dimanche, les deux passages lus nous donnent à voir sa miséricorde manifestée de façons différentes.

La leçon la plus évidente de la parabole du pharisien et du publicain (Lc 18, 9-14 ; MR 1970) reste, bien sûr, une exhortation à l’humilité : « Qui s’élève sera abaissé ; qui s’abaisse sera élevé ». Saint Augustin († 430), dans son commentaire repris par le Bréviaire romain du concile de Trente (10e dimanche après la Pentecôte), fait déjà remarquer une différence fondamentale entre les deux protagonistes : alors que le publicain implore la miséricorde, le pharisien, lui, « qu’a-t-il demandé à Dieu ? Cherche dans ses paroles, tu ne trouveras rien ! Il “monte prier”. Or, il ne veut pas implorer Dieu, mais se louer soi-même » (Sermon 115). L’évêque d’Hippone s’attarde sur l’attitude du publicain, « chargé de crimes sans nombre et repassant ses fautes », selon une antique séquence citée par dom Guéranger : « Non content de se tenir à distance, il ne levait même pas les yeux vers le ciel. Afin d’être regardé, lui ne regardait pas. Il n’osait pas relever les yeux. Sa conscience l’opprimait, l’espérance le soulevait. (…) De lui-même, il exige un châtiment. Aussi le Seigneur épargne-t-il celui qui confesse sa faute. “Il se frappait la poitrine en disant : Mon Dieu, sois indulgent au pécheur que je suis.” Le voilà, celui qui prie ! Pourquoi t’étonner ? La faute qu’il reconnaît, Dieu, lui, ne veut plus la connaître » (ibid.). Le publicain qui implorait humblement la miséricorde est donc exaucé.

Dans le Missel romain de 1962, dans l’évangile de ce 23 octobre, Jésus guérit le fils d’un officier romain, à Capharnaüm (Jn 4, 46-53). Cet enfant était malade et son père insiste auprès de Jésus pour qu’il se rende chez lui afin de le guérir. Saint Grégoire le Grand († 604) s’interroge sur la réaction de Jésus : « Pourquoi celui qui était venu demander le salut pour son fils s’est-il entendu dire : “Si vous ne voyez des signes et des prodiges vous ne croirez pas” (v.48) ? Il est évident que celui qui cherchait à sauver son fils croyait » (Homélie 28). D’après le saint pape, c’est parce que cet officier « cherchait la présence corporelle du Seigneur qui, par son esprit était présent partout. L’officier royal ne croyait donc pas assez fermement ». Pourtant, Jésus l’exauce et guérit son fils à distance. Sa miséricorde vient au secours d’une foi entachée de doute. Mais pourquoi le Christ ne se déplace-t-il pas ici alors qu’il promit de le faire pour guérir le fils du centurion, d’un rang inférieur (Mt 8,5-13). Pour saint Grégoire, c’est « pour bien faire voir que les saints doivent mépriser ce qui est élevé pour les hommes, et ne pas mépriser ce que les hommes jugent digne de mépris » (ibid.).

Selon le père Emmanuel, de Mesnil-Saint-Loup († 1903), les collectes des dimanches contiennent tout un enseignement sur la grâce. Celles de ce jour nous parlent justement de la foi et du pardon : « Dieu tout-puissant et éternel, augmente en nous la foi, l’espérance et la charité ; et pour que nous puissions obtenir ce que tu promets, fais-nous aimer ce que tu commandes » (MR 1970) ; « Prodiguez, Seigneur, à vos fidèles, en signe de faveur, le pardon et la paix, afin qu’ils soient purifiés de tout péché et vous servent en toute tranquillité d’esprit » (MR 1962 ; traduction dom Lefebvre).

Saint Augustin, Sermon CXV sur l’humilité dans la prière

(Traduction tirée des Œuvres complètes de Saint Augustin, traduites pour la première fois en français, sous la direction de M. Raulx, Bar-Le-Duc, L. Guérin et Cie Editeurs, 1868 et accessible ici)

