Liberté religieuse et licence morale

Publié le 05 Fév 2024
wintzer liberté religieuse

Mgr Wintzer pense que Dignitatis humanae et Fiducia supplicans ont surtout une valeur politique. © France 3 Poitou-Charentes

Dans l’Église contemporaine on manifeste de plus en plus de répugnance à la désignation comme criminels de comportements gravement peccamineux, au nom de la dignité ontologique de la personne humaine. Une confusion qui découle du glissement de sens de la liberté religieuse.

Une réaction de l’archevêque de Poitiers, Mgr Wintzer, à propos de Fiducia supplicans, résume bien le « changement de paradigme » que revendique une part de l’Église depuis Vatican II avec Dignitatis humanae sur la liberté religieuse. Changement de paradigme qu’on projette maintenant vers la liberté morale avec Fiducia supplicans validant notamment une certaine bénédiction des unions homosexuelles :

« Dans bien des pays aujourd’hui, l’homosexualité est criminalisée. Et je crois que le texte du pape est une manière de rappeler que criminaliser des comportements humains ne respecte pas la dignité des personnes. C’est un texte qui a aussi une valeur politique, un message adressé à des pays où des gens se trouvent persécutés […] du fait de leur orientation sexuelle. » (France 3 Poitou Charentes, 5 janvier 2024).

La question se pose : en quoi criminaliser des comportements humains (en l’occurrence des péchés publics commis au for externe) ne respecterait pas la dignité des personnes ?

Ce n’est pas parce que l’inceste, la pédophilie et le viol sont par exemple toujours criminalisés que leurs auteurs seraient moins respectés dans leur dignité ontologique par les autorités civiles et religieuses que s’ils étaient décriminalisés. Et ce n’est pas parce que l’adultère, l’avortement, l’homosexualité sont aujourd’hui décriminalisés en de nombreux pays que leurs pratiquants seraient plus respectés qu’auparavant dans cette dignité radicale par les mêmes autorités.

S’il faut distinguer entre délits ou crimes et péchés publics, on ne peut exclure leur réunion possible. Et ce n’est nécessairement pas un crime de lèse-dignité humaine que de sanctionner ou criminaliser certains comportements peccamineux ! À moins de nier le caractère peccamineux de ces comportements. Ou de rejeter le caractère non seulement curatif (médicinal) mais aussi expiatoire (vindicatif) de la sanction, capable justement de rendre et respecter sa dignité à la personne qui ne s’est pas conduite conformément à ce qu’on attendait d’elle (« Il faut que le châtiment soit un honneur », disait Simone Weil qui en faisait un droit de l’âme humaine).

Il ne faudrait pas confondre la dignité ontologique (inamissible) de la personne humaine du fait de sa nature libre avec sa dignité morale ou opérative, qui consiste dans le comportement raisonnable et honnête de son sujet par des actes adéquats.

Si le droit à l’immunité de contrainte vaut radicalement pour tous les hommes en matière religieuse, mais aussi intellectuelle et morale, comme droit fondamental par lequel ils sont égaux en nature, il ne vaut pas formellement (pratiquement en morale mais aussi en politique) chez l’enfant comme il vaut chez l’adolescent puis chez l’adulte ; il ne vaut pas chez l’adulte insensé ou forcené, comme il vaut chez le sensé ; chez le malhonnête comme chez l’honnête ; chez l’honnête qui est dans l’erreur comme chez celui qui est dans la vérité…

« Un homme ça s’empêche » (Camus), sinon on peut l’empêcher ! Vertu de l’éducation et de la politique qui viennent quelque peu contrarier ce fameux droit à la liberté selon une prudence requise qui ne doit pas être excessive ni immorale…

 

Deux conceptions du droit à la liberté religieuse

On conçoit bien que Dignitatis humanae et Fiducia supplicans (comme le suggère Mgr Wintzer) soient surtout de valeur politique. Tout vice ou péché, même public, selon l’enseignement de saint Thomas d’Aquin, ne mérite certes pas d’être criminalisé, c’est-à-dire sanctionné par les lois et la justice d’un pays, ceci en fonction des mœurs et des circonstances de l’époque ou du lieu.

Ainsi de la pratique homosexuelle, selon l’archevêque de Poitiers, qui n’en parle plus vraiment, au reste, comme d’un « désordre intrinsèque » (Catéchisme de l’Église catholique)… Inspirée par la loi naturelle, la politique donne à l’agir humain (en philosophie chrétienne traditionnelle) un droit moral à l’immunité de contrainte fondé sur la dignité formelle de l’homme pour bien en user, c’est-à-dire aller au vrai ou au bien : Nul ne doit être empêché, nul ne doit être contraint de professer et pratiquer la vraie religion. L’autorité peut et doit soit réprimer soit tolérer (de facto ou de jure) tous les abus de ce droit moral selon leur gravité, dès lors qu’ils touchent de façon flagrante au bien commun.

