[Publié dans notre numéro 1662 en date du 28 avril] Figure montante du conservatisme, le Québécois Mathieu Bock-Côté, auteur de plusieurs essais qui ont fait date, est aussi un chroniqueur habituel des pages Idées du Figaro. Au fil du temps, il ne cesse de décrypter les dérives d’une société emportée par la fascination du progrès, la communautarisation victimaire et plus largement par l’émancipation généralisée. Malgré tout, s’il dresse l’état des lieux de ce qu’il appelle le « nouveau régime » démocratique, l’essayiste reste fermement attaché à une part de la philosophie libérale issue de la modernité. Parce qu’il est en quelque sorte « notre » conservateur préféré et qu’il est un homme prompt au débat, nous avons voulu aller avec lui et en compagnie de Thibaud Collin, Guilhem Golfin et Maxence Hecquard à la racine du drame moderne.
Philippe Maxence : Qu’est-ce qui caractérise selon vous la société occidentale contemporaine dans laquelle nous évoluons ?
>> Mathieu Bock-Côté : Reformulons, si vous le voulez bien : qu’est-ce qui caractérise la démocratie contemporaine, celle qu’il faudrait notamment défendre contre la poussée des populismes ? A-t-elle quelque chose à voir avec la démocratie telle qu’on l’entendait traditionnellement ? Allons-y directement : nous sommes contemporains d’une véritable transformation anthropologique qui se fait passer pour l’accomplissement de l’idéal démocratique. L’homme se définissait traditionnellement par son sexe, sa langue, sa culture, sa religion, sa patrie, sa citoyenneté, et ainsi de suite. Aujourd’hui, on veut l’arracher à ses appartenances, pour que surgisse l’individu absolu, absolument auto-engendré, terriblement désincarné. Je suis de ceux qui voient dans une telle transformation une mutilation existentielle effrayante.
Si on se fie à l’idéologie dominante, devant ce processus historique, nos sociétés ne pourraient rien faire d’autre que s’adapter. Le progressisme ne tolère pas ses contradicteurs. Le débat politique met en scène différentes nuances du même idéal. Tous doivent marcher dans la même direction et au rythme indiqué par le système médiatique, qui met régulièrement en scène les nouvelles causes auxquelles il faut adhérer et les phobies contre lesquelles lutter pour demeurer bien vu par l’idéologie dominante. Ceux qui sont en désaccord avec telle ou telle innovation sociétale ne sont plus des contradicteurs légitimes, mais des retardataires. Selon leur degré d’opposition, on les qualifiera de conservateurs ou de réactionnaires. On aurait envie de répondre, en reprenant les mots de Matthieu Galey : « Je refuse de m’inscrire à ce parti unique de l’avenir, qui sait trop où il va ».
On s’éloigne de la compréhension historique de la démocratie, qui la définissait à la manière d’un régime fondé sur le principe de la souveraineté populaire, où un peuple peut librement délibérer des finalités de l’existence commune et des grands projets à travers lesquels il entend construire son avenir. En renonçant à la question du régime, nous renonçons à notre capacité à peser sur l’histoire. Car c’est à travers elle qu’un peuple peut devenir acteur de sa propre histoire. Encore faut-il, pour cela, qu’il y ait un peuple, et on ne saurait décréter son existence à partir de rien. La nation est une réalité historique, qui perfectionne son existence politique en se démocratisant, mais dont l’existence ne s’épuise pas dans l’expérience démocratique.
Thibaud Collin : Finalement on veut nous faire croire qu’il est impossible d’agir sur l’histoire. Mais, dans le même temps, le nouveau régime dont vous parlez est le résultat de décisions et de luttes qui l’ont rendu possible. Nous nous trouvons confrontés au résultat d’un processus que vous cherchez à objectiver, mais qui n’est que le déploiement de la modernité, issue elle-même d’un monde prémoderne. À partir du moment où la modernité libérale a scié la branche sur laquelle elle se trouve et que l’alternative du marxisme-léninisme a disparu, le programme d’émancipation de la modernité libérée se déploie tout simplement.