2. Cette foi n’étant pas pour les orgueilleux, mais pour les humbles, le Seigneur  « dit cette parabole pour quelques-uns qui se confiaient en eux-mêmes comme étant justes et méprisaient les autres : Deux hommes montèrent au temple pour y prier, un pharisien et un publicain. Le pharisien disait : Je vous rends grâces, ô Dieu, de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes. » Il devrait dire au moins, comme beaucoup d’hommes. Que signifie « comme le reste des hommes, » sinon comme tous les autres hommes, excepté lui? « Je suis donc juste, » dit-il, les autres sont des pécheurs. « Je ne suis pas comme le reste des hommes, qui sont injustes, voleurs, adultères. » Voici près de toi un publicain qui te donnera lieu de t’enfler davantage encore. « Comme ce publicain, » dit-il. Il fait partie du grand nombre, moi je suis seul de mon espèce. Je ne lui ressemble pas, grâces à mes œuvres de justice, qui me préservent de toute iniquité. «Je jeûne deux fois la semaine, je donne la dîme de tout ce que je possède. » Que demande-t-il donc à Dieu? Qu’on examine ses paroles, et on ne le trouvera pas. Il est monté pour prier; mais au lieu de prier Dieu, il se loue. Il ne lui suffit pas même de ne pas prier et de se louer, il insulte celui qui prie.

« Le publicain se tenait éloigné, » mais il était près de Dieu; les remords de sa conscience l’écartaient de Dieu, mais sa piété l’attachait à lui. « Le publicain se tenait éloigné; » mais Dieu le regardait de près; car le Seigneur est grand et il abaisse ses regards sur les humbles, tandis qu’il ne voit que de loin les orgueilleux, tel que ce pharisien; il voit de loin ces orgueilleux (Ps 137, 6), mais il ne les oublie pas. Considère encore l’humilité du publicain. Peu content de se tenir éloigné, il « ne levait pas même ses yeux au ciel. ». Pour être regardé, il ne regardait pis; il n’osait, regarder en haut; sa conscience le chargeait, mais l’espérance le soulevait. Vois encore : « Il se frappait la poitrine, » il se punissait lui-même; aussi le Seigneur pardonnait-il à son aveu. « Il se frappait la poitrine en disant : Seigneur, ayez pitié de moi, qui suis un pécheur. » Voilà un homme qui prie. Qu’y a-t-il d’étonnant que Dieu lui pardonne, puisqu’il se reconnaît si bien? Après avoir prêté l’oreille à la plaidoirie du Pharisien et du Publicain, écoute la sentence. Après avoir vu l’orgueil dans l’accusateur, l’humilité dans l’accusé, écoute le Juge. « En vérité je vous le déclare. » C’est la Vérité, c’est Dieu, c’est le Juge qui parle. « En vérité je vous le dis, ce publicain sortit du temple justifié, plutôt que le pharisien. » Pourquoi, Seigneur? Je vois le Publicain, plutôt que le Pharisien, sortir du temple justifié. Pourquoi ? — Pourquoi ? Le voici : « Quiconque en effet s’exalte sera humilié, et quiconque s’humilie sera exalté. » Tu viens d’entendre la sentence, prends donc garde de te jeter dans une mauvaise affaire; autrement : Tu viens d’entendre la sentence, prends garde à l’orgueil.

3. Qu’ils ouvrent les yeux maintenant, qu’ils prêtent l’oreille ces moqueurs impies, ces hommes qui présument de leurs propres forces et qui disent: Dieu m’a fait homme, mais je me suis fait juste. N’est-ce pas être pire et plus détestable que le Pharisien ? Le Pharisien dans son orgueil se disait juste, néanmoins il rendait grâces à Dieu de sa justice. Il se disait juste, mais il rendait grâces à Dieu. « Je vous rends grâces, ô Dieu, de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes. » — « Je vous rends grâces, ô Dieu.: » il remercié Dieu de n’être pas comme les autres hommes, et toutefois il est blâmé de son orgueil et de son enflure : sa faute n’est pas d’avoir rendu grâces à Dieu, mais de s’être regardé comme n’ayant plus besoin de rien. « Je vous rends grâces de ce que je suis pas comme les autres hommes, qui sont injustes. » Tu es donc juste, toi; et c’est pourquoi tu redemandes rien : tu es donc parfait, et la vie humaine n’est plus une épreuve sur la terre; tu es donc parfait, tu es riche et tu n’as plus besoin de dire : « Pardonnez-nous nos offenses. » Or, si l’on est coupable pour rendre grâces avec orgueil, que ne mérite-t-on pas en attaquant la grâce avec impiété ?

Saint Grégoire le Grand, Homélie 28 sur la guérison du fils de l’officier royal (Jn 4,46-53). Consultable, avec l’autorisation de l’éditeur, ici.

