Au quotidien n°236 : autopsie des grandes métropoles

Publié le 25 Juin 2021
Au quotidien n°236 : autopsie des grandes métropoles L'Homme Nouveau

L’historien Pierre Vermeren vient de publier chez Gallimard L’impasse de la métropolisation, qui aborde la question et les problèmes posés par les grandes métropoles. Il a répondu aux questions de Valeurs actuelles (24 juin 2021)

Comment ce phénomène s’est-il développé et diffusé ?

Londres et New York ont été les laboratoires d’un système que l’on ne retrouve ni en Allemagne, ni en Europe méditerranéenne, ni au Japon. En France, le Paris de Jacques Chirac (1977-1995) a inventé la métropolisation à la française. La déprolétarisation de Paris – longtemps plus grande ville ouvrière de France – a duré vingt ans. La capitale française, qui a vu sa population fondre d’un quart, compte près d’un cadre sur deux actifs. Le prix du mètre carré y a été multiplié par dix en quarante ans (contre trois pour les salaires). Au tournant du XXIe siècle, une dizaine de grandes villes françaises ont suivi l’exemple parisien : elles ont relégué loin derrière le réseau des préfectures et des vieilles villes industrielles en crise. Ces métropoles sont demeurées dans la dépendance de Paris, dont elles recyclent les cadres et certaines activités, structurées entre elles par un puissant réseau de TGV, d’autoroutes et de lignes aériennes. François Hollande en a pris acte en créant de grandes régions placées sous leur coupe. Les métropoles fonctionnent en réseau national et international : elles n’ont plus besoin des classes populaires nationales ni des provinces rebaptisées régions, hormis leurs annexes touristiques (Provence intérieure, Corse, Côte d’Azur, Savoie, Pays basque, bassin d’Arcachon, Bretagne Sud, Côte Fleurie et Le Touquet).

Les métropoles ont produit un “départ des enracinés”, comment ?

Il y a d’abord eu des actes volontaires, puis une dynamique s’est créée avec l’emballement spéculatif de l’immobilier, qui a redessiné les métropoles. Par des actes volontaires, il s’agit d’abord de chasser les industries et l’artisanat du centre des grandes villes, en transférant les activités bruyantes, polluantes, à faible valeur ajoutée en dehors de la grande ville. Ça commence par l’industrie lourde, les ports, les zones de manutention (les halles), les activités de main-d’œuvre (abattoirs), ce qui chasse la plupart des ouvriers. Puis cela se poursuit avec la fermeture des commerces de proximité (la boutique et les bistrots), des petits artisans et les activités périphérisées : hôpitaux, maisons de retraite, cimetières, supermarchés et grandes zones commerciales, zones de stockage, etc. Autour des nouvelles zones d’activités périurbaines se construit l’océan pavillonnaire, qui détruit les ceintures maraîchères d’autrefois, accélérant la destruction de l’économie paysanne. Chassées de la ville, les classes populaires ont eu trois options : suivre leurs usines avant que celles-ci ne ferment à leur tour ; rentrer chez elles, comme nombre de Bretons repartis d’Île-de-France après deux ou trois générations ; ou rejoindre la banlieue pavillonnaire de proximité en continuant à travailler dans la métropole, ce qui suscite d’immenses bouchons quotidiens.

Pauvreté, vieillesse, enfants sont gênants dans ces métropoles, qui externalisent leur gestion dans les grandes banlieues, leur préférant touristes, immigrés et étudiants…

C’est exact. Mais les choses sont passées longtemps inaperçues parce qu’aucun discours politique n’a présenté – ni déploré – ces évolutions ; tout ne s’est pas réalisé consciemment et des phénomènes nouveaux ont fait écran : le chômage de masse, passé de manière indolore de 1 à 6 millions en quarante ans ; l’étalement urbain à l’infini, qui a permis aux classes moyennes de se replier dans des millions de pavillons périurbains où elles vivent entre elles ; la crise silencieuse de l’agriculture et du secteur productif ; la crise des “ban-lieues” et des nouveaux “quartiers populaires”, devenus des cités d’immigration internationale en quelques décennies ; la relative immobilité de la majorité du peuple, qui ignore ce que taisent les grands médias. Or, si l’on ne parcourt pas le centre des métropoles, ce lieu festif, international, où s’exhibe le mode de vie fluide, festif et arrogant des vainqueurs de la nouvelle économie, aux côtés des étudiants et des touristes pour “faire la fête”, servis par une armée de petites mains silencieuses (plongeurs, cuisiniers, gardiens, livreurs à vélo, chauffeurs ubérisés, dealers) ou en lutte (islamistes, délinquants, “bandes de jeunes”), on ne perçoit pas son étrangeté. De même que les provinciaux ignorent ce qu’il est advenu dans des métropoles sous tension, les métropolitains ignorent que 60 % des Français vivent dans l’autre monde, dont le spectre a surgi lors de la crise des “gilets jaunes”.

Que révèle la victoire écologiste de 2020 au sein des métropoles ?

L’écologie politique à la française joue un étrange rôle de “barrière sociale”. On ne le comprend pas si l’on ignore que le vote écologiste est devenu un phénomène purement métropolitain. La victoire des écologistes dans une dizaine de grandes villes a été l’écran de fumée qui a masqué leur inexistence dans des milliers d’autres villes (notamment dans les campagnes si maltraitées). Avec un taux de participation très bas, les écologistes, qui proposaient de bloquer les métropoles et de les isoler derrière de grands rideaux d’arbres et autres barrières antivoitures, ont rassemblé une minorité d’électeurs jeunes et privilégiés de centres-métropoles (ainsi qu’une petite clientèle venue de l’extrême gauche). Ce vote, dont les régionales dévoilent le côté éphémère et limité, est l’utopie conservatoire d’un monde très fragile et en crise, qui perçoit confusément sa précarité.

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