Des rois mages jusqu’à l’apôtre Thomas au huitième jour après la Résurrection, nombreux sont ceux qui, dans l’Évangile, rendent honneur à Jésus. Présents et manteaux, processions et prostrations, professions de foi et acclamations, tout de l’homme – « mon corps et mon âme, mes biens intérieurs et extérieurs, la valeur même de mes bonnes actions », selon les mots de saint Louis-Marie Grignion de Monfort – a été porté aux pieds de Jésus, lui a été remis comme lui étant dû. Nulle part, on ne lit que celui-ci l’ait refusé ou levé la moindre objection contre.
L’entrée triomphale à Jérusalem au jour des Rameaux en est l’acmé. Pour autant, au regard de la suite, c’est-à-dire de la Passion – la couronne d’épines, la flagellation, etc. – la pensée et la piété de l’Église se sont interrogées : N’est-ce pas sur la Croix que la royauté du Christ est la plus manifeste ? Dès lors, allant du Maître aux disciples, ne devrait-on pas se garder des tentations de triomphalisme, de cléricalisme ?
Au final, avancent certains, l’égalité démocratique et désacralisée des sociétés occidentales modernes serait assez proche de l’Évangile ; elle en serait une fille, avec la liberté et la fraternité, ainsi que des théologies des droits de l’homme se sont essayé à le montrer, sans tenir compte des fruits amers, empoisonnés de cette modernité.
Il convient d’apporter ici une précision sur la royauté de Jésus en Croix. On ne saurait en effet la penser comme une disparition de sa puissance. Ou comme une puissance tout à fait différente de la puissance à l’œuvre dans la création.
Or, c’est aussi de cela dont il s’agit, et certaines théologies de la croix paraissent appuyer aujourd’hui des apologies unilatérales des valeurs féminines contre la virilité forcément toxique ; et, pour faire bonne mesure, on ne manque pas de convoquer des versions curieuses de la douceur salésienne, de la petite voie thérésienne, de l’humilité écologique franciscaine, etc. Jusque dans des formules liturgiques transformées par cette sensibilité, Dieu n’est plus tout-puissant, mais « tout puissant d’amour »…
Non que la formule n’ait quelque vérité, si on ne prétend pas – divisant Dieu et ses perfections – substituer l’amour à la puissance, car celle-ci suscite malaise et incompréhension. Cette formule recèle même la vérité la plus profonde, celle de la Bonté divine qui se communique dans une surabondance gratuite, qui veut des êtres capables de participer à cette bonté et généreusement veut donner par-delà le mal et pardonner. Les souffrances de Jésus, sa mort volontaire, selon cette dynamique – mot qui, en grec, signifie puissance -, sont moins une perte qu’un don : « Ma vie, nul ne la prend, c’est moi qui la donne » (Jn 10, 18).
La fécondité par le don de soi ne mérite-t-elle pas qu’on l’honore ? Discrètement, notre société en porte encore le témoignage par l’une des dernières parcelles de l’honneur rendu publiquement : ce sont ces places, dans les transports en commun, destinées en priorité à certaines catégories de personnes, au premier rang desquelles sont « les mutilés de guerre et mutilés militaires » (dixit le site de la RATP) ; puis viennent les « invalides du travail », les « femmes enceintes », les « personnes âgées de 75 ans et plus » : autant de personnes à qui l’on reconnaît une participation remarquable au bien commun et pour cela il sied qu’on les honore.
Cette réalité trouve sa source et son modèle dans la relation entre le Fils et le Père ; là se tient aussi le critère de légitimité de l’honneur. C’est parce qu’il honore son Père que Jésus, dans l’évangile selon saint Jean, affirme qu’il doit en découler qu’on l’honore, lui : « J’honore mon Père, et vous cherchez à me déshonorer… Si je me glorifie moi-même, ma gloire n’est rien ; c’est mon Père qui me glorifie, lui dont vous dites : Il est notre Dieu, et vous ne le connaissez pas ; mais moi, je le connais » (Jn 8, 49.54-55).
La forte confrontation est encadrée par deux tentatives de lapidation, celle de la femme adultère au début du chapitre, celle de Jésus à la fin, quand il aura affirmé sa divinité, signalant par là la singerie – grimaçante et violente – que devient tout pouvoir qui s’auto-suffit et ne sert plus que lui : les conventions, l’intérêt et la connivence président alors à l’honneur qu’on accorde ou qu’on reçoit. « Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous? Les publicains aussi n’agissent-ils pas de même ? Et si vous saluez seulement vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les païens aussi n’agissent-ils pas de même ? » (Mt 5, 46-47)
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