Deux assemblées successives du Synode des Évêques à propos de la Famille, bien encadrées par ce que l’on pourrait appeler un « Synode des Médias », ont focalisé l’attention sur l’ouverture dans certains cas des sacrements de pénitence et d’eucharistie aux personnes vivant publiquement dans l’adultère. Nous évoquions dans un article de L’Homme Nouveau du 14 mars 2015, « L’instinct de la foi et la crise de la doctrine du mariage », la possibilité que les paragraphes ambigus des relations finales de ces assemblées puissent être repris par l’exhortation post-synodale qui devait suivre. Nous y sommes.
Bien des analystes compétents vont faire le commentaire de cette exhortation, intitulée Amoris lætitia, et datée du 19 mars dernier. Ils relèveront de fort beaux passages sur la famille chrétienne, des considérations opportunes sur des aspects rarement abordées par les textes pontificaux (les parents âgés, les difficultés concrètes de l’éducation, etc.) Ils apprécieront le fait que le texte affronte directement les situations véritables de la famille dans le monde contemporain.
Mais ils noteront aussi que, dès le début, l’exhortation, alors qu’elle va traiter d’un certain nombre de problèmes doctrinaux déjà tranchés par le magistère de l’Église, affirme cependant la légitimité de la libre discussion quant aux applications dans certains cas : « Je voudrais réaffirmer que tous les débats doctrinaux, moraux ou pastoraux ne doivent pas être tranchés par des interventions magistérielles. Bien entendu, dans l’Église une unité de doctrine et de praxis est nécessaire, mais cela n’empêche pas que subsistent différentes interprétations de certains aspects de la doctrine ou certaines conclusions qui en dérivent ». Cela laisse d’ailleurs une grande liberté pour discuter l’exhortation, qui se place donc, en préalable, hors du champ des « interventions magistérielles ».
En fonction de cela, le huitième chapitre (« Accompagner, discerner et intégrer la fragilité », pp. 221-244), spécialement les nn. 296-312 ouvrent une brèche dans la doctrine morale antérieure : « Les divorcés engagés dans une nouvelle union, par exemple, peuvent se retrouver dans des situations très différentes, qui ne doivent pas être cataloguées ou enfermées dans des affirmations trop rigides sans laisser de place à un discernement personnel et pastoral approprié » (n. 298) ; « J’accueille les considérations de beaucoup de Pères synodaux, qui ont voulu signaler que “les baptisés divorcés et remariés civilement doivent être davantage intégrés dans les communautés chrétiennes selon les diverses façons possibles, en évitant toute occasion de scandale” » (n. 299) ; « Il faut seulement un nouvel encouragement au discernement responsable personnel et pastoral des cas particuliers (…). Le colloque avec le prêtre, dans le for interne, concourt à la formation d’un jugement correct sur ce qui entrave la possibilité d’une participation plus entière à la vie de l’Église » (n. 300). Au passage, la possibilité de vivre « comme frère et sœur » pour des époux en situation irrégulière est contestée en note 329, avec une référence indue au n. 51 de Gaudium et spes, qui traite des actes du mariage à l’intérieur d’une famille légitime, dont l’abstention est difficile. Avec la conclusion pratique tant attendue, et donnée de manière un peu embarrassée en note 336 : une norme [est visée celle concernant les divorcés engagés dans une nouvelle union] peut dans certains cas être assouplie « en ce qui concerne la discipline sacramentelle ».
Pour notre part, dans ces considérations à chaud, nous nous attacherons seulement à soulever la question de l’imputabilité. « Il n’est plus possible de dire que tous ceux qui se trouvent dans certaine situation dite “irrégulière” vivent dans une situation de péché mortel, privés de la grâce » (n. 301). D’où cette proposition : « Au regard de ces convictions, je considère très approprié ce que beaucoup de Pères synodaux ont voulu soutenir : “Dans des circonstances déterminées, les personnes ont beaucoup de mal à agir différemment (…). Le discernement pastoral, tout en tenant compte de la conscience correctement formée des personnes, doit prendre en charge ces situations. Les conséquences des actes accomplis ne sont pas non plus nécessairement les mêmes dans tous les cas” » [Relatio finalis 2015, n. 85].