>> Je suis moins sévère que vous sur la modernité en elle-même. La modernité n’est pas sans vertu, elle représente un pari sur la liberté de l’homme, mais elle a besoin d’être civilisée par le rappel de certaines permanences anthropologiques. L’homme moderne doit toujours se faire rappeler qu’il n’est pas le premier sur terre et que le monde ne se termine pas avec lui. Il faut être moderne, mais comme le dit Rémi Brague, il faut surtout être modérément moderne. Plus encore, il faut se garder du fondamentalisme de la modernité, qui se dévoile à travers deux pathologies, soit la tentation démiurgique et le fantasme de l’auto-engendrement. L’homme peut aménager le monde, le transformer, le réformer : il ne peut pas le créer, et il ne peut pas se créer lui-même. Car il faut bien le dire, l’aboutissement presque inévitable de ce fondamentalisme, c’est le totalitarisme.
Et c’est pour cela qu’il faut reconnaître ses vertus au libéralisme. Contrairement à ce que l’on croit, la philosophie libérale n’est pas étrangère à l’idée de limites. Elle relativise considérablement la prétention que peut avoir un individu de connaître intégralement les mécanismes qui assurent la production du lien social. C’est la grande leçon du dernier Hayek. Le libéralisme est spontanément critique envers l’utopisme, qui suppose une possible connaissance intégrale du bien social et qui est indissociable d’une tentation autoritaire. Ce qui ne veut pas dire, j’en conviens, qu’il n’existe pas une telle chose qu’une utopie libérale, à la Bastiat, mais c’est un autre problème.
Th.C. : Donc, vous vous considérez vous-même comme un libéral ?
>> Comment ne pas l’être au moins partiellement ? Je tiens surtout à la démocratie libérale qui est le régime propre de la civilisation occidentale dans ce qu’elle a de mieux, en conjuguant la souveraineté populaire et les libertés publiques. Je suis ce qu’on pourrait appeler un libéral à trait d’union. Libéral-conservateur ? Libéral-patriote ? Qu’importe l’étiquette : en dernière instance, je préfère me qualifier de conservateur, dans la mesure où le critique assume la meilleure part du libéralisme tout en la transcendant.
Th.C. : Est-ce que la démocratie libérale n’a pas fonctionné un certain temps en fonction justement de l’héritage de siècles de chrétienté ? Raymond Aron, bien qu’agnostique, est l’exemple typique de ces Juifs assimilés qui ont bénéficié finalement de siècles de culture chrétienne, en partie laïcisée. Mais la dynamique même de l’individualisme amène progressivement à rompre ces liens. Non pas que tout individu l’assumera forcément jusqu’au bout, mais il me semble que le processus déploie de manière inéluctable sa propre logique dès lors que l’on a validé certains principes politiques ou métapolitiques. De ce fait, je vois mal comment on peut ensuite se plaindre ou critiquer les conséquences de ce qui était contenu dans les causes.
>> Si vous regardez bien, ce ne sont pas des libéraux comme Raymond Aron qui, dans la deuxième moitié du XXe siècle, ont entrepris la déconstruction de notre civilisation…
Th.C. : Oui, mais parce qu’ils avaient en eux-mêmes une part d’héritage qui leur permettait de résister…
>> Mais leur libéralisme n’était pas contradictoire avec cette part de civilisation. Aron, puisqu’on vient de le nommer, était un admirable patriote. Cela dit, le libéralisme est quand même le meilleur socle philosophique pour penser la liberté d’expression, le pluralisme intellectuel ou la liberté d’entreprendre, par exemple. Le libéralisme bien pensé dégage aussi un espace de liberté privée qui permet à l’individu de se construire à l’abri quelquefois de la morale officielle.
Même sur le plan purement stratégique, je dirais qu’il faut d’abord reconnaître les vertus du libéralisme, pour mieux en critiquer les dérives. Celui qui se contente de vitupérer contre la modernité en se posant comme le contempteur d’un avachissement global se condamne aussi à l’impuissance politique. Il est condamné au rôle du réactionnaire, intraitable avec l’époque mais souvent incapable d’entrer en dialogue avec elle et de se faire entendre par ses contemporains.
Th.C. : Vous espérez dans cette possibilité de peser politiquement ?
