Entretien avec le Père Louis-Marie de Blignières – fondateur de la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier

Publié le 07 Déc 2021
Entretien avec le Père Louis-Marie de Blignières - fondateur de la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier L'Homme Nouveau
 
 
 
 
Le Motu Proprio Traditionis Custodes, publié le 16 juillet 2021 par le Pape François, restreint fortement l’usage de la liturgie traditionnelle pourtant au coeur de nombreuses communautés bien vivantes en France. Qui sont ces communautés et quelle est leur histoire ? Nous vous proposons cette semaine de découvrir la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier, communauté religieuse d’inspiration dominicaine, au coeur de la Mayenne. Son fondateur, le Père Louis-Marie de Blignières, a bien voulu répondre à nos questions

Dans quel contexte est née la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier ?

En septembre 1979, j’arrivai à Chémeré-le-Roi avec quelques étudiants qui avaient suivis mes cours de spiritualité ou bien la Retraite du Rosaire. La Fraternité est née de la rencontre d’une misère et d’une lumière. La misère : celle des enfants perdus que nous étions, les fils d’un siècle nihiliste. La lumière : celle du visage d’un père, saint Dominique. Ma génération, arrivant à l’âge adulte vers mai 68, a été marquée par l’expérience d’ « élites » qui ne savaient plus répondre aux questions de nos vingt ans. Nous ressentions le vide que creusaient l’absence de Dieu et l’ignorance de ces raisons de vivre que donne la vérité philosophique et religieuse. Nous constations que le relativisme qui découlait de cette apostasie ne rendait pas heureux nos contemporains. Nous étions bouleversés par la « misère de l’erreur » (saint Thomas d’Aquin), qui fait marcher vers l’absurde temporel et la perte éternelle des âmes.

Le père dominicain qui m’a donné l’habit, le père Michel-Louis Guérard des Lauriers, a tourné nos regards vers le visage de saint Dominique. Nous avons été fascinés par lui, nous avons été saisis… nos vies ont été transformées. Les enfants perdus avaient trouvé un père. Précisons que c’est avec douleur que nous avons dû nous sépare du père Guérard en 1982, après son sacre épiscopal sans mandat apostolique.

Qu’est-ce qui vous a particulièrement frappé dans le visage de votre père saint Dominique ?

La force qui en rayonne : celle de la vérité, recherchée, contemplée et aimée. La tendresse qui en émane : celle de la compassion pour ceux qui se perdent. Dominique, selon un mot du père dominicain Ambroise Gardeil, est un « savant qui pleure » : c’est le saint de la « miséricorde de la vérité » ! Une nuit que Dominique consacre à gagner son hôte cathare à la vérité de l’incarnation, entre ces deux pôles, un arc lumineux jaillit. Il a la certitude que la parole du contemplatif qu’il est – mûrie dans le silence du cloître, au chant de l’office et de la sainte messe, par l’étude acharnée de la vérité sur le Christ – est efficace pour toucher les cœurs. De cette révélation est sortie l’intuition d’un Ordre de Prêcheurs : vie conventuelle, prière liturgique et étude au service de la prédication.

Comment cette intuition s’est-elle organisée dans une vie religieuse ?

Dominique est traditionnel et novateur. Je suis toujours frappé de l’esprit profondément catholique de son intuition. Selon le mot de son cinquième successeur Humbert de Romans, Dominique reprend, de l’antique tradition canoniale, « ce qui est difficile, ce qui est beau, ce qui est sage », mais il accorde une importance nouvelle à l’étude. Enfin, il tempère (dès les Constitutions dominicaines primitives) la difficulté de cette vie par l’usage de la dispense « en tout ce qui pourrait faire obstacle à l’étude, à la prédication et au progrès des âmes ». Il nous enracine dans l’histoire patristique et médiévale, par le trépied des belles disciplines conventuelles, de la liturgie et de l’étude. Et il nous envoie en mission pour toucher les cœurs par tous les moyens appropriés : « Notre étude – disent les Constitutions – doit tendre par principe, avec ardeur et de toutes nos forces à ceci : nous rendre capables d’être utiles à l’âme du prochain ».

Cette intuition d’un homme du 13e siècle est-elle valable pour les temps modernes ?

C’est en tout cas notre pari. Après avoir lu en 1975 la vie de saint Dominique, j’ai été persuadé que ce qui porta du fruit au début du 13e siècle, en porterait à la fin du 20: simplement parce que ce qui est gratuit est efficace ! Après quarante-deux ans, les fruits des Retraites du Rosaire, des formations de jeunes ou de foyers, de nos publications, le confirment : le secret de Dominique ne peut pas vieillir. C’est la séduction irrésistible d’un être totalement saisi par le Christ. « Plus une vérité est noble – écrit Romano Guardini –, plus elle doit compter sur l’attitude chevaleresque de l’esprit ». Il y a des âmes auxquelles il a suffi de contempler le regard de Dominique sur le Christ crucifié, serrant entre ses bras les pieds sanglants du Sauveur, dans la fresque de Fra Angelico, pour ressentir cela au fond de l’âme. Nous avons été de celles-ci. Et aujourd’hui c’est le cas de ceux qui frappent à notre porte.