Le texte n’invoque pas la traditionnelle bonne foi – dont Dieu est juge –, qui peut en effet, dans certains cas, excuser du péché. Il suppose au contraire un sujet « connaissant bien la norme ». En toute hypothèse, et très concrètement, on transforme une éventuelle non-imputabilité subjective en non-imputabilité objective, laquelle permettra de recevoir les sacrements tout en restant dans une situation objective de péché. Le tout ne faisant d’ailleurs qu’encourager une pratique libérale déjà établie en bien des endroits.
Mais avant même cela, il y a la conscience sacerdotale, celle du pasteur d’âmes qui aura à répondre au jugement de Dieu des conseils qu’il aura donnés. Le prêtre, confesseur ou non, accompagnant ces personnes se trouvera dans le cas suivant : des sujets en état d’adultère public, estimant qu’ils ne peuvent pas renoncer aux actes réservés de soi au mariage légitime, vont être considérés par lui comme péchant au maximum véniellement. À supposer même que l’on se trouve dans le cas limite d’une certitude, en conscience, par ces personnes, que l’union précédente était invalide (n. 298, citant Familiaris consortio n. 22, qui dans ce cas demande la vie dans la seconde union comme frère et sœur), il n’y a pas – au moins pour l’instant – de nouveau mariage sacramentel. Ces personnes se trouvent donc dans la situation de toutes personnes non mariées : les actes de chair leur sont interdits par le commandement divin. La morale naturelle et chrétienne parle de fornication. Or, voilà que désormais le prêtre pourra affirmer que ces actes, dans certains cas, seraient au maximum des péchés véniels. Le renversement est considérable.
Il va de soi que l’on n’est pas en présence d’un acte du magistère infaillible faisant obligation d’adhérer sous peine de faire naufrage dans la foi. Mais il est permis de dire que la doctrine de l’Église n’en ressort pas, à tout le moins, clarifiée. La mise en œuvre du sensus fidei/fidelium est ici nécessaire. On l’on a vue se déployer préventivement chez d’éminents pasteurs, comme cette trentaine de cardinaux qui ont manifesté leur opposition à une mutation morale, dont parle Jean-Marie Guénois dans son article du Figaro, de ce jour, ou encore comme les intervenants de livres collectifs récents (1). Dans notre article du 14 mars 2015, nous disions que cette mise en œuvre de l’instinct de la foi, non seulement s’oppose à une sorte de démaillage du magistère pontifical, mais en outre, pose des jalons pour un remaillage magistériel, si l’on reste dans une métaphore pénélopienne. Aujourd’hui, très concrètement, l’usage du sensus fidei/fidelium contribue à faire appel – au sens d’interjeter un appel – au magistère moral comme infaillible, et donc au magistère en général dans la plénitude de son exercice salutaire pour les âmes. C’est un enjeu institutionnel capital pour l’Église dans les années à venir.
1. Les cardinaux Walter Brandmüller, Raymond Leo Burke, Carlo Caffarra, Velasio De Paolis, Gerhard Ludwig Müller, Demeurer dans la vérité du Christ. Mariage et communion dans l’Église catholique, Artège, 2014 – Le cardinal Caffarra, archevêque de Bologne, de nouveau, et dix autres cardinaux : Cordes, ancien Président du Conseil Cor Unum, Eijk, archevêque d’Utrecht, Ruini, ancien cardinal vicaire de Rome, Sarah, Préfet de la Congrégation pour le Culte divin, Urosa Savino, archevêque de Caracas, Cleemis, archevêque majeur des syro-malankars, Duka, archevêque de Prague, Meisner, archevêque émérite de Cologne, Rouco Valera, archevêque émérite Madrid, Onaiyekan, archevêque d’Abuja, au Nigeria, Le Mariage et la Famille, Artège, 2015.