>> Oui. Pensons au Brexit. On nous expliquait savamment que la souveraineté nationale était un archaïsme appelé à rejoindre le musée des idées politiques déchues. Le sens de l’histoire était post-national. Mais nous constatons ici que l’action politique peut porter ses fruits. Le militantisme obstiné peut renverser le consensus écrasant des élites en faisant surgir un autre récit : celui de la révolte des peuples contre leur dépossession. L’histoire n’est pas écrite d’avance, et il est possible de peser sur elle dans un sens qui soit favorable à ceux qui se disent conservateurs. Nous ne sommes pas obligés de croire les faux prophètes qui nous annoncent la dissolution des patries. Et c’est justement au nom de la démocratie que cette révolte est en partie menée.
Maxence Hecquard : Je suis tout à fait d’accord avec votre diagnostic sur l’idéologie du progrès, qui est hégémonique aujourd’hui et qui ne laisse aucune alternative. Vous estimez aussi que la pensée anti-moderne, la fameuse « arrière-garde réactionnaire », est condamnée à une non-action politique et à n’être finalement qu’une non-pensée. Là, je ne suis pas d’accord avec vous.
>>Je n’ai pas dit une non-pensée, mais une impuissance politique.
M.H. : Dont acte ! Refuser de critiquer radicalement l’idéologie de la modernité au prétexte que cette critique rendrait inaudible me semble irrecevable. Socrate ne faisait pas carrière. Aux yeux des uns il a mal fini, aux yeux des autres magnifiquement. Au moins en parle-t-on encore. Il me semble que notre rôle de philosophe est de semer, même sous la pluie, même sous la grêle. Penser est notre action politique. La vérité est puissante, même si, faiblement entendue, son chemin est souvent lent. Par ailleurs, je conteste votre idée selon laquelle l’idéologie du progrès ne serait qu’un mouvement destructeur. Elle est quelque chose en elle-même. Son influence politique, qui, dans le cadre d’un mouvement hégélien, passe par des destructions, est extrêmement puissante.
>> Le progrès mal pensé peut faire très mal. Ce n’est pas sans raison que l’homme moderne est si aisément mélancolique : au fond de lui-même, il sait que le progrès, qu’il serait vain de maudire car il n’est pas sans grandeur, s’accompagne de pertes véritables. On me permettra de citer Raymond Aron : « Notre civilisation est assez imparfaite pour justifier les réquisitoires : pourquoi n’y aurait-il pas des procureurs qu’anime le regret du passé et non pas l’attente utopique ? ».
M.H. : Soyons concrets : prenons l’élection d’Emmanuel Macron. Pourquoi a-t-il gagné ? Parce qu’il a déclaré, au nom du progrès, vouloir dépasser le vieux clivage gauche-droite.
>> Avec la sympathie active des médias, Macron a récupéré à son avantage une situation de crise politique exceptionnelle. Dans un pays divisé, il a posé au rassembleur, c’est vrai, en prétendant intégrer dans sa majorité tous hommes politiques raisonnables du pays. C’est à l’intérieur d’En Marche que se déploieront les contradictions légitimes qui traversent le pays. Ce qui se situe à l’extérieur de cette majorité est soupçonné d’extrémisme, que ce soit à gauche ou à droite. Une telle représentation du débat politique est toxique parce qu’elle vient abolir la figure du contradicteur légitime, indispensable en démocratie.
M.H. : Bien sûr que cette vision est totalitaire, vous le dites très bien dans votre livre. Tocqueville a dénoncé le totalitarisme sous-jacent à la démocratie depuis deux cents ans. Mais si la démocratie est totalitaire, cela ne veut pas dire que le débat en soit absent. Mais un seul débat y est admis : celui qui favorisera l’avance du progrès et de la démocratie elle-même.
>> Partout en Occident, le débat qui est permis est un débat qui se situe exclusivement à l’intérieur du consensus progressiste. On le voit par exemple avec le débat sur le multiculturalisme. Il peut y avoir des multiculturalismes modérés et des plus radicaux. On peut critiquer les dérives du multiculturalisme mais non pas le critiquer en lui-même. Dans ce mouvement idéologique, qui pousse le progressisme toujours plus loin, le radical d’aujourd’hui, s’il ne suit pas le rythme, deviendra le modéré de demain, puis le conservateur d’après-demain.
