Décadanse : le changement de civilisation étudié à la loupe

Publié le 05 Juin 2023
décadanse

Acclamée par certains, déplorée par d’autres, la libération des mœurs a définitivement engendré une nouvelle société. Dans un important essai, Décadanse, Patrick Buisson retrace les étapes de cette évolution fondamentale et signe un panorama complet de l’environnement dans lequel nous vivons désormais en s’appuyant sur la culture ambiante, cinéma, presse et littérature.

 

Il est commun d’affirmer que nous vivons un changement de civilisation. Les déclarations se suivent et se ressemblent. « C’est une réforme de société et on peut même dire une réforme de civilisation », affirmait Christiane Taubira à propos du « mariage » dit « pour tous ». « Nous avons changé de civilisation », observaient conjointement François-Xavier Bellamy et Michel Onfray dans un débat organisé par Le Figaro le 24 mars 2015. Chacun, peu ou prou, partage ce constat. Mais comment définir les deux civilisations ainsi mises en regard : la traditionnelle et la nouvelle ?

Un des premiers mérites du travail de Patrick Buisson Décadanse est de nous aider à mieux caractériser ces deux civilisations présentées comme antagonistes. En quelques décennies, la France est passée d’une civilisation dans laquelle les maîtres mots étaient solidarité, coutumes, sacrifice, autorité, transmission, devoir, gratuité, stabilité, discipline, traditions, etc. à un nouveau monde régi par d’autres vocables : épanouissement personnel, plaisir, droits, indépendance, choix, bonheur, progrès, jeunesse, voyages, etc. La révolution intellectuelle est copernicienne.

Las ! De même que l’affirmation de Saint-Just, « Le bonheur est une idée neuve en Europe », déboucha sur vingt-cinq années de guerres, de massacres et de tueries, la libération des mœurs et la révolution sexuelle ont engendré une société dans laquelle l’individu, prétendument libéré est, en réalité, devenu le jouet de puissances financières implacables l’ayant réduit à sa dimension de consommateur plus ou moins compulsif.

S’est vérifiée une nouvelle fois la juste réflexion du père Lacordaire (o.p.) : « Entre le faible et le fort, le riche et le pauvre, le maître et le serviteur c’est la loi qui protège et la liberté qui opprime. » Formule que l’on pourrait actualiser ainsi : « Entre l’homme et la femme… » Les liaisons et inégalités protectrices ayant été mises à bas, les femmes « modernes, émancipées et frondeuses » ont, enfin, laissé libre cours à leurs pulsions, la crainte de la maternité ayant été jugulée par la légalisation de la contraception (loi Neuwirth en 1967) et de l’avortement (loi Veil en 1975).

La mise à disposition, sans risques, du corps féminin semble en réalité surtout avoir permis aux hommes de satisfaire impunément leur libido alors que les femmes devaient se soumettre à de nouveaux maîtres, parfois moins arrangeants que le mari d’hier : le patron dans le cadre du développement du salariat féminin, le médecin pour la « régulation » de la fertilité, etc.

Le constat de Brigitte Bardot, icône emblématique s’il en est de la révolution des mœurs aujourd’hui accomplie, apparaît d’une triste actualité : « Je crois qu’une femme n’est pas faite pour mener la vie d’un homme et qu’en voulant trop se libérer, elles vont devenir de plus en plus malheureuses » (Actuel 2, 9 avril 1973). Il y a quelque chose de pathétique dans le visionnage de la vidéo qui a donné son nom à l’ouvrage : Décadanse.

Serge Gainsbourg s’y frotte sensuellement à Jane Birkin dans un slow langoureux dont on voit bien les avantages que l’ancien amant de Brigitte Bardot peut en retirer mais dont il est moins certain qu’il comble durablement sa compagne du moment. On pense au tube de Jean Schultheis, Confidence pour confidence (1981), qui en dit plus que de longs discours : « c’est moi que j’aime à travers vous ».

Patrick Buisson essaye de comprendre ce qui s’est passé. Il nous fait découvrir, grâce à une documentation encyclopédique faite de films, de livres, de publications, etc., les étapes de cette « libération » : promotion du travail féminin hors du foyer, légalisation de la contraception, dépénalisation de l’avortement, exaltation du corps et de la sexualité, facilitation du divorce, etc.

À l’arrivée, le résultat n’est pas le nouvel Éden attendu. Les « profiteurs de paix et de prospérité », adeptes du « trop-plein de marchandises et du vide spirituel » laissent à leurs – rares – enfants une société fracturée, surendettée, en collapsus démographique, etc. Au-delà de l’ampleur de l’érudition, notre auteur se signale également par l’originalité et la profondeur de ses analyses. Il n’en reste pas à l’écume des faits et nous livre des éléments d’explicitation sur les raisons de ces formidables changements de pensée et de comportement.

Selon lui, la rupture avec le vieux monde est la conséquence d’un dressage anthropologique qui a transformé l’individu en homo œconomicus puis en homo eroticus, soit un être totalement défini par ce qu’il consomme : marchandises, images, corps, sexe. À l’issue de ce processus de destruction, certains commencent, cependant, à s’apercevoir que les limites d’hier étaient aussi, souvent, des protections. Tous ces développements sont servis par un incontestable sens de la formule juste et aiguisée qui touche et va à l’essentiel.

Face à cette débâcle, Patrick Buisson souligne la résistance, acharnée, des souverains pontifes. Paul VI condamnant la contraception dans l’encyclique Humanae Vitae (25 juillet 1968) et Jean-Paul II l’avortement dans Evangelium vitae (25 mars 1995). Malheureusement, ces textes pontificaux furent soutenus par beaucoup d’épiscopats comme la corde soutient le pendu.

Les pages consacrées aux actions qui menèrent à la légalisation de la contraception puis à la dépénalisation de l’avortement face à une majorité conservatrice opposée à ces réformes de société sont absolument passionnantes comme exemples de manipulation des masses et des assemblées parlementaires. Un véritable cas d’école ! Ainsi la loi Neuwirth fut-elle votée à main levée. Cette procédure ne permettant pas de savoir ce qu’avait voté chaque député, aucun n’eut à rendre compte de son vote auprès de ses électeurs.

Astucieux pour rallier les conservateurs honteux adeptes du « En France, il y a deux gauches dont une s’appelle la droite ». Sans surprise, l’épiscopat français, sous la houlette du cardinal-archevêque de Paris et président de la conférence des Évêques de France, François Marty, prit position, malgré les demandes de Jean Foyer, président de la Commission des lois, contre la loi Veil, une fois que celle-ci eut été votée et validée par le Conseil constitutionnel…

Tout cela pourrait être bien désespérant. C’est pourtant sur une note d’espérance que Patrick Buisson conclut son désormais irremplaçable travail : « Malraux, à la fin de sa vie, devant la faillite du rationalisme et de la technocratie pariait sur « l’imprévisibilité des renaissances« , Jünger sur l’impondérable des épiphanies et Bossuet (…) annonçait : « Quand Dieu efface, c’est qu’il veut écrire« . Soit l’insurrection de l’éternel contre le présent. »

 

buisson décadanse

Patrick Buisson, Décadanse, 490 p., 24,90 €.

 

A lire également : Emmanuel Macron parle de « décivilisation », Mgr Rougé affirme que l’euthanasie en est la cause

Jean-Pierre Maugendre

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