Ce 31 octobre commencera l’année consacrée au 500e anniversaire de la Réforme protestante. Le 31 octobre 1517, le moine Martin Luther afficha, en effet, ses 95 thèses sur la porte de l’église du château de Wittemberg, en Allemagne. Aujourd’hui, comme l’écrit La Croix, Luther serait considéré chez les catholiques « non seulement comme un réformateur audacieux mais aussi comme un guide spirituel. » C’est un peu vite oublier les conséquences de la Réforme, beaucoup plus profondes qu’on ne l’imagine habituellement. Nous avons abordé cette question avec Miguel Ayuso, président de l’Union internationale des juristes catholiques, professeur de science politique et de droit constitutionnel à l’Université pontificale de Comillas (Madrid), qui a conduit des travaux sur cette question. Nous le remercions vivement de nous avoir accordé cet entretien.
Dans un très important article publié en France par la revue Catholica, vous vous attachez à expliquer, selon le titre de votre étude, « L’origine protestante de la politique et du droit moderne ». Est-ce simplement une extension au domaine politique et juridique du livre de Max Weber sur les origines protestantes du capitalisme ou y a-t-il réellement une spécificité protestante au regard de la politique et du droit ?
Permettez-moi, pour commencer, de préciser que cette étude publiée dans Catholica, comme d’ailleurs la revue le souligne, est une reprise partielle d’un travail plus étendu qui vient de paraître en espagnol en conclusion d’un ouvrage collectif placé sous ma direction, intitulé Consecuencias político-jurídicas del protestantismo. A los 500 años de Lutero (Conséquences politico-juridiques du protestantisme. À l’occasion des 500 ans de Luther; Marcial Pons, Madrid-Barcelone-Buenos Aires-Sao Paulo, 2016). Ce volume contient les actes des Vèmes Journées hispaniques de droit naturel qui se sont tenues à Mexico en avril dernier.
Pour entrer dans le vif du sujet, ce que l’on appelle la Réforme protestante a constitué la véritable Révolution religieuse, de telle sorte que furent bouleversés tant la théologie que son présupposé métaphysique et qui, à partir de là, a eu des incidences décisives en philosophie pratique. Mon travail en particulier et, de façon générale, le livre qu’il conclut traitent des conséquences des théories et des options de Luther sur le plan éthique, politique et juridique, c’est-à-dire celui de la philosophie de la praxis. Le poids qu’a représenté le luthérianisme sur celui-ci a été à ce point déterminant qu’il est possible d’affirmer qu’il a marqué une « inflexion » qui a caractérisé toute la modernité. À telle enseigne que l’on pourrait dire que le protestantisme s’est diffusé rapidement plus pour des raisons temporelles que religieuses : en cas contraire, son établissement et sa diffusion ne pourraient s’expliquer.
À cette occasion, vous êtes amené à reprendre la distinction, visiblement traditionnelle en Espagne, entre chrétienté et Europe. Dans cette perspective, l’Europe est-elle le nom sécularisé de la chrétienté et si c’est bien le cas, quel rôle le protestantisme a-t-il joué dans ce sens ?
L’école du traditionalisme espagnol a toujours considéré que « l’Europe » n’était pas autre chose que la sécularisation de la chrétienté. Le protestantisme a joué un rôle décisif dans un tel changement : non seulement par la destruction pratique de la chrétienté qui – selon l’expression de saint Bernard de Clairvaux – était un regroupement hiérarchique de peuples, reliés entre eux en conformité à des principes organiques en subordination au soleil de la papauté et à la lune de l’Empire et dont la rupture de l’unité religieuse entraîna celle de la politique, mais aussi par la révolution intellectuelle qui sépara la nature de la grâce, d’où procède le processus général de sécularisation. Le « concert européen » issu de la paix de Westphalie (1648) ne se peut comprendre sans la séparation entre éthique et politique opérée par Machiavel, l’affirmation de la souveraineté (illimitée) théorisée par Bodin ainsi que la construction artificielle du contrat social expliqué tout d’abord par Hobbes, puis par Locke, Rousseau et Kant. « L’Europe » sécularisée s’est même détachée des derniers restes de chrétienté dans « l’Occident » de l’américanisme calviniste.
Contre la chrétienté, vous écrivez que « l’ordre étatique s’est donc affirmé dans le contexte de la Réforme qui a encouragé les particularismes locaux, les renforçant par son anthropologie pessimiste, qui est à l’origine de la défiance érigée en catégorie, et qui a détruit par voie de conséquence le caractère communautaire de la vie sociale, la confiance étant l’un des fondements de toute communauté. » Voulez-vous dire par là que l’État est essentiellement une réalité moderne, opposée génétiquement à l’universitas christiana ? Est-ce que la modernité nous fait entrer dans un constructivisme politique ?
La communauté politique est une réalité naturelle et, par là même, permanente. L’État est une forme du politique propre à l’ère moderne, affirmée dans le contexte de la (pseudo) Réforme protestante qui a produit le particularisme territorial et le constructivisme. Il ne faut pas perdre de vue que le contrat social conduit à la destruction des bases communautaires de la vie en commun, convertissant celle-ci en simple société volontaire reposant sur le consentement. C’est là que la souveraineté fit concevoir la forme politique non pas comme une forme historique d’ordonnancement du politique, essence à laquelle participent tous les hommes, mais comme une organisation au travers du droit, en réalité les lois, d’un mode de vie qui détermine son ordre propre et celui de la société.
Dans l’histoire des nations chrétiennes, on a vu la France absente de Lépante, par exemple, ou s’allier avec des nations protestantes. Hilaire Belloc met très bien en exergue ce dernier point dans son livre consacré à Richelieu et vous-même y faites allusion dans votre article. Mais y a-t-il une influence protestante à ce comportement pratique ? Et ces alliances sont-elles de même nature, par exemple, que celles qui peuvent exister aujourd’hui dans la lutte contre l’avortement ou la légalisation des unions homosexuelles ?
