La réaction catholique au « mariage » pour tous a, semble-t-il, montré que le désamour des chrétiens envers la politique touchait peut-être à sa fin. Ce fut aussi une invite à réfléchir à frais nouveaux sur les implications concrètes du positionnement de l’Église face à la modernité politique depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et le concile Vatican II. Directeur de la revue Catholica, Bernard Dumont a dirigé sur ce sujet un livre collectif international qui mérite d’être discuté. Nous l’avons rencontré pour saisir le sens de sa démarche.
Pour quelle raison avoir réalisé un livre collectif sur le thème « Église et politique » et selon quels critères méthodologiques ?
Bernard Dumont : Ce livre a été élaboré progressivement à partir de nombreuses rencontres effectuées entre la majorité des contributeurs. L’idée était de réfléchir à l’impact du concile Vatican II sur les rapports de l’Église avec l’ordre politique découlant des principes de la philosophie moderne. Depuis la Révolution française, le conflit considérable entre les deux entités avait connu plusieurs tentatives infructueuses de dépassement ; l’objectif du Concile était clairement d’arriver à les aplanir. Or, malgré l’autocélébration d’un évènement perçu comme un moyen extraordinaire de renouer les relations avec « le monde » (moderne) sur de bonnes bases, les faits ont démenti tous les jours et de plus en plus la vision optimiste ainsi complaisamment donnée.
Il fallait donc s’intéresser à cette question, la reprendre à frais nouveaux, à partir d’un point de vue juridico-politique imposé par la nature de l’objet ainsi délimité. Nous avions l’impression que nous nous trouvions devant le maintien forcené d’une illusion alors qu’un minimum de compréhension de la réalité politique et des courants idéologiques à l’œuvre dans le monde contemporain aurait dû réveiller les esprits. Notre point de départ a donc été une espèce d’effroi devant la pérennisation d’un discours faux et inefficace, de plus en plus ridicule, mais malgré tout durci, « congelé » aurait dit Jean Baudrillard.
Comment expliquez-vous la faible présence de contributeurs français dans cet ouvrage ?
Mais tout simplement parce que notre ambition était de proposer une approche internationale, ou mieux, catholique, du problème, excluant une vision franco-française, dont l’idée aurait d’ailleurs été incongrue, puisque, comme nous l’avons expliqué en introduction, celui-ci est le résultat de nombreuses rencontres, sur une période de près de dix années, entre personnes provenant de différentes aires linguistiques. Finalement ont contribué à ce livre deux Italiens, deux Espagnols, trois Latino-Américains (Argentine, Chili, Uruguay), un Américain (États-Unis) et tout de même quatre Français.
Quand vous évoquez un discours inefficace, pensez-vous aux Pères du Concile ou à leurs successeurs ?
Nous pensions aux deux. Il s’agit d’un discours qui s’est constitué dès avant le Concile, qui s’est accéléré au moment du Concile, mais d’une façon inchoative (1), sans aller très loin. À proprement parler, la doctrine politique de Vatican II tient à peu de chose ; il est possible d’en délimiter les contours (un chapitre de notre livre y est consacré), mais, à vrai dire, il y a peu de matière. Il s’agit plutôt d’une orientation générale, d’un état d’esprit, et pour parler plus précisément, d’un paradigme, c’est-à-dire d’une conception générale dominant une série de choix successifs en cohérence avec elle, conception partagée par beaucoup de monde et pas seulement par une majorité de Pères conciliaires. C’est pourquoi le paradigme conciliaire ne se limite pas aux textes : en font aussi partie les conceptions formulées et diffusées par des acteurs externes, au sein de l’Église ou au dehors. Dans ce sens-là, l’École de Bologne parle avec raison du Concile comme d’un évènement et non pas simplement d’un texte.
Jusqu’à Vatican II, le paradigme était celui du refus de principe de la modernité politique par l’Église, quitte à adopter en divers cas des attitudes opportunistes contredisant ce refus ; avec le Concile, le nouveau paradigme est celui de l’acceptation la plus étendue possible des valeurs politiques du monde moderne, avec quelques restrictions pour éviter une rupture trop brutale avec la doctrine antérieurement tenue. Disons pour faire court que l’on a inversé la présomption (tout ce qui est moderne est nôtre, si ce n’est quelques rappels pour la forme).
