Comme chaque année depuis 8 ans, L’Homme Nouveau a lancé son concours d’écriture Jeunes Talents 2025 entre avril et juin. Cette année, le thème était : « À la manière de G.K. Chesterton… Une nouvelle énigme pour le Père Brown : serez-vous son auteur ? » Découvrez en entier le texte du lauréat. Ce texte est aussi publié dans le numéro d’été (n° 1836), daté du 19 juillet.
Lauréat
Le Reliquaire bleu
Un texte de Daniel Favreau
Illustrations : François Catar, pour L’Homme Nouveau
Mais pourquoi est-ce tombé sur moi ?
La nouvelle du décès du Pape a surpris tout le monde et attristé, dit-on, bien des personnes. Moi surtout ! Non que je sois affecté par la disparition de ce vieil homme, loin de là, mais parce que la semaine de congé que je devais prendre a été annulée par mes supérieurs, sans que je puisse discuter !
Vigilance rouge ! Les Renseignements généraux ont détecté sur les réseaux sociaux, dès l’annonce de ce décès, une soudaine recrudescence de propos militants et haineux des milieux extrémistes. Le niveau de vigilance a été immédiatement relevé par le ministère de l’Intérieur. Qui dit mort d’un pape, dit obsèques où tout le gratin des puissants de ce monde se rassemble ! Tous les services de police sont donc mobilisés pour prévenir tout risque d’attentat.
Mais qui dit mort d’un pape, dit aussi élection du prochain ! Et, pour mon plus grand malheur, la République se doit de protéger de toute interférence malveillante ces hommes en rouge qui peuvent, au hasard d’un vote, se retrouver en blanc ! Et voilà comment mes vacances à Capri sont parties en fumée…
La veille, lors du briefing opération, notre chef a précisé les missions de chacun : « Quant à vous, inspecteur Valentin, vous assurerez discrètement la sécurité du cardinal-archevêque de Marseille pendant tout son séjour à Rome. Les journaux, souvent mieux renseignés que nous, le donnent comme « papabile », cela suffit pour en faire une cible. Nous avons tout à penser que quelque chose se trame contre lui, mais il refuse cependant toute protection rapprochée ! Vous l’accompagnerez donc incognito. Vous deviez partir pour l’Italie demain matin ? Eh bien cela tombe bien, ce sera Rome ! »
Et voilà pourquoi je suis là depuis deux heures au terminal 2 de l’aéroport de Marseille, avec ma valise de cabine, en chemise Hawaii, l’air du touriste béat. Derrière mes lunettes de soleil, je scrute l’air de rien toutes les personnes qui attendent comme moi l’embarquement à bord de l’avion. J’ai tout de suite repéré le cardinal, plein de bonhomie, le visage rondelet comme une noisette. Mais comment détecter parmi tous ces voyageurs un éventuel suspect ?
Ça piaille, ça discute fort. Mon expérience me fait chercher du regard les personnes plutôt seules et qui observent de temps en temps le cardinal. À vrai dire, je vois peu de personnes suspectes. C’est d’instinct que je le dis. Il y a bien ce grand baraqué qui a joué du coude pour se rapprocher du cardinal, mais j’ai vite compris que c’était plutôt la compagnie d’une jeune femme au décolleté plutôt suggestif qui l’intéressait.
Mon attention s’est ensuite portée sur une dame solitaire, le visage absorbé par son smartphone. En levant un moment les yeux de l’écran, elle a bien fixé le cardinal, mais son regard était aussi creux que ce qu’elle n’avait cessé de « scroller ». Quant à ce petit cureton à l’allure de quenelle lyonnaise, personne ne l’aurait remarqué s’il n’était allé saluer le cardinal en se présentant à haute voix, avec un fort accent anglais : « Brun, père Brun, Éminence ! » Non vraiment, pas de quoi s’inquiéter.
Le vol jusqu’à Rome dure un peu plus d’une heure. Ce qui en soi est facilement supportable le devient vite beaucoup moins, serrés que nous sommes dans ces avions charters où le moindre centimètre carré est exploité. Dès qu’on peut détacher sa ceinture, je m’extrais de mon siège pour me dégourdir les jambes et surtout m’éloigner de ma voisine, une bigote plantureuse qui occupe plus que son espace, et qui marmonne des prières en égrenant un chapelet à gros grains. Je déteste ces superstitions ! Je vais faire la queue devant les toilettes, ce qui me permet d’observer le cardinal qui somnole et le reste des passagers. Non, rien de suspect, pas d’extrémistes dans cet avion !