Je renvoie à la formule d’Irving Kristol qui affirmait en gros que le progressisme ne peut pas gagner, mais qu’il peut tous nous faire perdre parce qu’inévitablement il butte sur la nature humaine, qui n’a rien d’une fiction idéologique, même si on ne peut jamais la définir intégralement. L’être humain, dans sa réalité, n’est pas absolument malléable. Le conservatisme est une disposition naturelle de l’âme humaine qui sans cesse renaît parce qu’une part de l’homme résiste toujours aux idéologues qui veulent le remodeler. Il renaît pour défendre en l’homme l’aspiration à la permanence, à la durée, à la transcendance, à la verticalité. Mais cette résistance de la nature humaine à ceux qui la nient exaspère le progressisme, qui ne veut y voir que la persistance de résidus archaïques appelés un jour à disparaître pour qu’advienne un jour le règne de l’homme auto-engendré. Le progressisme, alors, se fanatise : il ne tolère pas qu’on lui résiste et qu’une part de l’homme ne se soumette pas à ses fantasmes.
M.H. : Je suis tout à fait d’accord avec vous. En revanche, je pense que le concept de démocratie est le même que celui de modernité et que ce concept est contradictoire avec celui de nature. Or, vous semblez établir une distinction entre la démocratie et la modernité. Il me semble ainsi contradictoire de critiquer la démocratie en se disant moderne.
>> En fait, je critique la falsification de la démocratie au nom de l’idéal démocratique authentique. Je me dis moderne sans le dire avec enthousiasme. La modernité est notre condition historique. Dans ce cadre, je cherche à penser certaines permanences anthropologiques, qui assurent la part verticale de la communauté politique, et qui l’inscrivent dans le temps, pour assurer sa continuité historique.
P.M. : C’est peut-être là le point saillant du désaccord. Quel sens donnez-vous exactement au mot régime ? Et quand nous parlons de progrès, de quoi parlons-nous exactement ?
>> Nous aurions probablement dû commencer par là, en effet ! Je m’explique : malgré une continuité politique apparente, nous sommes confrontés à une transformation fondamentale de notre conception de la démocratie. La souveraineté populaire passe désormais pour une forme de tyrannie de la majorité, la nation est sommée de se décoloniser intérieurement pour libérer les groupes minoritaires et doit pour cela se plier aux exigences du multiculturalisme, l’individu lui-même est contesté dans son droit à juger comme il veut le monde qui l’entoure, au nom d’une bien étrange lutte contre les préjugés. Le nouveau régime institutionnalise une forme de procès permanent contre la civilisation occidentale. En d’autres mots, la démocratie telle que nous la comprenons aujourd’hui a peu à voir avec celle qui s’est confrontée aux totalitarismes au XXe siècle. Plusieurs hommes, au XXe siècle, se sont battus pour la démocratie. Je pense à De Gaulle, ou Churchill. Aujourd’hui, ces hommes ne retrouveraient pas la démocratie qu’ils ont défendue. On les traiterait même comme des monstres. Le nouveau régime nous enferme dans un système idéologique étranger aux conditions de possibilité même de l’existence politique d’un peuple et qui s’enthousiasme même à l’idée de les déconstruire.
Pour ce qui est du progrès, il faut savoir ce qu’on critique quand on met en garde contre lui. Qui critique sérieusement le progrès scientifique, ou encore, le progrès médical ? Mais il faut résister à une forme d’absolutisation de l’individualisme. La subjectivité devient à ce point radicale qu’elle ne veut connaître d’autre limite que son propre désir. L’être humain se prend lui-même pour son propre créateur, qui, par exemple, choisira à partir de sa seule volonté son sexe. La théorie du Genre dévoile de ce point de vue la véritable ambition du nouveau régime.
Vous l’aurez compris : tout se dérègle à partir du moment où l’on s’arrache à une anthropologie de la finitude.
P.M. : Mais cette modernité n’accepte des limites qu’à partir du moment où elle les a choisies.