Pourquoi avez-vous alors fondé un Institut nouveau ?

Nous sommes nés en contexte de crise. On dépréciait, chez les religieux eux-mêmes, la vertu de « religion » qui doit structurer leur vie. Les provinces dominicaines existantes étaient atteintes par la vague des remises en cause : interprétations hétérodoxes du concile, crise liturgique, sécularisation, doute sur l’efficacité (et même la vérité) de la doctrine de saint Thomas… Le dominicain autrichien Christoph Schönborn (qui devait ensuite accéder à de hautes charges dans l’Église) m’écrivait en 1977 : « Aucune des options possibles n’offre une vie dominicaine parfaite. La vocation dominicaine devrait être assez forte pour pouvoir la vivre malgré certaines misères actuelles ; tout comme on devient prêtre aujourd’hui souvent malgré les séminaires, mais parce qu’on cherche le sacerdoce ». Nous avons donc tenté, en septembre 1979, une fondation nouvelle. Mais nous avions conscience du statut provisoire de notre entreprise. Dans l’attente d’une régularisation, nous n’avons prononcé que des vœux privés non-perpétuels.

Il nous paraissait aussi capital d’approfondir les questions doctrinales en débat, et de travailler à l’unité dans la vérité. Dès 1980, nous avons multiplié les contacts avec des évêques et des théologiens et nous avons rédigé des travaux sur la crise de l’Église, notamment des recherches approfondies sur la liberté religieuse.

Quel a été l’aboutissement de ce travail ?

En 1988, nous avons été conduits à un changement de position sur cette question. Disons-le clairement : la Déclaration du concile Dignitatis humanæ sur ce sujet est « faible, équivoque, dangereuse, mais non pas erronée en son enseignement principal ». En montrant une continuité possible avec le magistère antérieur, nous affirmions aussi les limites de la Déclaration. Cela nous a valu autant d’ennemis que d’amis ! Certains documents magistériels ultérieurs (Veritatis splendor, Evangelium vitæ, Ordinatio sacerdotalis, Fides et ratio, Dominus Jesus, Ecclesia de eucharistia, Summorum pontificum) nous ont confirmé dans la certitude qu’à Vatican II l’Église catholique n’a pas renié sur le fond son enseignement traditionnel… comme l’affirment des opposants des deux bords. On peut, sans dissidence et sans néo-modernisme, être en communion lucide avec le magistère authentique de l’Église. Il est intéressant de noter qu’en 1992, le Catéchisme de l’Église catholique a donné, dans ses nn° 2015-2019, les précisions que nous avions communiquées à sa demande au rapporteur de cette partie du CEC, le père J.-M. Garrigues, avec notamment l’affirmation de « la Royauté du Christ sur toute la création, et en particulier sur les sociétés humaines ».

Quelle fut à l’époque la réaction du Saint-Siège ?

Un accueil paternel. Malgré notre petit nombre, la Commission pontificale Ecclesia Dei nous a érigés le 28 octobre 1988, deux mois seulement après notre demande, en Institut de droit pontifical. Nos Constitutions ont été approuvées définitivement le 5 avril 1995. Dans une audience privée en 1989, Jean-Paul II nous a félicités pour nos études. Nous avons été remerciés par le cardinal Ratzinger, puis par Benoît XVI, pour ce que nous avions fait dans la ligne de l’herméneutique de continuité. Depuis, les rapports avec les Dicastères du Saint-Siège ont été empreints de bienveillance. Evidemment depuis 2013, la situation est plus tendue. Ce qui n’a pas empêché le pape François, lorsque le priorat est passé au père de Saint Laumer, de me féliciter avec humour de ce changement !

Avez-vous abandonné toute réticence par rapport aux textes, à leur interprétation, à leur application ?

