> Enquête Quas Primas
Face au désordre issu de la Grande Guerre, Pie XI élabora une réponse à la fois doctrinale et pastorale : restaurer le « règne du Christ » comme fondement de paix. En arrière-plan, l’analyse attentive d’Antonio Gramsci, fasciné par la vitalité du catholicisme italien, souligne l’enjeu d’hégémonie culturelle que l’Église, sans se confondre avec une idéologie, sut assumer pour nourrir et protéger la foi des fidèles.
Antonio Gramsci, tout imbu de Hegel et de Marx qu’il fût, s’intéressa de très près à ce qui se disait et se faisait dans l’Église, et spécialement à la papauté, surtout celle dont il était contemporain, et donc au pape Pie XI en particulier. Chacun sait qu’il fut l’un des grands concepteurs de l’adaptation du marxisme-léninisme à la mentalité et aux structures politiques de l’Europe occidentale et spécialement de l’Italie, qu’il pensa, dans un premier temps, débarrassée de la présence de l’Église, après son auto-enfermement en protestation contre la violation des États pontificaux et l’instauration du régime libéral-maçonnique en Italie (1).
Mais si l’institution ecclésiale s’était ainsi coupée de la vie politique publique, elle n’avait certes pas abandonné le champ social. C’est pourquoi Gramsci se ravisa, surtout en présence d’un pape tel que Pie XI, considérant, non sans une certaine sidération, que le catholicisme italien demeurait en pleine vigueur.
La discipline catholique
De cette situation, le révolutionnaire sarde s’est expliqué dans ses Cahiers de prison, V et VI spécialement, contraint de saluer la discipline collective des catholiques italiens, en général, et des jésuites en particulier. Ce fut l’une des sources de sa propre théorie révolutionnaire, accordant une grande place à l’encadrement culturel des masses et à la conquête de l’hégémonie, c’est-à-dire, en fait, du pouvoir moral sur ces dernières.
Pour autant la symétrie ne joue pas entre les deux stratégies, sinon d’un simple point de vue occasionnel – même si la dimension politiquement stratégique de la défense de la foi des fidèles, d’une part, et de l’autre l’assise collective du mouvement révolutionnaire présentent quelques analogies formelles. Dans le principe, l’Église n’encadre pas les fidèles, elle nourrit et protège leur foi et leur vie en conformité avec celle-ci. Elle les enrôle encore moins dans une armée idéologique.
Certes, l’américanisme (c’est-à-dire la disposition à « rationaliser » l’apostolat, erreur rejetée par le pape Léon XIII), le cléricalisme et la mentalité caractéristique de l’Action catholique naissante – organisée comme une armée en ordre de bataille – ont pu donner l’impression que l’Église se plaçait désormais au même niveau que les organisations militantes de la modernité, mais telle ne fut pas la vérité profonde de la période.
Le pape Pie XI pensait avant tout au peuple des fidèles, et tout montre qu’il chercha à en renforcer la cohésion, non seulement en lui désignant les erreurs à éviter mais aussi en s’efforçant de l’instruire et de l’aider à bien juger. Ainsi peut-on interpréter la condamnation du nazisme (Mit brennender Sorge, 1937), celle du système communiste (Divini Redemptoris, 1937), ou même la mise à l’index, plus subtile il est vrai, de L’Action française (1926) (2).
Toutefois Pie XI ne se contenta pas de condamner, il chercha aussi et d’abord à enseigner, exposant de manière précise et détaillée les principes fondamentaux servant d’assise à ces mises en garde.

Combats de la Première Guerre mondiale : Pie XI tente d’apporter en 1925 une réponse de fond au désordre du monde.
Un état des lieux réaliste
L’encyclique Quas Primas, du 11 décembre 1925, vient parfaitement illustrer ces deux aspects. Lorsqu’il la publie, le Pape n’en est qu’à la troisième année de son élection (6 février 1922). Pour en comprendre l’esprit, il est utile de lire sa première encyclique, Ubi Arcano, du 23 décembre 1922, à laquelle renvoie l’incipit du nouveau texte. Ce document portait sur la situation du monde de l’après-guerre et fournissait un état très réaliste de l’actualité d’alors.
Citons-en quelques formules :
« Des inimitiés et des attaques réciproques entre États empêchent les peuples de respirer ; et ce ne sont pas seulement les vaincus qui sont aux prises avec les peuples vainqueurs, mais les vainqueurs eux-mêmes se traitent mutuellement en ennemis, les plus faibles se plaignant d’être opprimés et dépouillés par les plus forts, et ceux-ci se déclarant victimes des haines et des embûches des plus faibles. […]
Aux inimitiés extérieures entre peuples viennent s’ajouter, fléau plus triste encore, les discordes intestines qui mettent en péril les régimes politiques et la société même. Il faut signaler en premier lieu cette lutte de classe qui, tel un ulcère mortel, s’est développée au sein des nations, paralysant l’industrie, les métiers, le commerce, tous les facteurs enfin de la prospérité, privée et publique. Cette plaie est rendue plus dangereuse encore du fait de l’avidité des uns à acquérir les biens temporels, de la ténacité des autres à les conserver, de l’ambition commune à tous de posséder et de commander. […]
Dans le domaine de la politique, les partis se sont presque fait une loi non point de chercher sincèrement le bien commun par une émulation mutuelle et dans la variété de leurs opinions, mais de servir leurs propres intérêts au détriment des autres. Que voyons-nous alors ? Les conjurations se multiplient : embûches, brigandages contre les citoyens et les fonctionnaires publics eux-mêmes, terrorisme et menaces, révoltes ouvertes et autres excès de même genre, qui deviennent plus graves dans la mesure où, comme c’est le cas pour les modernes régimes représentatifs, le peuple prend une part plus large à la direction de l’État. »
Un désordre général
Le tableau ne concerne pas que le monde extérieur à l’Église, mais son intérieur aussi, qui a perdu de nombreux prêtres morts à la guerre, mais aussi « d’autres, oublieux de leurs engagements sacrés, [qui] sont tombés sous le poids de leurs infidélités ».
Après une telle description méthodique du mal, Pie XI propose le remède : « le règne du Christ ».
Quas Primas apparaît ainsi comme un approfondissement de ce bilan des lendemains de la Première Guerre mondiale. Il est alors possible d’y voir la charte d’une réponse de fond au désordre du monde, non pas né avec le conflit, mais dont celui-ci n’a été et ne restera qu’une manifestation particulière. Ce texte achève Ubi Arcano, qui proclamait déjà : « il n’y a de paix du Christ que par le règne du Christ, et le moyen le plus efficace de travailler au rétablissement de la paix est de restaurer le règne du Christ ».
On insiste souvent sur la singularité de l’événement constitué par la publication de Quas Primas, mais il semble plus important de noter la continuité de l’effort consenti par le pape Pie XI pour redonner à l’Église – pasteurs et fidèles – une cohérence entre la foi professée et la pratique. Quas Primas reste marquée par une forte signification symbolique à six mois du soulèvement des Cristeros mexicains. Cependant, c’est l’ensemble et la continuité du témoignage en l’honneur du Christ-Roi qui constituent l’acte principal.
1. Décret Non expedit, de la Sacrée Pénitencerie, 10 septembre 1874, en application jusqu’à 1919, année de création du Parti populaire italien.
2. Cf. Emile Poulat, « Le Saint-Siège et l’Action française, retour sur une condamnation », Revue française d’histoire des idées politiques, n. 31, 1/2010, p. 141-159.
>> à lire également : Dossier Année du Christ-Roi