Je reviens à ma question initiale : quels sont les critères méthodologiques que vous mettez en œuvre dans ce travail ?
Nous sommes partis de deux constats. Premièrement, une analyse rétrospective de la question fait défaut, et elle est pourtant nécessaire cinquante ans après le Concile. Deuxièmement, les critiques en la matière s’en tiennent généralement à la mise en évidence de certaines conséquences du choix conciliaire – par exemple la déconfessionnalisation des organisations politiques, syndicales, des mouvements scouts, etc. –, sans cependant remonter à leur source ni en identifier les tenants et aboutissants.
Pour en revenir à votre question, nous avons considéré qu’il y avait nécessité d’entrer au fond des choses, c’est-à-dire de reprendre le dossier en remontant loin, autant que possible de manière englobante, enfin avec le souci d’être précis. Ce dernier impératif est un aspect de notre démarche et de notre travail, parce qu’il ne s’agit pas de faire dire au Concile des choses en fonction de l’idée préconçue que nous pouvons en avoir. La démarche est difficile, mais c’est une question d’honnêteté intellectuelle et d’exigence de méthode.
En résumé, nous avons cherché à atteindre deux objectifs. Le premier a été de replacer l’évènement conciliaire dans son cadre historique, ce qui permet de conclure que le Concile a été une étape et non pas un point de départ absolu. Il n’est pas arrivé comme un météore, sans origine. Il découle d’un ensemble de conceptions et de pratiques qui lui préexistaient. L’une d’entre elles est la tendance récurrente que le philosophe catholique italien Augusto Del Noce nommait, dans un sens particulier, le « cléricalisme », qui pour lui était ce penchant répandu dans les hautes sphères de l’Église à vouloir éviter à tout prix la marginalisation. De là la recherche de compromis plus ou moins poussés, allant de concessions pratiques au nom du réalisme (pensons au Ralliement à la République demandé aux catholiques français, dans l’espoir de les voir corriger le régime de l’intérieur) jusqu’à la reddition théorique qui prédomine depuis le Concile, avec des hauts et des bas.
Le second objectif fut de poser les jalons d’un bilan pour essayer de sortir de cette espèce de pétrification intellectuelle à laquelle nous sommes confrontés dès qu’il s’agit d’aborder ce sujet. Au total, le sens profond de notre démarche est, comme cela est affirmé en conclusion de notre travail, d’ouvrir la réflexion, de pousser à un effort d’analyse et d’approfondissement, ayant en vue d’essayer de faire repartir une discussion collective, une réflexion de toutes les parties prenantes du haut jusqu’en bas, à l’intérieur de l’Église, sur le problème posé.
Dans le cours de l’ouvrage, vous dites que le système actuel arrive à son terme. Comment est-ce que vous définiriez ce système, en quoi est-ce un système et quel est ce système ?
D’un point de vue théorique, nous pouvons partir de la modernité, en appelant ainsi le substrat philosophique et religieux sur lequel se sont développées une série de modalités individuelles, sociales et politiques depuis les XVIIe et XVIIIe siècles, au point de configurer une civilisation (ou une anti-civilisation) nouvelle, en rupture avec le modèle traditionnel. Quant à sa genèse immédiate, la modernité ainsi définie s’est développée à partir d’un concours assez étrange, qui est le point de rencontre objectif entre le protestantisme (anti-autoritaire) et l’esprit libertin. Les Lumières en sont le résultat, et celles-ci ont débouché politiquement, soit selon le mode jacobin, soit suivant la voie anglo-saxonne : disons Rousseau et Condorcet d’un côté, Locke de l’autre ; puis par développement successif, jusqu’au marxisme. Augusto Del Noce, philosophe que j’ai déjà mentionné, met en évidence que le processus moderne, en évolution depuis le point de départ jusqu’à un point d’arrivée, promet à l’humanité, sous ces différentes formes, une radieuse autolibération, mais aboutit en fait à son autodestruction. De ce fait, la promesse d’un humanisme libérateur aboutit à son contraire, à ce que divers autres auteurs ont nommé l’abolition de l’homme.