Non, car la crise dans l’Église n’est pas finie, hélas. Les fidèles et les théologiens ont « le droit et même le devoir » (can 212 § 2) d’attirer, dans un esprit constructif, l’attention sur des aspects négatifs de l’enseignement ou de la pratique des évêques et du Saint-Siège. Une partie du discours actuel en matière d’œcuménisme, de dialogue interreligieux, de rapports avec la société civile, de collégialité, de liturgie, de théologie du mariage, contribue à la crise d’identité que traverse le catholicisme. Nous l’avons fait respectueusement savoir – par des mémoires, des notes privées envoyées aux évêques, des articles dans notre revue Sedes Sapientiæ – pour Assise, les repentances, le statut de la messe traditionnelle, les erreurs sur la notion de la communion catholique, la question de l’autonomie de la conscience, l’accession des divorcés remariés aux sacrements, le changement de paradigme pour la vie religieuse, notamment la vie contemplative. Lorsque la confusion s’accroît, la clarté doctrinale est plus que jamais opportune. C’est d’ailleurs traditionnellement dans la vocation des fils de saint Dominique d’y contribuer.

Vous célébrez la messe selon le rit dominicain ?

Le rit dominicain est une des formes du rite latin en vigueur dans le courant du Moyen Âge, avant que saint Pie V ne ramène à l’unité les différentes variantes en usage dans les diocèses. Lorsqu’il édicte la bulle Quo primum tempore en 1570, il dispose que tous les rits ayant plus de deux siècles d’ancienneté, comme les rits lyonnais et ambrosien (Milan), soient maintenus. Grâce à cela, certains ordres religieux – chartreux, cisterciens, carmes de la commune observance, dominicains – ont gardé leur rit propre, même dans le ministère paroissial. Le rit dominicain est proche de la messe romaine traditionnelle, mais en diffère pour les textes et les gestes des prières préparatoires, du rite de l’oblation et de la communion du prêtre, ainsi que par des rites comme le cierge allumé au début du canon, l’écartement des bras après la consécration, le baiser de paix. C’est un rit très beau dans sa noblesse et sa sobriété. Les usages dominicains sont souvent plus anciens que ceux de la messe tridentine. La messe solennelle est splendide. L’ensemble fait partie des grands trésors de l’Église d’Occident.

Y a-t-il eu des travaux d’agrandissement de votre couvent ?

Oui, il fallait construire le cadre conventuel de notre vie, ce que la tradition dominicaine nomme la « maison de la contemplation » : un lieu où le silence mûrit la parole de la prédication, où la recherche du Christ est soutenue par une fervente étude, où le saint sacrifice de la messe, dans son écrin qui est l’office divin, est solennellement célébré.

Depuis le début de la fondation, nous n’avons donc pas cessé d’aménager et d’agrandir les bâtiments existants. Nous avions en effet un besoin vital d’un lieu où « emmagasiner » en nos âmes la lumière à porter aux âmes. Pour nous lancer sur les voies de nos camps pour jeunes, à pied, à vélo ou en canoë ; pour évangéliser en marchant de ferme en ferme ; pour catéchiser dans des cafés ou dans des rues piétonnes ; pour parler dans des congrès scientifiques ou philosophiques, ou dans le TGV avec le voisin musulman ou bouddhiste qui nous interroge ; pour prêcher, en Italie, au Québec, dans les pays du Moyen-Orient ; pour former ceux qui viennent de l’islam ; enfin, pour soutenir des diplômes sur des sujets parfois théologiquement brûlants, que ce soit à Paris, Toulouse, Rome ou Fribourg.

L’église a été bénite en septembre 2018 par Mgr Guido Pozzo, secrétaire de la Commission pontificale Ecclesia Dei dont nous dépendions alors (depuis le 16 juillet 2021, nous sommes sous la juridiction de la Congrégation pour les religieux). La crypte, avec les autels nécessaires pour les messes matinales des pères, a été achevée à l’été 2019. Nous allons mettre en route la construction d’un bel autel du style gothique du 15e siècle, par des artisans tyroliens dont c’est la tradition depuis des siècles ; puis les vitraux non-figuratifs losangés pour les grandes baies de l’église conventuelle.

Quelles sont vos perspectives actuelles ?

Notre apostolat depuis deux ans connait une véritable expansion. Nous avons réalisé des formations par vidéos (notamment Carême-40) qui ont eu un gros impact. Nous avons lancé une Université d’été, avec ses prolongations durant l’année, Aquinas, qui a réuni 160 jeunes à sa première édition et semble promise à un bel avenir. Avec des anciens de SOS-Chrétiens d’Orient, nous avons mis sur pied un groupe Esprit de corps destiné à donner un cadre chrétien convivial et de formation à des jeunes hommes de toutes sorte de milieux. Enfin depuis le motu proprio de cet été, beaucoup de nouveaux fidèles sont venus assister à nos offices…

Nous sommes actuellement 22 religieux dont treize prêtres et nous espérons croître encore pour pouvoir réaliser la fondation d’un couvent de ministère dans une grande ville.

Dans la même série, vous pouvez lire l’entretien avec l’Abbé Mateusz Markiewicz, secrétaire général de l’Institut du Bon Pasteur

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