À deux rangées devant moi, le père Brun discute benoîtement avec son voisin. « J’allais à Rome, dit-il, pour la canonisation du jeune Carlo. Finalement ce sera pour les obsèques du Saint-Père. Mais surtout, gardez-le pour vous, rajoute-t-il en baissant la voix ce qui fait tendre les oreilles de toute la rangée de passagers, je vais récupérer pour mon église un trésor inestimable : des reliques du futur saint ! »
Le voisin, heureusement aussi ignorant du mot que moi et que tous les passagers de la rangée, l’interroge : « Reliques ? – Oui, reprend l’homme au clergyman toujours sur le ton de la confidence, une mèche de cheveux. » L’attention générale se relâche soudainement – des cheveux ! – pour reprendre aussitôt : « Oui, c’est vraiment une grâce plus que précieuse, mais surtout lourde à transporter ! Car la mèche est dans un coffret en argent massif incrusté d’un saphir : le reliquaire bleu. » Quel naïf ce prêtre ! Autant dire à la cantonade son code de Carte bleue !
À l’aéroport de Fiumicino, j’ai discrètement mis mes pas dans ceux du cardinal qui, manifestement habitué à se rendre à Rome, ne regarde même pas les panneaux. Une voiture, immatriculée SCV suivi de 5 chiffres, l’attendait. J’ai pu heureusement trouver tout de suite un taxi et continuer ma filature jusqu’à un hôtel à proximité de la basilique Saint-Pierre. Je pensais que les cardinaux étaient tous logés au Vatican, mais il paraît que le Pape défunt a créé plus de cardinaux qu’il n’y a de chambres prévues pour tous les loger ! C’est bien connu, même des athées comme moi : le diable se cache toujours dans les détails !
***
Tout est dans les détails ou l’imprévu, disait souvent mon père qui tenait cette assertion de son grand-père, qui fut un détective fameux dans les années folles. Depuis deux jours, j’emboîte mes pas dans ceux du cardinal qui a troqué son costume noir contre une soutane rouge dans laquelle il paraît tout boudiné. De bon matin, il se rend à pied de son hôtel à la porte Sainte-Anne de la cité du Vatican. Là, un garde suisse le salue militairement et je ne le revois plus de la journée. Le soir, une voiture le raccompagne à son hôtel. Mon travail de protection discrète est des plus légers !
Mais en homme rationnel et méthodique, je refais consciencieusement ce trajet, à l’affût de ce détail imprévu qui appelle l’attention et peut être la signature d’une menace réelle. À vrai dire, depuis deux jours, les détails inattendus que je remarque font sourire mes collègues de la police italienne à qui je m’en suis ouvert : croiser tous les cent pas des prêtres en soutane, apercevoir des tentes Quechua de migrants le long du Passetto ou utiliser le klaxon comme manière de conduire un véhicule est ici, paraît-il, plus que normal !
En revanche, aujourd’hui, aller à contre-courant du flot des pèlerins et touristes qui se pressent pour honorer ou se prendre en selfie devant le cercueil du défunt Pape est surprenant… donc suspect ! Je me décide à suivre mon intuition et ces deux personnes qui au loin fendent la foule comme l’étrave d’un navire. À la sortie des colonnades, je les ai perdus de vue. Où sont-ils allés ? Je sais que ce n’est pas rationnel, mais je m’engage d’instinct dans la rue de gauche. Ma grand-mère, que j’aimais beaucoup, avait l’habitude d’invoquer son ange gardien pour trouver son chemin. J’avoue que j’ai gardé ce réflexe, même si je n’y crois pas !
À l’intersection suivante, trois directions possibles s’offrent à moi, laissant cette fois-ci muet l’ange gardien de ma grand-mère ! J’opte finalement pour la rue sur ma droite. Un détail en effet m’intrigue : une échelle contre la façade d’une église ! Je m’approche du vieux bedeau qui, au pied de l’échelle, les mains sur les hanches, regarde, interloqué, vers le haut de la façade.
« Non capisco, répète-t-il,
– Vous ne comprenez pas quoi ?
– Je venais de retirer le blason du Pape qui est au-dessus de la porte d’entrée, je le retrouve à sa place et c’est celui du cardinal titulaire qui a été décroché !
– Vous avez toujours été là ?
– Ben oui. Je me suis juste absenté deux minutes pour un besoin pressant.
– Vous avez croisé quelqu’un ?
– Non, personne… Si ce n’est deux prêtres qui passaient le long de l’église et m’ont salué amicalement.
– Ils ressemblaient à quoi ?
– Je n’en sais trop rien. À des prêtres quoi ! Je n’ai pas eu le temps de les observer ! Vous savez, à mon âge… il faut savoir courir vite ! Ils sont partis en tout cas par-là », rajoute-t-il en m’indiquant une ruelle qui longe l’église.
Je m’élance dans cette direction, empruntant la ruelle qui monte progressivement entre les habitations. Je débouche sur une rue plus large. Mais personne en vue, ni à droite ni à gauche ! Dire que tous les services de police et leurs moyens de surveillance sont focalisés sur la place Saint-Pierre, et personne à deux pas pour me guider !