C’est le fruit actuel de la postmodernité ?
Le phénomène moderne est passé par des phases successives, une phase initiale, une phase qu’on peut dire « classique » et maintenant une phase finale, qu’il vaut mieux appeler « modernité tardive » comme on parle d’« Antiquité tardive ». « Postmodernité » est un terme insuffisant et aussi ambigu puisque nous sommes toujours à l’intérieur du même phénomène et non après lui. Dans la modernité tardive, « postmodernité » et « hypermodernité » sont en fait comme les deux visages d’un même Janus, la première étant caractérisée par le délitement des entités sociales, des frontières, des États, par le primat absolu de l’individu, la reconnaissance juridique de tous ses caprices, alors que la seconde, l’hypermodernité, constitue une course à la domination technique, à la manipulation des masses, à la réduction de l’homme à un objet. L’une et l’autre n’en expriment pas moins la fin réelle précontenue dans le noyau initial, qui promettait l’émancipation, l’accès à un stade supérieur d’humanité : « Vous serez comme Dieu » (Genèse 3, 5). Cette fin (au double sens du mot, but et résultat), c’est l’antihumanisme, qui conduit à la régression culturelle, à la désacralisation de la vie humaine, à la nuit de l’esprit.
La modernité politique « classique », c’était l’État-nation, le nationalisme, la récupération de la morale chrétienne et du patriotisme au profit du système établi et de ses élites, c’est-à-dire de son oligarchie et de la catégorie sociale qui lui servait d’appui (la bourgeoisie telle que l’avait décrite le sociologue Werner Sombart, ou la « nouvelle classe dirigeante », la nomenklatura communiste), toute une « liturgie » propre à la religion civile alors offerte aux masses, libéral-démocratique ou révolutionnaire. Tout cela a craqué, par grandes étapes, depuis 1945, puis 1968. Quoi qu’il en soit, nous en sommes arrivés, avec la fin du communisme, à une autre époque. Del Noce a là aussi très bien analysé le phénomène en annonçant qu’après le communisme triompherait « l’esprit bourgeois à l’état pur », débarrassé de ses ennemis principaux, la religion catholique et la religion révolutionnaire.
Je reviens à ma question sur le système, mot passe-partout, aux contours, finalement assez flous. Qu’est-ce qu’un système ?
Marx parlait de « philosophie-monde » pour expliquer ce qu’est le système dont nous parlons. C’est une philosophie qui imprègne la totalité de la vie intellectuelle, la vie individuelle, la vie collective, la vie politique, la vie économique, etc. Or cet ensemble complexe est cohérent parce qu’il est organisé – et c’est cela, un système : un système juridique, un système d’idées, un système religieux… –, formant ainsi une certaine totalité de nature politique. Ce caractère politique n’est pas seulement à entendre comme l’organisation du pouvoir de faire les lois et de contraindre à les observer, au sein d’un territoire déterminé, comme pendant la phase classique de la modernité. Plus que jamais aujourd’hui que l’État s’est dissocié de la nation, on doit considérer le système politique de manière beaucoup plus large, comme l’organisation globale qui domine dans le monde actuel, dans laquelle se répartissent des pouvoirs nouveaux, transnationaux et dotés de moyens également nouveaux, financiers, psychologiques, etc. Il est important de saisir, sous peine de brouiller le regard sur le réel, la consistance de cet ensemble, de pénétrer ses règles internes de fonctionnement, l’articulation entre la domination culturelle écrasante qui est la sienne aujourd’hui et ces nouveaux centres de pouvoir. Tout cela est bien plus complexe qu’il y a cinquante ans, même si ces nouveaux développements ne rompent pas radicalement avec les structures profondes du passé et en sont plutôt les extensions naturelles.
Vous affirmez la fin prochaine de ce système ou pour être plus précis, de cette « philosophie-monde ». Qu’est-ce qui vous permet aujourd’hui d’être si catégorique ?