>> Oui, en effet, il y a la tentation de choisir ses propres limites. C’est un paradoxe probablement insurmontable, mais qui reconduit néanmoins l’idée de limite. Cela dit, par la simple conscience qu’il a de sa finitude, l’homme sait, par définition, qu’il n’est pas voué à l’infini. Mais en vous disant cela, je suis bien conscient qu’avec le transhumanisme, il cultive le fantasme de l’immortalité…
M.H. : Mais la vraie limite, c’est la nature !
>> Bien sûr. Mais elle n’est pas connaissable intégralement : le XXe siècle a vu la culture gagner du terrain sur la nature, et nous n’avons pas toujours à nous en désoler. Mais sans aucun doute, l’idée de nature est à réhabiliter.
Th.C. : Il y a quand même deux lignes dans la démocratie : le thème de la souveraineté populaire et celui du droit de l’individu. Je reviens un peu sur mon objection de tout à l’heure : ce que vous appelez le nouveau régime, n’est pas simplement l’auto-déploiement de la logique des droits, mais ceux-ci étant ultimement déterminés par une reconnaissance mutuelle, concrètement, c’est la souveraineté populaire avec la logique des groupes de pression.
>> La dynamique des droits s’est dénaturée. Des caprices se convertissent en désirs, qui se convertissent en besoins qui se convertissent en droits et qui se convertissent en droits fondamentaux, dans un processus qui peut être très rapide. La logique des droits ne tient que si elle parvient à trouver un point d’équilibre avec la souveraineté populaire. Ce jeu d’équilibre est moins théorique que pratique. Il relève de l’art politique et de l’appréciation des circonstances historiques. Selon les époques, un principe peut peser plus que l’autre. Mais à partir du moment où elle congédie la souveraineté populaire, la logique des droits sape le fondement de la communauté politique. Car une communauté politique sans figure substantielle du commun est condamnée à la décomposition et à une fragmentation qui peut la mener à l’éclatement.
M.H. : Il me semble que tous les penseurs de la démocratie actuelle, c’est-à-dire de la République (Hobbes, Rousseau, etc.), la fondent sur un contrat.
>> Le contractualisme oublie généralement de poser une question : qui sont les contractants ? Cette question se situe dans l’angle mort de la modernité, bien qu’elle n’ait pas complètement échappé à Rousseau, comme on peut le lire dès les premières pages des Considérations sur le gouvernement de Pologne. « Si l’on ne connaît à fond la nation pour laquelle on travaille, l’ouvrage qu’on fera pour elle, quelque excellent qu’il puisse être en lui-même, péchera toujours par l’application, et bien plus encore lorsqu’il s’agira d’une nation déjà toute instituée, dont les goûts, les mœurs, les préjugés et les vices sont trop enracinés pour pouvoir être aisément étouffés par des semences nouvelles. Une bonne institution pour la Pologne ne peut être que l’ouvrage des Polonais ou de quelqu’un qui ait bien étudié sur les lieux la nation polonaise et celles qui l’avoisinent ». À partir du moment où il n’y a pas d’État universel, on admet implicitement l’existence de critères qui permettent aux contractants de se rassembler pour ensuite fonder l’ordre politique. Ces critères relèvent de ce qu’on appelle aujourd’hui la culture. On retrouve là les deux pôles constitutifs de la communauté politique moderne : le contrat ou, si l’on préfère, le consentement, et l’héritage ou, si l’on préfère, le déjà-là. Pour certains contractualistes radicalisés, il faut abolir le « déjà-là » pour exister comme pure volonté désincarnée.
M.H. : Le contrat social imaginé par Hobbes et Rousseau n’est pas lié à la nature spécifique des contractants, c’est-à-dire du « peuple ». Vous semblez penser que les peuples ont une identité propre et, en même temps, dans votre texte, vous n’avez pas complètement défini la nation.
>> On ne peut pas la définir une fois pour toutes à partir d’une série de critères définitifs. Un peuple évolue dans le temps tout en demeurant lui-même en se racontant son aventure historique. L’idée démocratique, lorsqu’elle se répand, rencontre une diversité de peuples qui s’en réclament et qui ne s’identifient pas les uns aux autres. L’humanité est irréductiblement plurielle et les peuples aspirent à s’autodéterminer.