S’il est déjà difficile de suivre les idées en leur histoire, il l’est combien plus pour celles auxquelles s’ajoutent des faits extérieurs. Il est évident que la France tient un rôle central dans l’histoire moderne, c’est-à-dire dans celle qui tourne autour de l’État et de la nouvelle Europe. Il me semble, en premier lieu, qu’y apparaît un facteur prématuré d’affirmation nationale qui la conduit à combattre plus la politique impériale que l’espagnole, encore que les deux coïncident ou du moins convergent pendant plus d’un siècle. Se ressentant de la chrétienté, la position protestante s’en trouve ainsi renforcée. Jean Dumont l’a expliqué en des pages admirables qui n’ont pas dû lui être faciles d’écrire. En outre, on ne peut omettre que le monde protestant a laissé sa marque, plus profonde que ce qu’il paraît, en France où la minorité calviniste a toujours été influente. Sur ce point il est possible d’effectuer une nette différenciation entre les expériences française et espagnole, celle-ci étant fondée sur l’unité catholique et mue par un esprit de croisade, jusqu’à sa récente « européisation » – c’est-à-dire sa dissolution. Les alliances qui aujourd’hui peuvent se produire ou se postuler avec le protestantisme en fonction de la position décidée de certains groupes protestants pour la défense de la vie humaine ou du mariage naturel – comme celles qui virent le jour pour l’attitude anticommuniste d’autres groupes protestants – sont d’une origine différente et ne cessent pour autant d’être un contresens : le protestantisme est à l’origine de la culture moderne et certains protestants réagissent (de manière illogique) aux conséquences issues de leurs propres principes.
Vous allez jusqu’à parler de gnose protestante ou plus exactement du protestantisme comme d’une gnose ? Quelles en sont les conséquences dans le domaine politique ?
La gnose luthérienne consiste essentiellement au refus de l’être des choses créées, qui par effet de conséquence ont à se construire. Le point central réside dans la liberté négative, celle du refus de servir et celle de se donner à soi-même la loi : en dépit de ses origines très profondes et éloignées dans le temps – lucifériennes et adamiques pour commencer – elle trouva un climat culturel particulièrement favorable pour être à nouveau proposée et se développer avec la doctrine protestante. C’est l’idée luthérienne de la « liberté du chrétien », par la suite sécularisée, qui va être à l’origine et donner naissance à l’idéologie moderne. Dans l’ordre politique, elle mène à la réduction de la politique au pouvoir nu. L’absolutisme d’abord, le libéralisme ensuite ne sont que des modalités de cette réduction. Dans l’ordre juridique, elle consiste en la mise entre parenthèses de la justice, dans un premier temps, par la loi et ensuite par les prétentions subjectives qui se prennent pour des droits. Le positivisme légaliste et le nihilisme des droits de l’homme trouvent là leur assise.
Vous écrivez également de manière très claire que « Le libéralisme est fils du protestantisme, et spécialement du calvinisme, et tous les deux sont les ennemis perpétuels de la cité catholique ». C’est un point de vue qui paraît oublié aujourd’hui en France alors que récemment la revue Verbo que vous dirigez a publié un dossier aux questions économiques et sociales, en abordant notamment la question du distributisme de Chesterton et Belloc.
L’esprit calviniste et l’esprit libéral se sont renforcés réciproquement. Quoique la doctrine calviniste ait pu perdre de sa vigueur en de nombreux domaines, l’éthique calviniste a conservé sa force. Le protestantisme a nié la raison humaine et, par la suite, la valeur sacramentelle de la création : l’univers s’est trouvé alors réduit – comme le disait mon ami, le philosophe américain Frederick D. Wilhelmsen – à la matière première du manchestérisme. Il est donc nécessaire d’aborder nouvellement les questions économiques et sociales en dehors du schéma du libéralisme économique et du capitalisme. Ce n’est pas simple. La doctrine de la seconde scolastique est une mine qui requiert la séparation de l’or de la gangue. On peut en dire de même du néothomisme. Le distributisme possède quelques traits relevant de la naïveté mais suppose un effort digne d’éloge. Il en va de même pour les essais de Louis Salleron, présent en nos mémoires, sur la diffusion de la propriété. Précisément, je commence à préparer les VIèmes Journées hispaniques de droit naturel qui auront lieu en 2019, si Dieu le veut, avec pour sujet « Le droit naturel et l’économie » et où j’espère apporter une contribution, aussi modeste soit-elle, pour affronter sous l’angle du droit naturel et de la doctrine catholique les questions économiques, celles-ci ayant toujours connu un traitement bien inférieur aux questions politiques et sociales…
Danilo Castellano a parlé de Luther comme du « chant du coq de la modernité ». Dans quel sens faut-il entendre cette affirmation ?
Danilo Castellano, une des principales figures de la tradition du droit naturel classique de nos jours, a intitulé ainsi son dernier ouvrage que j’ai traduit en espagnol et qui a été également publié dans ma collection chez Marcial Pons. Il convient tout d’abord de signaler que la modernité doit se comprendre comme un concept axiologique et non simplement chronologique. En outre elle est une et indivisible, contrairement à ce que prétendent les « conservateurs » de toutes sortes. Et Luther est le précurseur de la modernité. Lorsque l’on se confronte à cette question en dehors des chemins battus du conformisme et du cléricalisme, il faut reconnaître que le professeur Francisco Elias de Tejada avait raison de voir dans la Réforme luthérienne la première des ruptures qui ont engendré la modernité, avec celles de Machiavel, Bodin et Hobbes.