Nous sommes encore enfermés dans une approche élaborée au moment de Vatican II et qui n’a pas varié pendant cinquante ans. De plus, le raisonnement de l’époque avait été opéré selon des concepts largement usés, même s’ils n’avaient pas été pris en compte officiellement dans l’Église, et tout au contraire récusés, du moins dans les principes. Je veux parler du libéralisme catholique, pour l’essentiel formulé au XIXe siècle. La position officielle de l’Église avait été la recherche d’un modus vivendi concordataire avec un pouvoir établi assez clairement délimité (celui de l’État moderne « classique » avec son oligarchie de partis) ; le libéralisme catholique voulait de son côté accepter « avec toute son âme » (comme disait Marc Sangnier) ce pouvoir établi. Mais dans un cas comme dans l’autre la forme et les modalités de ce pouvoir ont profondément changé. La démocratie d’antan était formelle, aujourd’hui elle est insaisissable. Le régime moderne tardif est un ectoplasme derrière lequel se déroulent des luttes mafieuses de toutes sortes. Pour répondre à votre question, la fin du régime politique moderne n’est pas proche, elle a eu lieu ! Comment dans ces conditions peut-on continuer à raisonner comme si cela n’était pas le cas !
À ce sujet, vous parlez de la nécessité de changer de paradigme.
Bien évidemment. Un paradigme est un principe général qui commande des conséquences. Dans notre livre, nous estimons que le paradigme conciliaire n’est pas radicalement distinct du paradigme antérieur, c’est-à-dire qu’en fait il le reprend et il l’aggrave. Tout un chapitre l’explique en remontant à Lamennais et même un peu avant, c’est-à-dire, en fait à la croyance dans le progressisme philosophique.
Le nouveau paradigme auquel nous devons aboutir, en préalable à tout autre effort, devra être d’ampleur comparable aussi bien à celui qui a commandé l’opposition frontale (mais inconséquente) de l’Église avec le monde moderne qu’au paradigme libéral-catholique qui l’a suivi. L’Histoire montre, pour le moins, que ni l’un ni l’autre n’a « fonctionné ». Le paradigme libéral, sous lequel nous nous trouvons placés, postule la possibilité d’unir les contraires et développe cela dans un discours de plus en plus abstrait et une pratique d’alignement. Mais lui aussi est contradictoire quand il se refuse à aller jusqu’au bout de sa logique de ralliement. Notre invitation à définir un nouveau paradigme vise la révision d’ensemble. Il faut non seulement retrouver des bases pérennes de l’ordre politique, mais également trouver le moyen de les revendiquer. Voilà pourquoi il est nécessaire de réhabiliter des études sociales, accessibles et compréhensibles, sans dénaturer la réalité. Parallèlement, il faudrait que nous parvenions au sein du catholicisme à une théorie critique de la culture comprise comme l’ensemble de conditions dans lesquelles nous vivons.
Il y a eu une tentative d’effort, me semble-t-il, avec l’utilisation des termes « structures de péché », même si elle n’a pas bien pris. Est-ce selon vous une notion appropriée ?
À mon sens, l’expression n’est pas fausse, mais elle peut être contestée en ce qu’elle révèle finalement la peur d’exprimer le réel et donc amène à opérer un détour par le biais du vocabulaire. Qui a inventé cette terminologie ? La théologie de la libération inspirée par le marxisme. C’est ensuite qu’il y a eu une tentative de récupération pour lui donner un sens acceptable. Mais on reste ainsi en pleine idéologie, en masquant la réalité sous des termes potentiellement dangereux parce que propices aux abstractions idéologiques. Et de ce fait, on ne sait pas très bien à quoi correspondent ces structures de péché, sinon en termes très généraux (l’échange inégal dans les rapports Nord-Sud, etc.).
Par ailleurs, sur le fond, il est tout à fait juste qu’il existe des coutumes, des règles du jeu, des statuts qui sont complices et viciés. Il est à la portée de tous de prendre connaissance de la critique du système des médias ou de celui de la publicité, ou encore des pratiques de l’usure dans le système financier ou des mécanismes de la corruption des personnels dirigeants. Et ainsi de suite. Tout ramener à la morale individuelle est une erreur stupide qui ne tient pas compte de l’existence des modalités sociales acquises, qui peuvent être injustes ou à même de favoriser l’injustice.