M.H. : Si vous parlez d’autodétermination, vous êtes contractualiste…
>> Je le suis dans la mesure où le contrat présuppose l’existence d’un peuple qui ensuite décide des règles qui seront les siennes. Mais le contrat ne concerne pas l’existence même du peuple, sinon la nation se fonde dans le vide. Cela dit, le nouveau régime entend pousser le contractualisme jusque-là : il rêve de fabriquer un nouveau peuple en rééduquant la population pour la purger de sa culture historique, dans laquelle il ne veut voir qu’un stock de préjugés et de stéréotypes. Quand le peuple proteste, on l’accuse de populisme.
Me permettez-vous d’ajouter que je n’aborde pas la question de l’autodétermination des peuples d’un œil français mais québécois ! Pour des raisons que vous trouverez évidentes, je ne saurais m’opposer au droit à l’autodétermination des peuples ! Ma plus grande espérance politique, c’est de voir mon peuple prendre enfin en main ses destinées. C’est peut-être pour cela qu’à l’automne 2017, je ne jetais pas le même regard que plusieurs de mes amis français sur la situation catalane.
M.H. : Si la nation n’est pas une réalité naturelle mais juridique, car fondée sur un contrat, pourquoi ne pourrait-elle pas évoluer ? Pourquoi refuser des apports immigrationistes ? Pourquoi refuser l’islam ?
>> Il ne s’agit pas de dire que la nation est à jamais figée dans une définition dont elle ne peut sortir. Mais on ne saurait non plus définir une nation comme un flux permanent, insaisissable, sans l’ancrer dans une certaine permanence. C’est ce que l’on cherche à nommer aujourd’hui en parlant d’identité, même si ce concept est souvent insatisfaisant. Il existe une chose telle que le droit des peuples à demeurer eux-mêmes.
M.H. : Mais la seule permanence de la modernité réside justement dans le fait qu’elle n’en a pas. Il s’agit d’une idéologie de l’instant, d’un attachement au devenir. Le mot même de modernité l’indique. Modo en latin, c’est l’instant.
>> Il faut donner une leçon de modestie aux hypermodernes et leur rappeler que la modernité n’est pas le point d’aboutissement de l’histoire humaine, et qu’elle n’abolit pas d’un coup le génie spécifique des époques antérieures.
À moins d’avoir une conception particulièrement fondamentaliste du progrès, il est possible d’y voir autre chose qu’une simple négation des étapes antérieures. On le constate, me semble-t-il, dès lors que l’on médite sur les grands textes de l’Antiquité : ils mettent en avant une idée de l’âme humaine qui est étrangère à la modernité, et qui pourtant nous parle. D’une époque à l’autre, la nature humaine reste la même mais se révèle sous différents visages. Aucune époque n’épuise les possibilités de l’âme humaine. La philosophie politique doit organiser, si je puis dire, une conversation infinie entre ces époques. Je me sens très proche, sur cette question, d’Allan Bloom.
J’ajoute une évidence : pour qui veut s’inscrire dans l’espace public et participer à la vie politique, au débat collectif, il faut quand même minimalement accepter les grands paramètres de son époque. Il faut épouser l’esprit de son temps, pour reprendre les mots du général De Gaulle.
MH : Il y a des temps de folie. Épouser son temps, c’est renoncer à la vérité.
>> Je m’intéresse aux conditions d’inscription dans l’espace public, ce n’est pas la même chose.
P.M. : C’est effectivement une vraie question qui nous est posée. Peut-on critiquer radicalement le monde dans lequel nous sommes et ses fondements modernes et peser dans le débat public ?
M.H. : Socrate a-t-il pesé dans le débat public ? Je pense que oui.
Th.C. : Je suis d’accord avec vous pour affirmer que le rapport à notre expérience a effectivement un conditionnement historique. Mais notre conditionnement historique ne dit pas la totalité de notre expérience qui est effectivement une expérience humaine et la nature humaine affleure jusqu’à aujourd’hui. On peut donc très facilement « jouer le jeu » de la réflexion et du débat. Mais on peut aussi, un peu à la manière des dissidents de l’Est, même si certains se sont réclamés de la logique des droits, manifester des constantes qui sont intrinsèques à la nature humaine.
