> L’Essentiel
Les révolutions comme celle qui a récemment précipité la chute du régime syrien soulèvent parfois un enthousiasme prématuré, les médias estimant positif tout semblant de progrès vers la démocratie. Cependant la philosophie, depuis Aristote, est beaucoup plus prudente, posant des conditions sérieuses au renversement d’une tyrannie et scrutant attentivement les critères qui permettent de qualifier une forme de gouvernement de bonne.
Faut-il se réjouir ou s’inquiéter du renversement de Bachar el-Assad ? Les événements de Syrie nous donnent l’occasion de revenir sur la question de la légitimité du soulèvement, thème d’une actualité récurrente, traité par la pensée politique depuis l’Antiquité. Interroger la sagesse de nos devanciers mérite comme toujours le détour pour appréhender correctement ce type de situation, même si, cela va de soi, des données nouvelles ou contextuelles s’invitent dans la réflexion.
Définir un mauvais régime
Pour envisager un soulèvement, il faut préalablement que le régime en place mérite objectivement d’être renversé, évidence sujette à bien des précisions. Le mauvais régime politique était traditionnellement qualifié de tyrannie, terme toujours usité, auquel ont recours ceux qui se félicitent de la chute du chef de l’État syrien. Saint Thomas d’Aquin accorde au renversement de ce régime, c’est-à-dire le tyrannicide [1], plusieurs chapitres dans le De Regno. Il reprend dans cet ouvrage la classification des régimes politiques d’Aristote faisant de la tyrannie l’opposé de la monarchie. Puisque la corruption du meilleur engendre le pire, la subversion du système monarchique (jugé le meilleur régime) donne naissance à la tyrannie. Cependant, il considère que les déviances des gouvernements collectifs (démocratie ou aristocratie) peuvent également se voir attribuer cette dénomination. La tyrannie classique, si l’on peut dire, correspond à un régime autocratique, arbitraire, policier, dans lequel les gouvernants usent injustement de la violence publique au service de leur intérêt personnel. Selon saint Thomas d’Aquin, « un gouvernement est donc d’autant plus tyrannique qu’il s’éloigne du bien commun » [2]. À la différence des temps anciens et médiévaux, la modernité a donné naissance à des systèmes politiques soumis à des idéologies qui se caractérisent le plus souvent par la prétention de fonder un ordre nouveau, émancipé de l’ordre naturel des choses. Ces régimes ne sont pas à proprement parler arbitraires dans la mesure où les gouvernants appliquent un programme préalablement fixé par une doctrine. Or, aux yeux de l’Aquinate, qui ne connaissait pas ces systèmes idéologiques, les pires tyrannies…