Lors de la messe des Rameaux, le Pape a abordé un sujet mystérieux et délicat, en même temps que profondément actuel : l’abîme des souffrances du Christ. Jésus, dans sa Passion, a souffert comme aucun autre homme, ni même comme la somme des êtres humains, ne le pourra. Il a souffert surabondamment en quantité et en qualité. Rien ne lui aura été épargné. Comme le dit saint Charles de Foucauld, il a tellement pris la dernière place que personne ne pourra la lui ravir. Il a souffert dans son corps, depuis la sueur de sang au Jardin des Oliviers, jusqu’à l’asphyxie sur la Croix. Il a enduré les gifles, les coups de la flagellation, la couronne d’épines, la soif et la faim, le froid et la nudité, les moqueries. Il a enduré les rejets de la plupart des Juifs et pire encore la double trahison de Judas et de Pierre, qu’il avait pourtant lui-même choisis comme Apôtres. Dans toutes ses souffrances, il faut admettre avec la grande Tradition de l’Église qu’il n’a jamais perdu la vision béatifique et que, par conséquent, on ne peut lui attribuer la vertu de foi ; même sur la Croix, il ne faisait qu’un avec son Père. Il était Dieu et l’est toujours resté. Mais ceci n’est pas admis par tous hélas aujourd’hui. Alors regardons de très près.
Beaucoup comprennent la parole mystérieuse du psaume 21 – Père, Pourquoi m’avez-vous abandonné –, comme un abandon du Père. C’était la thèse des Protestants, reprise de nos jours par trop de théologiens. Qu’en est-il vraiment ? En réalité, si Jésus est bien tombé dans un état de trouble et de détresse inimaginable, il n’a jamais été rejeté par son Père et il est toujours resté dans un total abandon à lui, comme le confirme sa parole d’abandon que nous a gardée saint Luc. Mais tout en gardant la vision béatifique, le Christ prend véritablement sur lui tous les péchés du monde, ce qui suffit largement à comprendre son cri d’angoisse. D’autre part, ce cri d’abandon est tiré du psaume 21 ; or ce psaume, en sa finale, contient une certitude de résurrection, si bien que le cri d’abandon devient certitude de salut, cela non seulement pour Jésus lui-même, mais encore pour toute la multitude.
Après les trois premières paroles qui montraient qu’il pensait d’abord aux autres, Jésus, en deux cris montant vers le ciel, exprime l’intensité réelle de sa souffrance dans ses effets les plus visibles : l’abandon et la soif. De la Croix, monte ainsi une parole qui, aux yeux de ses ennemis, devait apparaître fatale, car, s’il est vraiment Dieu, comment peut-il et ose-t-il affirmer que Dieu l’abandonne ? En fait, la Croix restera toujours un scandale au sens propre du terme, c’est-à-dire une pierre d’achoppement. Mais si cette parole de Jésus reste mystérieuse, elle s’avère en réalité divine et donc adorable. C’est elle qui nous fait découvrir le plus à fond le mystère de l’Incarnation, vrai scandale aussi, si on y réfléchit bien. Jésus est tout à la fois vrai Dieu et vrai homme. Jésus est et sera toujours un signe de contradiction. Seule la foi peut accepter le mystère de l’Incarnation et l’Évangile dans toutes leurs dimensions. Cette parole de Jésus en croix nous révèle ce mystère en profondeur.
Le scandale est là : la Toute Puissance devient la faiblesse, la Parole éternelle devient enfant, infans, c’est-à-dire ce qui ne parle pas. Ne rationalisons jamais le mystère et admettons avec la foi de l’Église les deux bouts de la chaîne, savoir que si le Christ Verbe de Dieu a bien souffert dans sa nature humaine, s’il s’est senti abandonné par son Père en s’identifiant aux pécheurs, sans pécher pour autant, il a cependant gardé, toute sa vie durant, y compris sur la Croix, l’union la plus intime et bienheureuse avec son Père.