Les deux derniers synodes sur la famille ont remis en avant le concept évoqué par Jean-Paul II lors du synode de 1980, celui de la gradualité de la loi. Cette dernière, mal comprise et appliquée, peut finir par donner un double statut à la vérité morale, selon que l’homme peut l’appliquer ou non. C’est oublier que pour appliquer la loi de Dieu, la grâce est toujours présente.
Le constat d’un fossé grandissant entre la doctrine morale enseignée par l’Église et la vie concrète des gens avait amené le synode sur la famille de 1980 à valoriser la gradualité. Cela amena saint Jean-Paul II à faire une distinction entre « loi de gradualité » et « gradualité de la loi » (Familiaris consortio, n. 34). Par souci de mieux intégrer l’historicité du sujet moral, le terme est réapparu lors des deux derniers synodes sur la famille. Une pastorale de la miséricorde donnerait la primauté au patient travail de la grâce et permettrait de sortir enfin d’une conception légaliste de la morale centrée sur la binarité permis/défendu. Tous ceux qui se réfèrent à la gradualité citent la fameuse formule de saint Jean-Paul II. Mais la citer suffit-il à l’intégrer ? Comment éviter qu’au nom d’une attention « miséricordieuse » aux personnes ne soit validée une adhésion à la gradualité de la loi morale ?
Dans son livre consacré à la pastorale des fidèles divorcés et remariés civilement le Père Philippe Bordeyne, recteur de l’Institut Catholique de Paris, présente la manière dont le « Pape s’emploie à parcourir de façon nouvelle la tradition morale de l’Église ». Le discernement et l’accompagnement en sont des axes majeurs : « Le cœur du propos du Pape est que la vie morale, telle que toute personne est appelée à la pratiquer au présent en tenant compte de ses possibilités réelles, est une modalité essentielle d’intégration ecclésiale. » (Divorcés remariés. Ce qui change avec François, p. 82, Salvator) Le discernement de la volonté de Dieu lors d’un accompagnement pastoral est en mesure d’apporter la paix. Pourquoi ? « Parce qu’il peut permettre de “découvrir avec une certaine assurance morale” (AL 303) que la qualité de vie morale dans la seconde union est une réponse suffisante aux appels de Dieu ici et maintenant, compte tenu “de la complexité concrète des limitations, même si cette réponse n’atteint pas encore pleinement l’idéal objectif” (AL 303) ». (Idem, p. 83-84)
Cette compréhension de la pédagogie divine nous semble valider de facto une conception graduelle de la loi morale. Le Père Bordeyne s’en défend car il considère qu’une telle approche pastorale ne remet pas en cause la loi de Dieu. Il la conçoit comme un idéal vers lequel il s’agit de progresser asymptotiquement. L’important serait d’être en marche. Dieu ne peut pas commander l’impossible à l’homme limité par le péché et par la blessure. La notion de discernement est ainsi utilisée pour contourner la reconnaissance d’actes intrinsèquement mauvais, c’est-à-dire d’actes toujours contraires à la volonté de bonheur que Dieu a sur moi. En effet, puisque le discernement porte sur la volonté de Dieu, peut-on imaginer que Dieu veuille, par exemple, que je fornique, que je mente ou que je sois adultère, dans la mesure où il s’agirait de le faire à un rythme moins soutenu qu’auparavant ?
Quel sens au mot loi ?
Tout cela présuppose une confusion sur le mot loi. Dans l’expression « loi de gradualité », le mot loi est de nature anthropologique ; l’être humain a besoin de temps pour acquérir les vertus et intégrer pleinement dans sa subjectivité le dessein de Dieu sur lui. Mais dans le laps de temps, parfois très long, entre la conversion et l’exercice des vertus soutenu par la grâce, la loi de gradualité n’a pas à servir de prétexte pour proportionner la loi de Dieu aux capacités concrètes de la personne. Sinon comment éviter un double statut de la vérité morale ? Dieu se contredirait-il en « validant » un discernement opposé à ce qu’Il détermine par sa loi comme étant le vrai bien humain ?
Saint Jean-Paul II envisage clairement cette hypothèse pour la refuser : « En plus du niveau doctrinal et abstrait, il faudrait reconnaître l’originalité d’une certaine considération existentielle plus concrète. Celle-ci, compte tenu des circonstances et de la situation, pourrait légitimement fonder des exceptions à la règle générale et permettre ainsi d’accomplir pratiquement, avec une bonne conscience, ce que la loi morale qualifie d’intrinsèquement mauvais. Ainsi s’instaure dans certains cas une séparation, voire une opposition, entre la doctrine du précepte valable en général et la norme de la conscience de chacun, qui déciderait effectivement, en dernière instance, du bien et du mal. Sur ce fondement, on prétend établir la légitimité de solutions prétendument “pastorales”, contraires aux enseignements du magistère, et justifier une herméneutique “créatrice”, d’après laquelle la conscience morale ne serait nullement obligée, dans tous les cas, par un précepte négatif particulier. » (Veritatis splendor, n. 56)
Mais un Dieu bon peut-il commander « l’impossible » ? Une telle conviction amène beaucoup aujourd’hui à valider de facto, au nom de la miséricorde, une gradualité de la loi, pour réduire la tension très forte entre doctrine (idéal) et pastorale (ce que la conscience accompagnée discerne de ce que Dieu demanderait ici et maintenant). La loi de Dieu est-elle impossible à pratiquer ? Et à l’aune de quel critère cette impossibilité est-elle décrétée ? Dans la continuité de toute la tradition, Jean-Paul II répond : « On peut vaincre les tentations et l’on peut éviter les péchés, parce que, avec les commandements, le Seigneur nous donne la possibilité de les observer. » (Idem, n. 102) Ceux qui disent que les possibilités concrètes rendent parfois inapplicable la loi de Dieu font donc abstraction de la grâce et en restent à une vision pélagienne de la nature de l’homme.
Pour conclure méditons ces paroles du saint pape : « Les possibilités “concrètes” de l’homme ne se trouvent que dans le mystère de la Rédemption du Christ. » « Ce serait une très grave erreur que d’en conclure que la règle enseignée par l’Église est en elle-même seulement un “idéal” qui doit ensuite être adapté, proportionné, gradué, en fonction, dit-on, des possibilités concrètes de l’homme, selon un “équilibrage des divers biens en question”. Mais quelles sont les “possibilités concrètes de l’homme” ? Et de quel homme parle-t-on ? De l’homme dominé par la concupiscence ou bien de l’homme racheté par le Christ ? Car c’est de cela qu’il s’agit : de la réalité de la Rédemption par le Christ. Le Christ nous a rachetés ! Cela signifie : Il nous a donné la possibilité de réaliser l’entière vérité de notre être ; Il a libéré notre liberté de la domination de la concupiscence. » (Idem, n. 103)