À l’occasion de la parution du dernier livre d’Hugues Kéraly, le père Louis-Marie de Blignières a accepté de donner une préface à La Conviction du sens, démêlant dans ce recueil d’Essais, chroniques et témoignages d’un philosophe chrétien, le thème et les temps qui en font une symphonie.
Extrait de la préface du père Louis-Marie de Blignières, fondateur de la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier
En me mettant à l’œuvre pour rédiger cette préface, j’ai vivement ressenti l’inquiétude que connaissent tous les écrivains. Il y avait l’angoisse de « la formidable erreur du premier mot à l’encre sur un si beau papier », mais en outre le sentiment émouvant d’un acte existentiel. À l’âge où se font les bilans, il me fallait introduire le lecteur à l’œuvre de toute une vie : celle de mon frère aîné (il tient à cette précision).
Plus de six décennies d’âge adulte, où une profonde complicité nous a unis dans les découvertes de la culture et du monde, dans les souffrances, les révoltes et les joies, dans les heureuses filiations et les belles amitiés. Un pèlerinage sur les chemins entrecroisés de nos âmes fraternelles : depuis le drame algérien et Mai 68, au travers de la crise de l’Église et de la déconstruction des patries que nous avions aimées… jusqu’à l’heure plus apaisée des testaments spirituels. Difficile de ressortir intact de ce voyage qui me prenait à la racine de mon être !
Quelque chose à nous dire
Mais, ami lecteur, en lisant Hugues, je me suis dit qu’il avait quelque chose à vous dire, à vous aussi. Quelque chose d’unique. Comme sont singulières les âmes que Dieu crée, et qu’il appelle par leur nom. Comme sont uniques les orbites des étoiles dans le ciel, et les cœurs humains au firmament de l’histoire des hommes et de l’Église.
Ces trajectoires dessinent un chemin particulier… tout en jouant une symphonie originale. Personne n’est indispensable, mais en un sens chacun est irremplaçable.
J’ai donc sacrifié mes appréhensions sur « l’autel des musiques intérieures » pour tenter de saisir le chant de la trajectoire d’Hugues Kéraly. Vous en parcourrez le chemin dans les pages qui suivent. Le style de l’auteur et l’intérêt de ce qu’il raconte feront que le livre ne vous tombera pas des mains ! Quant à moi, j’ai tendu l’oreille pour écouter le thème et les temps de la symphonie… au travers du mystère de celui qui la joue. Et voici ce que j’ai entendu.
Le thème de la symphonie, c’est le tempérament métaphysique de l’auteur. On le devine, en arrière-fond des méditations et des récits. C’est l’ison, la tonalité égale qui souligne les chants liturgiques qui nous ravissaient, Hugues et moi, à Saint-Julien-le-Pauvre, la paroisse grecque-melkite-catholique de Paris. Comme l’ison fait ressortir la magie mélodique des tropaires byzantins, l’égal qui court au fond des épisodes de la vie d’un auteur fait deviner son tempérament profond.
C’est quelque chose de mystérieux, comme le mystère de la personne qui est ineffable. Pour tenter d’approcher celui d’Hugues, j’en déclinerai trois facettes.
La première facette est le sentiment tragique de la vie, selon le titre de l’œuvre la plus célèbre du philosophe Miguel de Unamuno. Hugues, dont l’espagnol fut la langue maternelle et qui soutient aujourd’hui encore que « l’Espagne est sa seconde patrie », avait une saisie aiguë du caractère dramatique de l’existence.
Adolescent, ce bon dessinateur l’exprimait en reproduisant, sans se lasser, le fameux crucifix de Dali – lui-même inspiré de saint Jean de la Croix. La lumière descendait du Crucifié torturé sur un monde ravagé. Dans ces voyages autour du monde (et dans notre histoire), son regard sur les drames cruels qu’il a croisés en fut constamment marqué.
Mais le clair-obscur en est relevé par l’espérance chrétienne. Ainsi la dédicace des Œuvres de saint Jean de la Croix qu’il m’offrit le jour de ma profession religieuse : « Vivo sin vivir en mi/y de tal manera espero/que muero porque no muero. »
Le monde est un poème à écouter
La deuxième facette est la distraction poétique. Pour Hugues, plutôt qu’une équation à résoudre, le monde a toujours été un poème à écouter. On ne peut pas tout faire. Son tempérament d’artiste discrètement romantique le portait plus à monter à cheval et à forger son poignet d’escrimeur (à l’épée, s’il vous plaît), à lire et à dessiner, à cultiver (en espagnol et en français) la littérature et la poésie, qu’à étudier l’anglais ou les mathématiques… ou à tenir une comptabilité.
Évidemment, dans un siècle d’efficacité et de réussite matérielle, Hugues semblait, pour sa famille et ses amis, quelque peu égaré (mais pas incompris de tous). Durant les tristes trente glorieuses, notre slogan favori avec Hugues était chez Cyrano : « C’est bien plus beau lorsque c’est inutile ! » La distraction par rapport à tant de choses qui obstruent nos grises journées de modernes ? Peu rentable certes économiquement, mais ce fut pour Hugues l’ambiance qui lui permit de voir parfois des choses essentielles, invisibles pour les gens trop efficaces.
La troisième facette, c’est une curiosité courageuse. Les rêveurs ne sont pas forcément timides ou paresseux.
Lorsqu’il faut prendre, à 20 ans, la tête d’une juste occupation des locaux de la Catho pour empêcher qu’elle ne soit bradée par la hiérarchie ; lorsqu’il faut garder un sourire courtois face à un archevêque qui vous assène : « Monsieur de Blignières, votre argumentation extrêmement habile ne change rien aux positions de la hiérarchie » ; lorsqu’il faut parcourir quatre continents pour faire la lumière sur un cas d’exploitation idéologique de la compassion; lorsqu’il faut apprendre une nouvelle langue pour traduire un auteur dont l’apport à la compréhension de la modernité peut être décisif; lorsqu’il faut enquêter dangereusement sur les vrais responsables de l’assassinat d’un courageux évêque ; lorsqu’il faut rejoindre à cheval, au fond d’une jungle, ceux qui luttent (calomniés par la « bien-pensance » occidentale philo-communiste) contre l’oppression de leur peuple ; lorsqu’il faut passer un an en compagnie de son Gaffiot (le fameux dictionnaire latin) pour donner une traduction élégante au Catéchisme du concile de Trente ; et lorsqu’il faut se lever plusieurs années de suite à quatre heures du matin pour assurer la direction éditoriale d’un quotidien non conformiste… on ne peut plus guère encourir le reproche de manquer de curiosité ou d’énergie.
Au fond du tempérament de notre auteur, le tragique et la poésie n’ont pas paralysé le courage.
La Conviction du sens, Hugues Kéraly, Éditions de L’Homme Nouveau, février 2025, 280 p., 20 €.
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