> Tribune libre d’Élie Collin
Médecin, membre de la communauté du Chemin Neuf, Catherine Denis, spécialiste de théologie, propose avec son dernier livre, L’humain en vis-à-vis, une relecture de la différence des sexes fondées sur l’œuvre de Karl Barth. Avec de passionnants éclairages mais des concessions contestables à l’esprit du temps.
Il n’est guère de question plus brûlante aujourd’hui que celle de la différence des sexes, sur laquelle les « études de genre » ont jeté le soupçon. Qu’est-ce que le théologien chrétien peut en dire ? N’y aurait-il pas là une occasion, voire une chance, d’approfondir ce que signifie être un homme et une femme et ce que peut être leur relation ?
À ces questions, la théologienne Catherine Denis, mariée et membre de la communauté du Chemin Neuf, tâche de répondre en relisant la monumentale Dogmatique ecclésiale d’un des plus grands théologiens protestants du XXe siècle, Karl Barth.
Analogie avec la trinité

Karl Barth (1886-1968).
La grande force de la théologie barthienne de l’homme et de la femme est de penser leur relation par analogie avec la Trinité divine. « Dieu créa l’homme à son image ; homme et femme il les créa » : pour Barth, cette affirmation de la Genèse révèle l’« analogie de la relation » (analogia relationis) entre le vis-à-vis du Père, du Fils et de l’Esprit, et le vis-à-vis de l’homme et de la femme créés par Dieu. Dieu suscite un « être correspondant à son propre être », donc analogue.
La différence entre homme et femme et leur unité générique figurent et répètent l’unité dans la différence du Dieu un et trine. Cette analogia relationis entre Dieu et l’homme et la femme est pour Barth autant un fait de création qu’une promesse et un don, que ceux-ci doivent recevoir et librement actualiser. Or, cette image de Dieu qu’est la relation entre l’homme et la femme se trouve, dans l’histoire, blessée et abîmée par le péché, et donc en attente de salut. C’est ainsi que l’Ancien Testament présente souvent l’infidélité d’Israël envers Dieu comme une infidélité de l’épouse envers son époux, les deux infidélités allant de pair.
Enfin, Jésus-Christ restaure par grâce l’analogia relationis originelle. Jésus est en effet l’homme parfait, qui révèle que l’homme se définit par la co-humanité, c’est-à-dire son « être dans la rencontre » et le vis-à-vis avec son semblable différent. L’amour de Jésus pour son Église accomplit la relation entre l’homme et la femme, comme le révèle le chapitre 5 de la Lettre aux Éphésiens, et les rend ainsi de nouveau capables d’être l’image de Dieu dans leur relation différenciée.
En somme, Barth reçoit de la Parole de Dieu une lumineuse analogie, articulant quatre niveaux : la relation intra-trinitaire, la relation d’alliance entre Dieu et l’humanité, la relation du Christ et de son Église et la relation de l’homme et de la femme.
Cette reprise par Catherine Denis de l’analogia relationis barthienne nous semble très féconde, en tant qu’elle marque l’importance de la différence entre l’homme et la femme, voulue par Dieu dès l’origine, irréductible, malgré toutes les blessures que le péché lui inflige.
Néanmoins, on peut regretter qu’à la suite de Barth, la théologienne se refuse à entrer dans une description plus concrète de ce qui distingue comme homme et femme. Barth se refuse en effet à toute définition anthropologique qui ne proviendrait pas de la Parole de Dieu ; il insiste plutôt sur le caractère indéfinissable et énigmatique de l’homme et de la femme. Il semble parfois que la seule chose qui les définisse soit leur vis-à-vis, leur relation d’unité et de différence, de ressemblance et de dissemblance, mais sans que ces domaines puissent être délimités et décrits.
Ici, se révèle ce qui est à nos yeux une des faiblesses de ce travail, l’absence de philosophie, exclue méthodiquement par Barth. Par crainte de tout stéréotype et essentialisme figé, devenu le nouveau péché de la pensée contemporaine, on en dira finalement peu sur l’être-homme et l’être-femme. Ce sont la relation et la rencontre qui priment, et le « je » et le « tu » de l’un et l’autre ne sont rien en dehors de cette corrélation.
Dans le dernier chapitre de son livre, Catherine Denis, après avoir présenté longuement la théorie barthienne de l’analogia relationis qui se déploie dans une histoire, la met « à l’épreuve des questions contemporaines » : la distinction du sexe et du genre, la revendication du mariage homosexuel et la déconstruction du patriarcat.
Ces réflexions sont, selon nous, les plus problématiques. En se voulant « à l’écoute de l’Esprit à travers les situations concrètes des hommes et des femmes de ce temps », elles concèdent la plupart des présupposés de ces divers types de déconstruction, sans les interroger à partir de la Parole de Dieu elle-même.
Distinction entre sexe et genre
D’abord, Catherine Denis s’ouvre à la distinction entre sexe (biologique-naturel) et genre (social-construit), et en propose « une subtile articulation ». Cette subtilité consiste à identifier la différence entre sexe et genre et celle entre création et alliance, entre fait donné et tâche à accomplir, entre nature et histoire.
Il y aurait certes une identité sexuée, masculine ou féminine, donnée dès l’origine, dès la naissance, mais il conviendrait ensuite, en l’ayant reçue et acceptée, de choisir librement et dans l’Esprit sa manière d’exister comme homme ou femme, par-delà les « stéréotypes de genre ».
Mais cette distinction entre le donné naturel et la construction historique ne convient pas à l’articulation entre création et alliance, puisque celle-ci est le déploiement et l’accomplissement de celle-là, et non sa négation ou son dépassement, comme le préconisent les théoriciens du Genre.
On regrettera ensuite que Catherine Denis outrepasse la critique par Barth de l’homosexualité, qui est une fuite de la relation et un isolement hautain séparé de l’autre sexe, et tente de penser l’homosexualité comme une relation de co-humanité qui, au même titre que l’hétérosexualité, doit être sauvée.
Si le mariage est pour Barth le modèle premier de co-humanité et d’accomplissement du vis-à-vis entre l’homme et la femme, celui-ci n’est selon Catherine Denis qu’une réponse possible à l’appel de Dieu d’être à son image selon l’analogia relationis, parmi d’autres réponses humaines possibles, telles que, comprend-on, la relation entre personnes de même sexe.
Unité de l’humanité
Bien plus fécond est néanmoins le plaidoyer de la théologienne en faveur d’une nouvelle éthique de l’amitié entre les hommes et les femmes, dans l’Église et dans la société. L’enjeu est de témoigner « en paroles et surtout en actes, de l’unité de l’humanité dans le respect de la relation différenciée entre les sexes ». Selon cette éthique, il convient d’articuler égalité et distinction entre les sexes, et de vivre leur différence comme une énigme et une grâce.
Comme l’indique Barth en de belles pages, cela passe par l’accueil et la reconnaissance de la différence des sexes comme un don du Créateur et une mission, menacée par le péché, mais sauvée en Jésus-Christ. La relation entre l’homme et la femme devient ainsi une des dimensions de l’histoire du Salut.
Par ces stimulantes propositions, Catherine Denis se fait assurément l’écho de la Parole vivante et fidèle de Dieu qui continue de nous interpeller chacun, homme ou femme, et en Église, pour que nos fragiles relations correspondent, imitent et reflètent toujours mieux la parfaite communion d’amour trinitaire.
Catherine Denis, L’humain en vis-à-vis. Une éthique des relations entre hommes et femmes inspirée par l’analogie trinitaire barthienne, Cerf, 456 p., 35 €.
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