« Seigneur, regarde-moi et viens à mon secours. Qu’ils soient confondus et qu’ils rougissent de honte, ceux qui en veulent à ma vie pour la perdre. Seigneur, regarde-moi et viens à mon secours. »
(Psaume 39, 14, 15)
Commentaire spirituel
Le psaume 39 (40) d’où est extrait ce bref offertoire, est un psaume mixte : dans sa première partie, il remercie le Seigneur pour la protection qu’il a accordée à son serviteur, alors qu’il se trouvait en situation de grave péril ; et dans la seconde partie, il fait appel à cette même protection divine contre des ennemis qui le pressent de toutes parts. L’action de grâce précède donc la supplication, ce qui peut laisser entendre que les assauts du mal sont répétitifs et alors ce psaume récapitule en quelque sorte le combat de toute notre vie avec ses hauts et ses bas, ses chauds et ses froids, ses moments de paix et ses heures de tourmente. Notre âme est ainsi ballottée entre la souffrance et la joie, et dans tous les cas, elle a besoin de Dieu, pour implorer son aide comme pour le remercier de son secours et jouir de sa présence. La créature ne peut se passer de son Créateur : elle est faite pour lui, elle ne peut pas vivre en paix sans lui.
Le texte de notre offertoire contient une malédiction. Les ennemis du psalmiste sont mentionnés, comme souvent dans les psaumes, et le châtiment du Seigneur est invoqué sur eux. Cela nous choque a priori, nous chrétiens, qui avons reçu le message du Christ et ses exigences infinies de pardon, puisé dans le pardon infini de Dieu lui-même manifesté en son Fils sur la croix. Ces malédictions, dans le contexte du Nouveau Testament, doivent donc prendre une nouvelle signification. Les ennemis ne sont plus ceux du peuple de Dieu, ce ne sont plus ceux de tel ou tel individu car la loi nouvelle nous demande de les aimer. Ce ne sont plus des frères en humanité, ce sont des réalités spirituelles : ce sont nos péchés, nos actes mauvais et aussi les instigateurs de ces actes, c’est-à-dire le démon et ses armées angéliques. Contre ces ennemis, il n’y a pas de pardon possible car le conflit est irrémédiable : les anges déchus appartiennent irrévocablement au monde des ténèbres, à la haine, à l’orgueil ; et nous autres, les hommes, créatures inférieures mais gratifiées de l’amour de Dieu qui s’est incarné pour nous, nous sommes devenus objet d’une haine inguérissable de la part de ces puissances invisibles et redoutables. Le combat spirituel est une réalité que nous ne devons pas éluder.
Sans cette réalité, le mystère du mal si visible dans notre vie, dans notre société, est incompréhensible. L’attitude qui convient, c’est l’humilité : nous nous savons petits, démunis en face de ces ennemis sans visage qui rôdent autour de nous et cherchent à pénétrer dans notre intimité pour souiller notre âme. Nous avons besoin de Dieu, de sa force, de la grâce qu’il nous communique par l’œuvre conjointe de son Fils et de son Esprit, au moyen de son Église et des sacrements. Ainsi protégés, nous pouvons affronter le mauvais, lutter contre lui et le vaincre. Les passages imprécatoires des psaumes prennent alors tout leur sens : à travers ces versets de malédiction, nous demandons à Dieu d’établir entre nous et le monde du mal à l’œuvre dans notre propre cœur, un fossé infranchissable. Nous visons la pureté du cœur, la plénitude de la vie divine dans nos âmes et cela passe par la purification de tous nos vices et l’acquisition de toutes les vertus. La victoire du chrétien n’est jamais la sienne, c’est toujours celle du Seigneur en lui. De son côté ce ne peut-être qu’une victoire de l’humilité. C’est cette vertu que notre adversaire le diable redoute le plus car il n’a pas de prise sur la petitesse. Voilà pourquoi la Vierge Marie est son adversaire invincible : non qu’en elle même elle soit plus forte que le démon, mais parce que dans son cœur immaculé, si vulnérable, elle laisse toute la place à la force de l’action divine. Notre offertoire est marial, à sa manière, il chante le regard de Dieu qui s’est posé sur son humble servante afin d’accomplir en elle des merveilles et de confondre spécialement l’ennemi du genre humain. Comment ne pas penser en effet, en lisant le texte de notre offertoire (« Qu’ils soient confondus et qu’ils rougissent de honte, ceux qui en veulent à ma vie pour la perdre ») à la vision impressionnante de l’Apocalypse qui nous présente la femme menacée d’être engloutie par le diable : « Le Dragon se lança à la poursuite de la Femme, la mère de l’enfant mâle. Mais elle reçut les deux ailes du grand aigle pour voler au désert jusqu’au refuge où, loin du Serpent, elle doit être nourrie un temps et des temps et la moitié d’un temps. Le Serpent vomit alors de sa gueule comme un fleuve d’eau derrière la Femme pour l’entraîner dans ses flots. Mais la terre vint au secours de la Femme : ouvrant la bouche, elle engloutit le fleuve vomi par la gueule du Dragon. Alors, furieux contre la Femme, le Dragon s’en alla guerroyer contre le reste de ses enfants, ceux qui gardent les commandements de Dieu et possèdent le témoignage de Jésus. » (Apocalypse, 12, 13-17)
Commentaire musical
La particularité mélodique de cet offertoire, c’est qu’il apparaît comme muni d’un refrain. En fait, la plupart des offertoires antiques étaient de type responsorial, c’est-à-dire qu’ils étaient constitués de plusieurs versets ornés, chantés par un soliste ou une schola, et que séparaient un refrain repris par le chœur. Notre offertoire présente un vestige de cette ancienne façon de chanter durant la longue procession des offrandes. La première phrase, très brève, qui sert de refrain (Dómine in auxílium meum réspice), est suivie d’un verset plus long et plus développé, auquel succède en guise de troisième phrase, la reprise de ce même refrain, selon une mélodie parfaitement identique à celle de la première phrase. C’est au 6ème mode qu’est emprunté ce chant modeste et léger qui ne dépasse pas le La et se maintient de préférence à l’intérieur de la tierce Fa-La, avec quelques descentes au grave dans la quarte inférieure (Fa-Mi-Ré-Do) du 6ème mode.
