Dans son éditorial de Marianne (19 février), Natacha Polony revient sur la réalité humaine qui se cache derrière les « bienfaits » de la mondialisation.
Depuis la fermeture des restaurants et l’éradication de la convivialité qui est au cœur de la civilisation française, les métropoles ont vu se multiplier ces forçats à vélo ou à scooter, frôlant la mort à chaque instant pour livrer à une cadence effrénée des repas en barquette plastique à des salariés qui, de toute façon, n’auraient pas le temps de faire leurs courses avant le couvre-feu. C’est formidable, ces petits plats à domicile, qui nous épargnent l’effroyable corvée de faire la cuisine et nous permettent de passer un peu plus de temps devant nos écrans. En prime, si la livraison est trop lente, on peut se plaindre directement sur l’application : au bout de trois plaintes, le paresseux sera radié… Il est peut-être utile de rappeler qu’en dessous d’un certain prix les produits que nous achetons ne peuvent pas ne pas entraîner une exploitation forcenée des hommes, de la nature, ou des deux à la fois. En l’occurrence, Marianne signalait déjà en novembre dernier que, « en quelques années, Deliveroo [était] par exemple passé d’un forfait de 7,50 € de l’heure (plus 2 à 4 € par livraison) à 2 € à la récupération de la commande, auxquels s’ajoute 1 € pour la livraison, assortis d’une variable en fonction de la distance de la course, des pics de commandes ou de la météo ». Pour paraphraser Voltaire, « c’est à ce prix que vous mangez sans bouger de chez vous ».
Rien à voir, bien sûr, avec ces pays du Golfe dans lesquels on séquestre des malheureux en leur confisquant leurs papiers d’identité ou de la Libye, où l’on a réinventé le marché aux esclaves et les tortures les plus atroces. Il n’est pas question de comparer avec l’horreur absolue. Et l’on se gardera des interprétations racialistes qui soutiennent que c’est parce que ces hommes (oui, ce sont à 98 % des hommes, mais personne pour s’en indigner et crier au sexisme) ont la peau foncée qu’ils sont exploités. C’est parce qu’ils sont en situation précaire.(…) Par la grâce de la globalisation – c’est-à-dire de la dérégulation des flux de capitaux et de marchandises –, il a suffi de quelques décennies à des multinationales déterritorialisées pour contourner ces conquêtes sociales en allant chercher la main-d’œuvre là où elle était encore exploitable à merci. Payer un T-shirt 5 €, c’est oublier qu’il ne peut être à ce prix que parce que des êtres humains, de l’autre côté de la planète, l’ont fabriqué pour rien (ou pour un presque rien qui permet aux promoteurs de ce système de se féliciter qu’il ait « sorti des centaines de millions de gens de l’extrême pauvreté » ; un modèle de philanthropie…). Et, mécaniquement, là où les droits sociaux existent, les usines ferment.