Je me décide à prendre à nouveau à gauche, car on ne prend pas une ruelle qui monte pour redescendre juste après ! Bien m’en a pris : à un coude de la rue, un tumulte rompt la quiétude matinale. Sur le perron d’une église – encore une ! ça pousse ici de partout comme des mauvaises herbes ! –, un homme vocifère avec moultes agitations des bras.
Je cours vers lui. Manifestement, au vu des habits fripés qu’il porte sur lui, c’est un pauvre malheureux qui fait la manche devant la porte de l’église. À ses pieds, une serviette est étalée avec des images de saints et autres bondieuseries en vrac.
« Que vous arrive-t-il, mon vieux ?
– Madona Santa, peste-t-il en se signant tout de suite après. J’étais là assis sur les marches en train d’étaler mes images quand un prêtre est sorti de l’église et a marché sur mes affaires. Regardez, elles sont toutes abîmées ! » Il me tend une petite image toute froissée représentant sur une face un saint auréolé et sur l’autre une prière – en français – à un illustre inconnu : saint Jean de Matha !
« Ces prêtres, tous les mêmes ! » reprend-il hargneusement, avant de se calmer. Il fouille dans sa poche et sort un billet de 20 euros. « Bon, presque tous, car le deuxième prêtre qui accompagnait le premier est revenu vers moi et m’a glissé dans la main ce bifton. Ma foi, je suis plutôt gagnant !
– Par où sont-ils partis ? »
Et me voilà courant dans la direction indiquée. Mon smartphone se met alors à vibrer. C’est mon chef. Le niveau d’alerte est à nouveau relevé et passe au rouge écarlate : le président de la République a invité les cardinaux français à un dîner à Rome demain. Je n’aurais donc pas de soirée de libre !
J’arrive, un peu essoufflé, sur une avenue. De l’autre côté de la chaussée, j’aperçois deux prêtres, un grand balèze en soutane et un de petite taille, plutôt rondelet. Le grand tient dans ses mains une boîte. La circulation intense sur l’avenue ne me permet pas de la traverser tout de suite. Ça, c’est dans les films américains ! Ici, les voitures n’ont pas le moteur bridé !
Je ne les quitte toutefois pas des yeux et, au moment où je traverse enfin la rue, je les aperçois au loin entrer dans un hôtel : l’institut Maria Santissima Bambina. J’arrive à mon tour dans le hall de l’hôtel, plus qu’essoufflé. Décidément, il faudra que je reprenne le footing ! Personne en vue.
À l’accueil, une jeune religieuse avec un sourire à vous faire damner m’indique que deux prêtres viennent de prendre l’ascenseur. Je m’y précipite. La porte est fermée, la cabine en train de monter pour s’arrêter au dernier étage. Le temps d’un aller-retour de la cabine et me voici dans un couloir desservant une dizaine de chambres. Où peuvent-ils bien être ?
Dans une enquête policière, c’est comme en Histoire, tout est dans le détail. Il suffit seulement d’y être attentif. Au bout du couloir, une reproduction d’un tableau connu est de guingois. Je m’approche silencieusement. La porte à côté est légèrement entrouverte. Je tends l’oreille. Un homme parle à voix haute. Je n’ai jamais compris pourquoi on parle toujours plus fort au téléphone, comme si ne pas voir son interlocuteur nous poussait à hausser la voix pour être entendu !
« Oui c’est bon. Je suis dans la chambre… Pas de souci pour le curé, il est dans les vaps, un bon coup sur la tête… Oui, la fenêtre est parfaitement dans l’axe. Il n’y a plus qu’à être patient… C’est ce soir ou jamais, car après il sera à Sainte Marthe ? T’inquiète, je ne rate jamais mon coup… Mince ! le curé est en train de reprendre ses esprits. Je le bute et je te rappelle ! »
Je saisis mon arme de service, pousse violemment la porte et me retrouve devant un grand balèze en soutane, un grand couteau dans la main. « À ta place, je reposerai cela très vite ! » lui intimé-je en pointant mon arme sur lui.
Sous l’effet de la surprise, il lâche le poignard, lève les bras. J’ai vite fait de lui passer les menottes. Sur le lit, le deuxième prêtre reprend ses esprits en se massant la nuque. Je reconnais le curé rondouillard de l’avion qui me faisait penser à une quenelle. Il s’adresse à moi avec un fort accent anglais :
« Eh bien, vous en avez mis du temps !
– Comment ça du temps ? Si je n’étais pas intervenu à temps, vous y passiez !
– Oh, moi, ce n’est pas trop grave, juste une bosse ! » dit-il en se levant.