1. La lecture du Saint Évangile que vous venez d’entendre, mes frères, n’a pas besoin d’explication. Mais pour que je ne paraisse pas l’avoir laissée passer sans rien dire, je vous en parlerai quand même en quelques mots, plutôt pour vous exhorter que pour vous l’expliquer.
Je ne vois d’ailleurs qu’un point dont il nous faille chercher l’explication, c’est de savoir pourquoi cet homme venu demander la guérison de son fils s’est entendu dire : « Si vous ne voyez des signes et des prodiges, vous ne croyez pas. » N’est-il pas évident qu’il croyait, cet homme qui implorait la guérison de son fils ? Aurait-il imploré cette guérison de la part du Seigneur, s’il n’avait pas cru qu’il était le Sauveur ? Pourquoi donc Jésus dit-il : « Si vous ne voyez des signes et des prodiges, vous ne croyez pas », à celui qui a cru avant de voir un signe ?
Souvenez-vous pourtant de ce que cet homme a demandé, et vous verrez clairement qu’il a douté dans sa foi. Car il a prié Jésus de descendre pour guérir son fils. Il désirait donc la présence corporelle du Seigneur, alors que celui-ci n’est absent d’aucun lieu par son esprit. L’officier royal ne croyait donc pas assez fermement en Jésus, puisqu’il ne le jugeait pas capable de rendre la santé sans être physiquement présent. Si la foi de cet homme avait été parfaite, il aurait été persuadé qu’il n’y a pas de lieu où Dieu ne soit présent. Il a ainsi considérablement manqué de foi, parce qu’il n’a pas rendu honneur à la Majesté [du Seigneur], mais à sa seule présence corporelle. Il a donc demandé la guérison de son fils, mais sa foi se mêlait de doute, puisque tout en croyant que celui à qui il s’adressait avait le pouvoir de guérir, il a toutefois pensé qu’il était absent d’auprès de son fils mourant. Mais le Seigneur, qu’il supplie de venir, lui montre qu’il est déjà là où il l’invite : d’un simple commandement, il rend la santé, lui dont la volonté a créé toutes choses.
 

2. Il nous faut ici considérer avec grande attention ce que le témoignage d’un autre évangéliste nous apprend du centurion qui vient au Seigneur et lui dit : « Seigneur, mon serviteur est couché dans ma maison, frappé de paralysie, et il souffre cruellement. » Jésus lui répond aussitôt : « J’irai le guérir. » (Mt 8, 6-7). Pourquoi donc notre Rédempteur refuse-t-il d’aller corporellement auprès du fils de l’officier royal, qui lui avait pourtant demandé de venir, alors qu’il promet d’aller corporellement auprès du serviteur du centurion, sans cependant qu’on l’en ait prié ? Il ne consent pas à se rendre par lui-même auprès du fils de l’officier royal ; il ne refuse pas d’aller auprès du serviteur du centurion. Pourquoi cette manière d’agir, sinon pour réprimer notre orgueil, qui ne nous inspire de l’estime que pour les honneurs et les richesses des hommes, et non pour leur nature faite à l’image de Dieu ? Quand nous jaugeons les biens dont les gens s’entourent, il est clair que nous ne nous soucions pas de leur être intérieur ; et lorsque nous considérons leur aspect physique, pourtant bien digne de mépris, nous ne nous intéressons pas à ce qu’ils sont. Mais notre Rédempteur ne voulut pas aller auprès du fils de l’officier royal, et se montra prêt à se rendre auprès du serviteur du centurion, pour bien faire voir que les saints doivent mépriser ce qui est élevé pour les hommes, et ne pas mépriser ce que les hommes jugent digne de mépris. Notre orgueil se trouve ainsi blâmé, lui qui ne sait pas estimer les hommes par ce qui les fait hommes, et qui ne regarde, comme nous l’avons dit, que les choses extérieures qui les environnent, sans considérer leur nature, ni reconnaître l’honneur de Dieu en eux. Voici que le Fils de Dieu ne veut pas se rendre auprès du fils de l’officier royal, et qu’il est prêt pourtant à aller guérir le serviteur. Si le serviteur de tel ou tel nous demandait de nous rendre auprès de lui, aussitôt notre orgueil nous répondrait en secret dans notre pensée : « N’y va pas ! Ce serait t’abaisser, te déshonorer, et avilir ta charge. » Celui qui vient du Ciel ne refuse pas d’aller sur terre auprès d’un serviteur, et nous qui venons de la terre, nous n’acceptons cependant pas d’être humiliés sur terre. Quoi de plus vil, quoi de plus méprisable devant Dieu que de rechercher la considération des hommes et de ne pas craindre le regard du témoin intérieur !
Aussi le Seigneur dit-il aux pharisiens dans le Saint Évangile : « Vous êtes de ceux qui se font passer pour justes devant les hommes ; mais Dieu connaît vos cœurs, et ce qui est élevé aux yeux des hommes est abominable aux yeux de Dieu. » (Lc 16, 15). Remarquez, mes frères, remarquez bien ces paroles. Car s’il est vrai que ce qui est élevé aux yeux des hommes est abominable aux yeux de Dieu, alors les pensées de notre cœur sont d’autant plus basses aux yeux de Dieu qu’elles sont plus hautes aux yeux des hommes, et l’humilité de notre cœur est d’autant plus haute aux yeux de Dieu qu’elle est plus basse aux yeux des hommes.
 