Vous appelez donc à la réhabilitation du politique. Mais c’est une requête que l’on entend partout…
Nous nous sommes placés du point de vue défini au début, celui du paradigme à adopter face au monde de la modernité tardive. S’il y a dans ce monde-là une carence, c’est bien celle du politique. Nous vivons sous le règne du pouvoir pur, dans l’oubli total de ce qui fait l’harmonie d’une communauté humaine digne de ce nom. Saint-
Simon avait pour idéal de passer du gouvernement des hommes à l’administration des choses : nous y sommes, avec toutes les nuances propres à la modernité tardive, particulièrement hypocrite dans son offre de liberté absolutisée. La réhabilitation des notions de gouvernement, de bien commun, de justice générale et d’autres concepts fondamentaux de la sagesse naturelle et chrétienne est sans aucun doute un impératif. Et plus encore de la politique comme forme éminente de la vertu de prudence, tant pour les gouvernants que pour les gouvernés.
Pour en revenir à votre livre, Église et politique : changer de paradigme, comment pourriez-vous présenter de façon assez synthétique l’articulation entre les différentes parties ?
Une première partie prend acte des textes conciliaires et des interprétations qui ont conduit à la constitution du corpus doctrinal qui a orienté toute la période qui a suivi, jusqu’aujourd’hui. Un autre étudie la question de la liberté religieuse, signe le plus manifeste du nouveau paradigme. Un troisième approfondit la clé intellectuelle de cette interprétation nouvelle : une conception spécifique de la dignité humaine, qui rejoint la conception d’Emmanuel Kant.
Ensuite arrive l’examen de quelques conséquences : impasses juridiques (en particulier l’inconfort du discours critique envers la « culture de mort » tenu par Jean-Paul II, contraint de s’appuyer sur une conception de la loi et du bien commun qu’avait voulu écarter le paradigme conciliaire) ; dispersion politique des catholiques ; effet collatéral d’ordre dogmatique : l’impossibilité, clairement signifiée dans la liturgie de la fête du Christ-Roi de l’univers, de maintenir la doctrine de la Seigneurie du Christ sur la totalité de la vie sociale.
Une troisième partie essaie d’expliquer le processus logique qui a engendré ces nouveaux choix, en opérant une généalogie du libéralisme catholique. Puis sont examinées deux fausses issues, le mirage américain, sorte de laïcité heureuse et de libre marché des religions où l’Église trouverait sa place (aujourd’hui totalement démenti par la réalité), et la tentation théologico-politique plus récente, sorte d’incantation qui cache un mépris du naturel et en réalité, un abandon du terrain politique.
La fin de l’ouvrage arrive à la notion clé du bien commun, rendue opaque en particulier sous l’influence du philosophe Jacques Maritain. Enfin vient l’appel final à opérer un bilan d’ensemble et à lancer la réflexion sur la définition d’une nouvelle manière d’aborder les choses.
De ce point de vue, avez-vous atteint votre but ?
Non, nous ne l’avons pas atteint. Pourquoi donc ? Le livre a été publié pour le moment en français et en espagnol (une traduction est en cours, en anglais et en italien). En France, l’éditeur l’a envoyé à une centaine de personnalités ciblées, avec, dans un certain nombre de cas, une lettre d’accompagnement personnalisée, indiquant par exemple les pages où le destinataire se voyait cité et commenté. Nous invitions ainsi très formellement à la discussion, souhaitant non des compliments mais des appréciations ou des objections. Or dans la majorité des cas, nous n’avons même pas reçu d’accusé de réception. Force est de conclure que nous sommes face à un refus a priori de s’interroger.