Je ne peux m’empêcher de sourire devant son innocence, inconscient qu’il est d’avoir échappé à une mort certaine à quelques secondes près ! Mon brave curé s’approche de la fenêtre, regarde attentivement dehors et se tourne vers le grand balèze en soutane, menotté.
– « Alors donc, c’est cela qui vous intéressait, père Flambeau, ou plutôt devrais-je dire monsieur Flambeau ? La vue, n’est-ce pas ? C’est donc pour cela que le premier jour vous aviez demandé à l’accueil s’il était possible d’échanger ma chambre avec la vôtre ? »
Je profite de cet échange pour fouiller le gaillard et m’assurer qu’il n’ait pas d’autres armes sur lui. Dans une de ses poches, je découvre toute une série de photos… de mon cardinal ! « Pourquoi avez-vous ces photos ?
– Et pourquoi pas ? répond Flambeau avec agressivité. C’est pas un crime, que je sache ! »
Mon petit curé british l’interrompt calmement :
« Mais se faire passer pour un prêtre est un grave péché, mon fils ! Quand vous vous êtes présenté à moi le premier jour, j’ai tout de suite senti que vous n’étiez pas un vrai prêtre. Ce qui vous manquait ? Je dirais une certaine onction, que seule une vie de prière donne. Et puis votre sollicitude soudaine pour m’accompagner récupérer le reliquaire bleu et m’aider à le transporter m’a mis la puce à l’oreille. Pourquoi cet intérêt soudain pour quelques cheveux, au point de renoncer à rendre un dernier hommage à notre cher pape défunt ? Cela m’a d’ailleurs amusé de fendre la foule à contre-courant. »
Flambeau s’est assis, l’air tout penaud, comme repentant, écoutant ce petit prêtre à la voix bienveillante.
« J’avais toutefois un doute. Qu’un prêtre ne prie plus, c’est hélas possible. Se fier à un sentiment n’est pas suffisant. Aussi, en passant devant l’église Santo Spirito in Sassia, en voyant cet homme ôter du fronton de l’église le blason papal puis le laisser au pied de l’échelle pour s’éclipser précipitamment, je vous ai fait remarquer qu’il s’était trompé et avait décroché le blason du cardinal titulaire au lieu de celui du défunt Pape. Vous n’avez pas réagi. Et quand je vous ai tendu le blason du Pape en vous demandant de rendre service à ce bedeau en inversant les blasons sur la façade, vous l’avez fait sans discuter. Un vrai ecclésiastique aurait immédiatement reconnu les armoiries papales ! »
Le petit prêtre, qui à mes yeux grandit de plus en plus en estime, se tourne vers moi.
« J’espérais que la traversée de la foule à contre-courant allait être rapidement repérée sur les caméras de surveillance. Passé la place Saint-Pierre, j’ai joué au petit Poucet. Après l’échelle et l’inversion des blasons, nous nous sommes rendus à l’église Santa Maria delle Grazie, où j’ai pu récupérer comme prévu les reliques du bienheureux Carlo. »
Des yeux soudain, il se met à regarder tout autour de lui, avant de pousser un « ouf » de soulagement en apercevant une grosse boîte posée sur le meuble de l’entrée.
« En sortant de l’église, j’ai volontairement, Dieu m’en pardonne, marché brutalement sur les images pieuses de ce mendiant… en priant in petto saint Jean de Matha de me libérer de mon ravisseur ! Ce qu’il vient de faire d’ailleurs, j’en rends grâce à Dieu ! »
J’avoue ne pas savoir qui est ce Matha, mais je comprends qu’en provoquant la réaction indignée du mendiant, Flambeau a cherché de suite à étouffer l’incident en sortant un billet ! C’est bien connu, les malfaiteurs n’aiment surtout pas se faire remarquer.
« Flambeau m’a ensuite accompagné jusqu’ici. J’ai pu, avant d’entrer dans la chambre, bouger subrepticement le tableau du couloir. Je savais bien qu’un fin limier comme vous repérerait cet indice. »
Certes, mais le fin limier que je suis ne saisit toujours pas ce que recherchait Flambeau dans cette chambre. Je m’approche de la fenêtre et comprends soudain. De celle-ci, l’unique de l’hôtel dans ce cas, l’on a une vue imprenable sur la porte annexe de la cité du Vatican permettant d’aller directement à la résidence Sainte-Marthe. Un sniper serait de cette fenêtre comme à la foire, sûr de faire mouche au premier coup ! Et dire que mon cardinal serait passé par là obligatoirement ce soir !
Les carabinieri sont venus emmener le malfaiteur. En partant, j’ai félicité de sa perspicacité ce petit curé et, me rappelant mon anglais scolaire, je l’ai salué d’un « Good bye, père Brun ». Il m’a repris avec malice :
« Brown, father Brown. »
Daniel Favreau
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