L’intonation est très sobre : un accent au levé de Dómine, une note longue à l’unisson sur la syllabe faible du mot, et une finale au grave, donnent à ce premier mot une atmosphère de paix et de confiance dans le Seigneur qui ne se démentiront jamais tout au long de la pièce. Notons tout de suite que le refrain est large et plein, sans aucune force cependant. C’est vraiment le triomphe paisible de la confiance qui s’exprime ici d’emblée, et qui nuance le texte qui, lui, fait penser à un appel au secours. La montée de auxílium est animée d’un élan à peine marqué qui reconduit la mélodie, du Do grave à la tonique Fa du mode. L’accent de auxílium est simplement souligné par la distropha ferme qui traduit la foi dans le secours divin. Le reste du mot se déroule très simplement, sans ornement particulier. Le sommet de cette phrase est sur l’adjectif possessif meum qui culmine, si l’on peut dire, sur le La, avec une certaine intensité mais là encore toute de confiance. La mélodie redevient d’ailleurs immédiatement légère et fluide sur la syllabe finale de meum, nonobstant le tempo assez large qu’on observe tout au long de cette première phrase. La cadence finale de ce refrain est très belle, quasiment à l’unisson sur le Fa : un accent au levé, un beau mouvement ternaire très sobre et très large, sur la syllabe faible de réspice et une note pointée en guise de finale, toujours sur le Fa. C’est tout. Notons qu’à partir du moment où la mélodie a rejoint le Fa sur auxílium, elle ne se déploiera plus que par degrés conjoints, jusqu’à la fin, et toute à l’intérieure de la tierce Fa-La. Aucune lourdeur dans tout ce passage, même si le verbe réspice doit être pris en retrait et de façon très large.
Ensuite, il faut marquer un temps de silence en donnant à la barre toute sa pleine valeur et même un peu plus. La seconde phrase commence de façon beaucoup plus légère, a tempo comme l’on dit. Le texte mentionne les ennemis mais la mélodie, loin de se départir de la confiance et de la paix, déjà traduites dans la première phrase, acquiert en outre un caractère presque d’insouciance. Le verbe confundántur, et plus encore le suivant, revereántur avec son petit passage syllabique très léger, doivent être pris de façon rapide et un peu nerveuse, mais sans que cette dernière nuance n’exprime une quelconque inquiétude : c’est plutôt la sainte haine contre nos péchés, dont on a parlé plus haut, qui passe dans la fluidité sèche de ce petit mouvement un peu emporté mais qui s’accompagne de grande certitude. Le deuxième membre de phrase est un peu plus solennel, du moins en son début. La montée de qui quærunt, avec l’accent très ferme et un peu emphatique du verbe, ne dure pourtant pas et la mélodie n’en profite pas pour s’envoler, elle revient au contraire vers les cordes graves du mode sur ánimam meam et retrouve même aussitôt sa légèreté. On peut noter la progression par degrés conjoints de la formule de meam, pleine de legato et de tranquillité. Le sommet intensif de toute la pièce se trouve certainement sur le passage de ut áuferant qui reprend le même motif que qui quærunt, mais continue de monter sur la finale du verbe, mettant ainsi en valeur l’intention perverse mais vaine des ennemis du psalmiste. La finale de cette deuxième phrase est très belle et très équilibrée avec sa répétition sur le Fa suivie d’une triple plongée au Ré grave et finalement au Do, dans une atmosphère de 2ème mode (les cadences en Ré de cette seconde phrase indiquent le changement modal qui s’est effectué avec ce verset). Il faudra donc élargir cette cadence finale en donnant une belle intensité et chaleur vocale à ces deux pressus de eam. Puis, on fait à nouveau une grande barre très nette avec un arrêt silencieux un peu prolongé, de manière à ce que l’on sente bien que la parenthèse s’est refermée et qu’on revient au refrain, avec exactement la même mélodie, la même atmosphère de sérénité absolue. Ce bel offertoire se termine très largement avec une cadence sur réspice très bien nombrée rythmiquement, très pleine, la supplication contenue dans le texte étant transformée en certitude par la mélodie.