Comment interpréter ces attitudes ? Certes, beaucoup de personnes à qui le livre a été présenté ou qui l’ont acquis, n’ont peut-être pas vraiment compris la démarche. Le problème se situerait alors dans la capacité de réception. En fait, nous nous trouvons devant une telle imprégnation de l’idéologie dominante qu’il est impensable d’en sortir sans un retournement moral et intellectuel, une espèce de métanoïa. Si vous voulez, nous sommes là devant un problème identique à celui posé par la célèbre formule attribuée à Churchill, à propos de la démocratie, « le pire des régimes à l’exception de tous les autres ». En la généralisant, en la reprenant sans cesse, toute discussion se trouve bloquée, toute interrogation est impossible, parce qu’elle semble totalement vaine, inconcevable. Il s’agit d’un grand phénomène conservateur fondé sur la crainte, celle de l’aventure inutile, ou encore celle de perdre les avantages – bien relatifs – offerts par la possibilité de se fondre dans la masse.
Votre constat est terrible !
Terrible, effectivement, puisqu’il s’agit d’une forme de servitude quasi volontaire. Mais celle-ci n’est pas indépassable. À supposer qu’une majorité soit dans l’impossibilité de s’interroger et de comprendre, il est raisonnable d’espérer que les générations plus jeunes de prêtres ou de laïcs de bonne formation, réveillés par la vue des résultats négatifs de la période post-conciliaire, puissent saisir les enjeux, s’interroger, réfléchir. Je suis donc beaucoup plus confiant en ce qui les concerne. Disons que la politique du sourire unilatéral n’a pas porté les fruits que l’on en attendait, pour le moins, et que les moins compromis devraient être plus clairvoyants que ceux qui se sont enferrés dans un jeu sans issue.
Vous énoncez trois requêtes à la fin : « repartir du dogme de la Rédemption », « accorder une grande attention aux médiations naturelles », « réhabiliter la politique ». En quoi ces trois aspects sont-ils déterminants ?
Repartir du dogme de la Rédemption implique une question : oui ou non l’expression, si habituelle jusqu’à Vatican II, « royauté sociale du Christ » a-t-elle un sens ? De cette doctrine, Pie XII affirma comme par défi qu’elle était la plus réaliste des politiques : « L’expérience aurait dû apprendre à tous que la politique orientée vers les réalités éternelles et les lois de Dieu est la plus réaliste, la plus concrète des politiques. Les politiciens réalistes qui pensent autrement ne créent que des ruines. » (Message de Noël 1945) Il s’agit donc de poser la question clairement, comme une question préalable, parce qu’en définitive, derrière l’acceptation de l’ordre établi quel qu’il soit, il y a au moins implicitement, et assez souvent explicitement, le rejet de professions de foi de ce genre, éventuellement enrobé dans de belles envolées eschatologiques.
Concernant le deuxième point, les médiations naturelles, il existe une espèce d’atavisme de mépris de la nature. Or il est nécessaire de prendre en compte, la famille, l’équilibre de la vie quotidienne, la patrie, la langue, « la terre et les morts », comme disait Barrès… On y pense vaguement dans le cadre de l’Église contemporaine en faisant l’éloge de la pauvreté, du « peuple » doté de vertus traditionnelles, mais en omettant d’autres aspects. Il y a là un réflexe de soumission, se faisant une obligation de ne pas prendre en considération et même de déprécier ces réalités humaines fondamentales rejetées par la modernité tardive.
S’agit-il de revenir en arrière ?
Je répondrai en rappelant que le temps existe. La démarche de tous les contributeurs à l’ouvrage que nous évoquons ne s’inscrit pas dans le mythe du retour au Moyen Âge. Nous proposons plutôt de nous inspirer de ce qu’affirmait Rémi Brague récemment en utilisant l’image de la course en montagne. Quand on a emprunté un mauvais sentier, il est impératif de revenir au point de départ pour essayer de trouver le bon. Il y a bien une partie de retour en arrière, mais le but ne se limite pas à cela. Il est de repartir en avant sur le bon chemin. Nous avons essayé d’effectuer ce travail et nous souhaitons qu’il soit discuté car il est urgent de sortir d’une vision qui nous a conduits à la situation actuelle dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle n’est pas satisfaisante.
Église et politique : changer de paradigme, Artège, 384 p., 19,50 €.
1. Inchoatif(ve) : qui sert à exprimer une action commençante, un devenir, une progression.