En 1962, dans un livre précurseur, Vers une civilisation du loisir ?, le sociologue Joffre Dumazedier s’interrogeait sur les fondements d’une société enfin affranchie des affres du travail et tournée vers le divertissement. Plus tard, avec son concept d’Homo festivus, Philippe Murray critiquera la « festivisation » de la société dans le sillage de Mai 68. Son analyse de cet immense bouleversement du rapport au loisir, caractéristique de notre société postmoderne, se veut précise : « La fête qui était une rupture dans le continuum de la vie quotidienne est devenue le tout de la vie quotidienne. » Dit autrement : là où autrefois l’on célébrait quelque chose – une fête religieuse, la fin des vendanges, une victoire militaire, l’aboutissement d’un chantier –, l’Homo festivus n’a d’autre ambition que de faire la fête. Toujours.
S’il suffisait de donner une image comparative de l’impasse morale – et anthropologique – de cette course aux plaisirs, il n’y aurait qu’à puiser dans la pédagogie divine du cycle liturgique que certains voudraient édulcorer. Que serait Pâques sans la période pénitentielle du Carême ? Que serait notre rédemption sans la conscience du prix de la Croix ? Et s’il s’en trouvera toujours qui, par faiblesse, font « Pâques avant les Rameaux », plus grande folie encore serait de rêver ici-bas à une octave pascale continuelle.
Bernanos, dans la bouche de Blanche de la Force, concluait la scène II du premier tableau du Dialogue des carmélites par une sentence frappée au coin du bon sens : « C’est qu’il n’y a jamais eu qu’un seul matin, Monsieur le Chevalier : celui de Pâques. Mais chaque nuit où l’on entre est celle de la Très Sainte Agonie. » Le vrai repos, les véritables vacances : ce sera le Ciel. Les loisirs d’ici-bas n’ont d’autre objet pour un chrétien que de le préparer à cette tranquillité éternelle, plutôt que de l’en détourner.
À l’heure où vous tiendrez ce magazine entre vos mains, les mois chauds et sympathiques de l’été se seront de nouveau installés. Voici venu le temps de nous délasser des labeurs et des fatigues de l’année académique ! Comment donc ne pas vous souhaiter, chers lecteurs de L’Homme Nouveau, de véritables semaines d’été reposantes ! Au cours de celles-ci, vous pourrez profiter joyeusement de retrouvailles familiales réconfortantes, vous livrer à de saines activités de détente corporelle et intellectuelle, découvrir de nouveaux coins de France ou d’ailleurs, raviver votre mémoire au contact d’endroits familiers et heureux. Nos corps et nos âmes ont résolument besoin de ces parenthèses de repos pour pouvoir repartir de plus belle à la fin de l’été.
Car oui, le repos est sacré ! À cet égard, dès ses premières pages, la Bible nous adresse une leçon fondatrice : « Dieu se reposa le septième jour, de toute l’œuvre qu’il avait faite. Et Dieu bénit le septième jour : il le sanctifia puisque, ce jour-là, il se reposa de toute l’œuvre de création qu’il avait faite » (Gn 2, 2-3). Le repos, vénérable et universel, vaut pour tous les êtres sans exception, de Dieu à la terre, en passant par les hommes et les animaux. Tous, nous sommes comme rythmés par l’alternance entre travail et repos. Forts de ce constat, nous saisissons mieux combien l’étiolement du sens véritable du repos participe de la décadence intellectuelle et morale ambiante.
Au sujet du repos, le vocabulaire antique établissait deux distinctions des plus pertinentes : le quies – un temps mort, inactif, une pause entre deux travaux à réaliser – et l’otium – un temps libre, permettant de se consacrer à d’autres activités, une récréation au sens propre. Les Latins opposaient d’ailleurs l’otium, temps libre de toute activité marchande, au negotium, temps consacré au commerce.
Les activités de l’otium se distinguent ainsi par leur gratuité foncière. Non pas au sens où elles ne coûteraient point, mais au sens où l’homme n’a pas à reconstituer simplement ses forces physiques par le quies, mais doit aussi de préoccuper d’entretenir ses forces spirituelles. Le repos authentique ne saurait donc être seulement une parenthèse entre deux périodes de travail, une simple pause, mais un temps et un espace où l’homme peut s’exprimer dans ce qu’il a de plus élevé : la famille, la société, la culture, le culte. Déjà, dans ses Tusculanes, Cicéron constatait : « Un champ si fertile qu’il soit ne peut être productif sans culture et c’est la même chose pour l’âme sans enseignement. Or la culture de l’âme, c’est la sagesse. »
Au cœur de l’été, il peut être précieux de nous rappeler que nos vacances méritent mieux que de se transformer en période d’attiédissement spirituel ou de relâchement moral. Assurément, Dieu, qui est lui-même le repos éternel, mérite mieux. Notre âme, notre intelligence et notre cœur aussi !
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