3. Tenons donc pour rien ce que nous faisons de bien. Ne nous laissons pas exalter par nos travaux, ni élever par l’abondance ou la gloire. Si la profusion de toutes sortes de biens nous gonfle d’orgueil, nous sommes dignes du mépris de Dieu. Au contraire, le psalmiste déclare à propos des humbles : « Le Seigneur garde les petits enfants. » (Ps 116, 6). Et parce que ceux qu’il appelle de petits enfants sont les humbles, sitôt après avoir exprimé cette sentence, il ajoute une réflexion comme pour répondre à notre désir de savoir ce que Dieu fera pour ces humbles : « Je me suis humilié, et il m’a délivré. »
Voilà ce à quoi il vous faut bien réfléchir, mes frères, voilà ce que vous devez méditer avec toute l’attention possible. N’estimez pas dans vos proches les biens de ce monde. N’ayant que Dieu en vue dans les hommes, ne rendez honneur qu’à leur nature faite à l’image de Dieu — je ne parle pourtant ici que des hommes qui ne sont pas vos supérieurs (1). Vous observerez cela vis-à-vis de vos proches si vous commencez vous-mêmes par ne pas laisser vos cœurs se gonfler d’orgueil. Car celui que les choses éphémères exaltent encore ne sait pas respecter dans son prochain ce qui dure. Ne considérez donc pas en vous-mêmes ce que vous avez, mais ce que vous êtes.
Voyez comme il s’enfuit, ce monde qu’on aime ! Ces saints auprès de la tombe desquels nous sommes assemblés ont foulé aux pieds avec mépris un monde florissant. On y jouissait d’une longue vie, d’une santé continuelle, de l’abondance matérielle, de la fécondité dans les familles, de la tranquillité dans une paix bien établie. Et ce monde qui était encore si florissant en lui-même était pourtant déjà flétri dans leur cœur. Alors que tout flétri qu’il soit maintenant en lui-même, il demeure toutefois florissant dans nos cœurs. Partout la mort, partout le deuil, partout la désolation ; de tous côtés nous sommes frappés, de tous côtés nous sommes abreuvés d’amertumes ; et cependant, dans l’aveuglement de notre esprit, nous aimons jusqu’aux amertumes goûtées dans la concupiscence de la chair, nous poursuivons ce qui s’enfuit, nous nous attachons à ce qui tombe. Et comme nous ne pouvons retenir ce qui tombe, nous tombons avec ce que nous tenons embrassé dans son écroulement.
Si le monde nous a autrefois captivés par l’attrait de ses plaisirs, c’est désormais lui qui nous renvoie à Dieu, maintenant qu’il est rempli de si grands fléaux. Songez bien que ce qui court dans le temps ne compte pas. Car la fin des biens transitoires nous montre assez que ce qui peut passer n’est rien. L’écroulement des choses passagères nous fait voir qu’elles n’étaient presque rien, même quand elles nous semblaient tenir ferme. Avec quelle attention, frères très chers, nous faut-il donc considérer tout cela ! Fixez votre cœur dans l’amour de l’éternité ; et sans plus chercher à atteindre les grandeurs de la terre, efforcez-vous de parvenir à cette gloire dont votre foi vous donne l’assurance, par Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui, étant Dieu, vit et règne avec le Père dans l’unité du Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Amen.

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(1) Si saint Grégoire exclut ici les supérieurs, c’est, semble-t-il, parce qu’en plus de la nature humaine, il nous faut honorer en eux l’autorité dont ils sont revêtus. Nous ne devons donc pas seulement rendre honneur à leur nature faite à l’image de Dieu, mais aussi à l’autorité que Dieu leur a donnée sur nous

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