>> Cela va de soi. Toute pensée de la dissidence s’ancre d’une manière ou de l’autre dans une philosophie qui reconnaît ses droits à la nature humaine. Et à certains moments, c’est la dissidence la plus radicale qui s’impose. On se réfère alors à un droit naturel absolument étranger à un régime dévoyé : c’était le cas de Soljenitsyne. C’était le cas de Stauffenberg. Je note que ces deux hommes étaient profondément patriotes. On l’oublie souvent, mais ce n’est pas qu’au nom du libéralisme que l’on a critiqué le totalitarisme au XXe siècle, mais aussi au nom du patriotisme et du christianisme. Même l’ordre politique le plus écrasant, le plus étouffant, le plus dominant, ne réussira jamais à atteindre l’homme dans ses plis les plus intimes. Une part de l’homme se dérobe toujours à la société, même à la société qui voudrait s’emparer pleinement de son âme. L’idée même de nature humaine représente un frein intellectuel indispensable pour contenir la tentation démiurgique des modernes.
Guilhem Golfin : La modernité est toujours un processus. Elle est toujours inachevée. Le réel maintient, jusqu’à présent, tant bien que mal, des fondamentaux, même si on commence à en voir les limites. À mon sens la modernité ne peut pas tout détruire, car si elle allait jusqu’au bout, elle s’autodétruirait.
>> On peut croire et espérer, en effet, que toujours, les invariants anthropologiques resurgiront. Aujourd’hui, ils semblent pour plusieurs inimaginables et inconcevables.
G.G. : Est-ce que ce processus ne se heurte pas aux principes fondamentaux de la pensée moderne ? Soi-disant elle le défend, car elle défend la démocratie, mais cette démocratie est revendiquée de façon unanime par tout le monde. Les fondamentaux de cette culture moderne sont à mon sens antipolitiques, au sens grec du politique.
>> Certains philosophes de la modernité ont quand même le sens des limites de la modernité. C’est la tâche des philosophes politiques que de rappeler au cœur du monde moderne que, si l’on peut et même si l’on doit à certains égards, accepter le monde qui est le nôtre, il ne sera jamais intégralement satisfaisant pour nos aspirations les plus fondamentales et qu’il faut travailler à créer un contexte institutionnel et culturel où les aspirations qui ne sont pas prises en charge sérieusement par la modernité puissent aussi s’exprimer.
M.H. : Vous limitez la question démocratique à la politique, mais l’idéologie démocratique constitue désormais un système d’interprétation complet, qui embrasse tous les aspects de la vie. Vous dénoncez un fondamentalisme de la modernité, du progrès et de l’évolution. Ce fondamentaliseme même constitue une métaphysique en de dehors de laquelle la démocratie est tout simplement inintelligible.
>> Pour reprendre vos mots, vous ne pensez pas que la démocratie moderne s’est longtemps comprise elle-même sans cette métaphysique de la démocratie ?
M.H. : Non. Je ne le crois pas. Je pense au contraire que tous les penseurs de la République ont adhéré à cette métaphysique évolutionniste. On ne peut vraiment comprendre d’où ils viennent et où ils vont qu’en l’examinant.
>> Permettez-moi d’évoquer encore une fois la figure de Raymond Aron et surtout, sa critique de mai 68. En 68, Aron se montre à la fois critique et moqueur des évènements. Dix ans plus tard, comme on peut le lire dans le Plaidoyer pour l’Europe décadente, Aron se rallie à sa manière à l’idée d’une crise de civilisation. Aron nous dit : la civilisation occidentale ne saurait être exclusivement libérale : elle a besoin de croire à sa propre transmission culturelle, elle a besoin d’un sens du sacré. En disant cela, Aron ne se retourne pas contre le libéralisme. Il explique à quelles conditions le libéralisme demeure possible et même émancipateur. N’est-ce pas d’ailleurs une réflexion à rouvrir, aujourd’hui, alors que le corps social implose tellement il devient hétérogène et que la chose publique se décompose puisque l’individu n’entretient plus qu’un rapport instrumental avec elle ?
