Fidélité ou trahison : peut-on apostasier par charité ?

Publié le 10 Fév 2017
Fidélité ou trahison : peut-on apostasier par charité ? L'Homme Nouveau

Aussi bien le roman de Shûsaku Endô, Silence, que le film éponyme de Martin Scorsese, amènent à se poser des questions sur notre fidélité au Christ dans l’épreuve des persécutions. Mais il y a une logique de l’apostasie, comme le montre le personnage du Père Rodrigues et qui conduit souvent à la collaboration avec le persécuteur.

« Piétinez ! Piétinez ! C’est pour que vous me fouliez aux pieds que je suis là ! » Le prêtre pose son pied sur le visage du Christ. « L’aube éclate. Au loin, le coq chante ». Le protagoniste central du roman d’Endô, le Père Rodrigues, prêtre missionnaire au Japon, apostasie. Il le fait pour sauver la vie des paysans qui se confient en lui. Il le fait par lassitude et épuisement. Il le fait parce qu’il croit que Jésus lui-même le lui demande : entrer dans le grand silence, épouser la condition des pécheurs et des traîtres, loin de tout orgueil, dans l’abnégation la plus totale. Cette demande supposée du Christ – « Mieux que personne je sais la douleur qui traverse votre pied. Piétinez ! c’est pour être foulé aux pieds par les hommes que je suis venu en ce monde » – est-elle l’ultime révélation du Dieu qui s’abaisse pour notre salut ou une consolation que l’apostat invente pour lui-même ?

Une lecture éprouvante

Un homme de foi ne sort pas indemne de la lecture de ce roman, Silence. Car la tonalité des questions ultimes change radicalement selon qu’on les pose d’une manière abstraite ou qu’elles nous engagent au plus intime de nous-mêmes. « Il faut faire ainsi. » « Tu dois faire ainsi. » « J’aimerais dans une épreuve semblable agir de la sorte. » Notre pensée ne sera pas la même. J’aimerais pouvoir tenir sous la torture, mais comment présager de mes forces ? Une chose que d’être traîné vers la mort, autre chose que de la choisir par avance en connaissance de cause. Et – la question redoutable entre toutes ! – ma fidélité peut-elle exposer les autres aux sévices ? Ne serait-ce pas de l’orgueil déguisé que de faire payer le prix de ma conscience à ceux qui souffrent, muets et dociles, suspendus à mon choix ? « Vous êtes venu en ce pays afin de donner votre vie pour eux, en fait ils donnent la leur pour vous », lance avec un rire méprisant le seigneur local préposé au procès.

Jusqu’où cette trahison ira-t-elle et d’où vient-elle ? Dans le roman, cette apostasie ne sera pas uniquement un acte extérieur singulier. Il ne suffit pas de piétiner une image sacrée, l’efumi, préposée à cet usage. Notre personnage principal changera de nom, prendra une épouse qui lui sera imposée, collaborera avec la police qui surveille l’arrivée possible des chrétiens. Un autre de ses confrères, qui a suivi le même chemin, s’emploiera à composer les traités de propagande antichrétienne. ­Même si au début on peut se justifier en disant qu’on ne pose qu’un acte extérieur, on sent qu’il faudra aller jusqu’au bout dans cette trahison. Aujourd’hui j’apostasie pour soulager la souffrance de mes ouailles. Demain je dénoncerai les autres chrétiens et je collaborerai avec l’oppresseur.

Pour comprendre d’où cette trahison vient, regardons vers un autre protagoniste du roman, fondamental pour la compréhension de l’histoire. C’est Kichijiro, un chrétien qui sert de guide à nos missionnaires, qui les trahit à plusieurs reprises, puis se repent à plusieurs reprises. Il vient régulièrement demander l’absolution que le prêtre, à chaque fois, lui accorde, avec un mélange de compassion et de dégoût. C’est de ce dégoût que le Père Rodrigues se trouve guéri dans les dernières pages du roman. Dernier prêtre en ce pays, il réalise qu’« il n’y a ni forts ni faibles. Qui oserait affirmer que les faibles ne souffrent pas plus que les forts ? ». Maintenant, compté au nombre des faibles, au nombre des traîtres, Rodrigues laisse toute la place au Christ qui seul sauve. Le prêtre a accepté sa propre faiblesse : un terme de chemin sans gloire, et, osons le dire, presque sans espoir. Le Christ s’humilie et accepte d’être rejeté, mais qui voudrait être du nombre de ses tortionnaires ? Jésus laisse Judas faire et ne lui refuse pas son amitié, mais qui oserait prendre le chemin de Judas ? Pierre trahit par surprise et par faiblesse, mais Rodrigues accepte bien plus : une longue collaboration avec le persécuteur. On peut comprendre que l’homme oppressé par la violence et la torture, ému par compassion plie devant le bourreau. Mais si depuis le début, notre prêtre avait été moins sûr de son amour pour Dieu et plus compréhensif devant la faiblesse des petits qui apostasient, peut-être, la force du Christ aurait-elle pu agir en lui avec plus de liberté et de simplicité ? En effet, la trahison n’est pas une fatalité : le compagnon du Père Rodrigues subit le martyre avec courage et humilité.

Des chrétiens rabaissés

Un autre leurre rend son choix d’apostasie encore plus discutable. Tout au long des interrogatoires, les paysans sont présentés comme des bêtes sans raison, condamnés à suivre leurs pasteurs. Ils souffrent parce que tel est le choix des prêtres, disent les tortionnaires. Non. C’est leur choix, ils restent fidèles au Christ – telle est leur dignité. C’est aussi le choix des fonctionnaires lorsqu’ils les soumettent à des sévices – telle est leur pleine responsabilité morale. Les catholiques japonais ne meurent pas pour les prêtres, ils meurent pour Dieu. Le nier revient à les priver de leur statut d’hommes. De même, leurs tortionnaires, mus par les intérêts d’État, sont pleinement responsables de leurs actes : leur apparente indifférence ne rend pas moins atroce leur comportement. Le Père Rodrigues accepte ce sophisme qui le présente comme seul responsable : si les paysans souffrent, c’est à cause de lui, tandis qu’en réalité il s’agit et de leur fidélité à l’Évangile, et de l’inhumanité de leurs bourreaux. C’est pourquoi au-delà de son apostasie les chrétiens subsistent : nous retrouvons une nouvelle liste de condamnés dans les notes du fonctionnaire qui constituent l’annexe du roman. La chute du prêtre n’arrête ni l’œuvre de Dieu dans les cœurs des fidèles, ni la détermination des persécuteurs. En choisissant de piétiner l’image du Christ, le Père Rodrigues découvre certes l’aimant abaissement du Sauveur, mais sa décision n’arrête pas la persécution des chrétiens, ne justifie pas leurs bourreaux.

Peut-on préférer l’amour du prochain à l’amour de Dieu ? Abandonner l’un pour l’autre ? Le Christ, dans le roman d’Endô, accepte d’être trahi par amour pour les hommes. Les paysans acceptent de mourir par amour pour Dieu. L’apostasie du Père Rodrigues, tout en exhalant et l’abaissement de Jésus, et la fidélité des fidèles, le laisse dans un étrange silence. Quand il collabore avec les persécuteurs, est-ce encore en témoin silencieux du Christ qu’il le fait ?

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