La conception nouvelle depuis Dignitatis humanae, que d’aucuns interprètent comme une continuité homogène (dom Basile Valuet) et d’autres comme une rupture en bien ou en mal (Huguenin ou FSSPX), peut se formuler ainsi : inspiré aussi par la loi et le droit naturels, le droit civil doit donner à l’agir humain un droit juridique à l’immunité de contrainte fondé sur la dignité ontologique de l’homme pour bien en user également. Nul ne doit être empêché, nul ne doit être contraint en matière religieuse dans de justes limites.

Même si l’homme peut abuser moralement de ce droit, la société se doit de respecter ce droit fondamental dans de justes limites relatives aux exigences de l’ordre moral et du bien commun. « Un droit donné pour rendre l’agir dans de bonnes conditions peut très bien protéger juridiquement un agir mauvais, dans des limites qui n’entravent pas les droits des autres et la société », comme par exemple le droit à la liberté d’éduquer des parents, explique le père Basile (Liberté religieuse et tradition catholique, éditions Sainte-Madeleine, 1998).

 

Un changement de paradigme générique ?

Reconnaissons qu’à notre époque individualiste où la loi naturelle devient de plus en plus difficilement audible, ce nouveau droit politique à la liberté religieuse, davantage juridique que moral, est plus aisé à entendre, même s’il n’est pas intrinsèquement relativiste ni contradictoire avec l’ancien. Malgré une bonne disposition à coordonner ces deux conceptions de la liberté religieuse selon une herméneutique obvie de la continuité, nous émettions naguère un dubium (doute) :

– Puisque le droit naturel à l’immunité de contrainte est un droit générique qui vaut pour tout l’agir humain (volontaire) en général, ce schéma pourrait s’appliquer aussi bien à la morale naturelle qu’à la religion. Pourquoi alors l’Église ne parle-t-elle pas aujourd’hui (pastoralement) du droit civil à la liberté morale comme elle parle du droit à la liberté religieuse, au contraire (cf. Evangelium Vitae, Veritatis splendor…) ? (Ni laïques ni musulmans, p. 230, Contretemps, 2010).

Il semblerait que depuis l’actuel pontificat, avec Amoris Laetitia, Fudicia supplicans mais aussi avec l’abolition du principe de la peine de mort (« une mesure inhumaine qui blesse la dignité humaine »*), l’objection s’estompe très subrepticement ! Mgr Wintzer nous indique peut-être l’origine de l’extension de ce changement de paradigme : la confusion de la dignité ontologique avec la dignité morale, attribuant donc un droit fondamental, qui peut de soi être béni, à « ceux-là mêmes qui ne satisfont pas à l’obligation de chercher la vérité et d’y adhérer » (Dignitatis humanae, n. 2).

Ne serait-ce pas sur ce fondement disputé du droit de l’homme à la liberté religieuse que certains voudraient maintenant justifier un nouveau droit à la liberté morale, moyennant bien sûr des « limites » amovibles ? 

 


* L’air du temps ne nous conduit-il pas vers une dissipation de la peine vindicative par cette abolition parallèle à celle de la simple fessée, imposée par l’éducation positive au nom précisément de la dignité de l’enfant (sans parler du rejet de l’enfer et du purgatoire) ? Toute sanction ne va-t-elle pas à l’encontre de la dignité humaine ? Car le propre d’un être raisonnable doué de liberté n’est pas naturellement d’agir sous la contrainte. Mais, depuis le péché originel, force est de constater que la vérité, chez l’enfant comme chez l’adulte, ne peut s’imposer par les seules forces de la vérité, selon la formule conciliaire.

Quand la personne humaine agit contrairement à sa nature, en déniant son ordination aux biens communs temporel et spirituel, elle demeure assurément une personne, mais elle « déchoit » de sa dignité morale, expliquait le Docteur commun, légitimant pour les cas les plus monstrueux le principe de la peine de mort. Le divorce ou le « mariage » homosexuel ne sont-ils pas aussi des mesures inhumaines qui blessent profondément la dignité humaine par leur atteintes manifestes aux 6e et 9e commandements ? 

 

>> Pour aller plus loin, retrouvez de nombreux articles dans notre dossier thématique Fiducia supplicans.

Rémi Fontaine

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