G.G. : Cela reste un compromis !
>> Toute politique est un compromis de ce point de vue. Je dirais même que c’est une bonne chose. Je me méfierais d’un monde commandé par une seule idée !
G.G. : Sur le plan pratique, oui. Sur le plan théorique c’est moins cohérent. Existe-t-il des démocrates cohérents ? Si la démocratie a besoin d’apport externe, cela veut dire qu’elle ne suffit pas.
>> La démocratie est un régime politique, probablement le meilleur, assurément le meilleur, j’oserais même dire, mais elle ne saurait définir à elle seule une communauté politique : elle ne crée pas la communauté qu’elle constitue et ne sait pas traduire toutes les passions humaines nécessaires à la poursuite d’une civilisation. Elle ne parle pas spontanément le langage de l’honneur ou de la piété civique, qui sont pourtant essentiels à toute société, surtout dans les périodes de crise historique.
G.G. : Mais regardez la monarchie médiévale française. Il y avait le côté transcendant, incarné par le sacre des rois. Il s’y trouvait un élément extérieur au politique et qui venait l’asseoir, le conforter, le fortifier. La démocratie moderne s’est quand même bâtie sur sa négation.
>> Je ferai quelques nuances. Jusqu’aux années 1970 et même 1980 à certains égards, quand on étudie le discours politique dominant dans toute société, on constate que le conservatisme a ses droits. Tous reconnaissent que si le principe démocratique est fondamental, il n’a pas pour vocation à se généraliser à tous les rapports sociaux. L’école, par exemple, pour être fidèle à sa mission, ne saurait se soumettre aux exigences strictes de l’égalitarisme.
G.G. : Mais quelles seront les sources externes justement à la démocratie ? Il peut y en avoir trois : la transcendance divine, la nature, la tradition historique. Mais la modernité exclut Dieu, et par la technique nous prétendons nous affranchir de la nature. Quant aux traditions, on n’en veut plus.
>> L’histoire est justement la première ressource qui permet aux peuples de se définir, et même, de se mobiliser lorsqu’ils se retrouvent dans des circonstances exceptionnelles, où ils doivent prendre des décisions qui engagent leur existence. L’histoire témoigne aussi de la singularité d’un peuple, de son génie propre, de son aventure particulière.
G.G. : Pour nous Français, la démocratie s’enracine dans la Révolution. Du passé faire table rase ! Le mot est au moins significatif d’un état d’esprit. Que reste-t-il pour alimenter la démocratie ?
Th.C. : C’était aussi ma question : ne sous-estimez-vous pas les conditionnements économiques et techniques de l’expérience moderne tels qu’ils se révèlent avec les questions du transhumanisme ou du rapport à l’identité sexuelle et qui font justement système avec la démocratie telle que nous en parlons ?
>> Finkielkraut a une belle formule : l’homme naît dans un monde qui le précède et qui lui survivra. Dès lors, il ne doit pas faire preuve d’ingratitude et ne doit pas non plus se montrer indifférent à la suite du monde, comme s’il se terminait avec sa propre mort. C’est à partir de cette disposition éthique fondamentale qu’il nous faut reconstruire un imaginaire politique nous réenracinant dans la continuité historique, et nous tenant justement éloigné de l’imaginaire de la table rase.
G.G. : Même si pour certains la France commence à la Révolution ?
>> La France ne commence pas avec la Révolution, elle ne meurt pas avec elle. Je ne m’oppose évidemment pas à l’idée républicaine, mais je m’oppose à ceux qui disent république pour ne pas dire France. Je rappelle que si la république est un excellent régime, elle n’est qu’un régime. On pourrait même dire que la Ve République a réconcilié une certaine aspiration monarchique à la française avec la forme républicaine. À tout le moins, c’est ainsi que De Gaulle l’avait comprise. Quoi qu’il en soit, un pays est bien plus qu’un régime ou une proposition philosophique. C’est une culture, une histoire, une manière de vivre : il est dommage que ce simple rappel puisse valoir à celui qui l’ose une réputation d’infréquentable.
Mathieu Bock-Côté, Le nouveau régime, Boréal, 328 p., 24 e.