En ce vendredi 1er novembre, l’Église célèbre tous les saints. Restaurateur de l’ordre bénédictin en France, dom Prosper Guéranger, premier abbé de Solesmes, explique le sens de cette grande fête de la chrétienté. Un extrait de sa célèbre série de livres consacrés à L’Année liturgique.
Je vis une grande multitude que nul ne pouvait compter, de toute nation, de toute tribu, de toute langue ; elle se tenait devant le trône, vêtue de robes blanches, des palmes à la main ; de ses rangs s’élevait une acclamation puissante: Gloire à notre Dieu (Apoc. VII, 9-10.) !
Le temps n’est plus ; c’est l’humanité sauvée qui se découvre aux yeux du prophète de Pathmos. Vie militante et misérable de cette terre (Job. VII, 1.), un jour donc tes angoisses auront leur terme. Notre race longtemps perdue renforcera les chœurs des purs esprits que la révolte de Satan affaiblit jadis ; s’unissant à la reconnaissance des rachetés de l’Agneau, les Anges fidèles s’écrieront avec nous: Action de grâces, honneur, puissance à notre Dieu pour jamais (Apoc. VII, 11-14.) !
La fin de l’Histoire
Et ce sera la fin, comme dit l’Apôtre (I Cor. XV, 24.): la fin de la mort et de la souffrance ; la fin de l’histoire et de ses révolutions désormais expliquées. L’ancien ennemi, rejeté à l’abîme avec ses partisans, ne subsistera plus que pour attester sa défaite éternelle. Le Fils de l’homme, libérateur du monde, aura remis l’empire à Dieu son Père. Terme suprême de toute création, comme de toute rédemption : Dieu sera tout en tous (I. Cor. XV, 24-28.).
Bien avant le voyant de l’Apocalypse, déjà Isaïe chantait :
J’ai vu le Seigneur assis sur un trône élevé et sublime ; les franges de son vêtement remplissaient au-dessous de lui le temple, et les Séraphins criaient l’un à l’autre : Saint, Saint, Saint, le Seigneur des armées ; toute la terre est pleine de sa gloire (Isai. VI, 1-3.).
Les franges du vêtement divin sont ici les élus, devenus l’ornement du Verbe, splendeur du Père (Heb. I, 3.). Car depuis que, chef de notre humanité, le Verbe l’a épousée, cette épouse est sa gloire, comme il est celle de Dieu (I Cor. XI. 7.). Elle-même cependant n’a d’autre parure que les vertus des Saints (Apoc. XIX, 8.) : parure éclatante, dont l’achèvement sera le signal de la consommation des siècles. Cette fête est l’annonce toujours plus instante des noces de l’éternité; elle nous donne à célébrer chaque année le progrès des apprêts de l’Epouse (Ibid. 7.).
Heureux sommes-nous
Heureux les conviés aux noces de l’Agneau (Ibid.) ! Heureux nous tous, à qui la robe nuptiale de la sainte charité fut remise au baptême comme un titre au banquet des cieux ! Préparons-nous, comme notre Mère l’Eglise, à l’ineffabte destinée que nous réserve l’amour. C’est à ce but que tendent les labeurs d’ici-bas : travaux, luttes, souffrances pour Dieu, relèvent d’inestimables joyaux le vêtement de la grâce qui fait les élus. Bienheureux ceux qui pleurent (MATTH. V, 5.) !
Ils pleuraient, ceux que le Psalmiste nous montre creusant avant nous le sillon de leur carrière mortelle (Psalm. CXXV.), et dont la triomphante allégresse déborde sur nous, projetant à cette heure comme un rayon de gloire anticipée sur la vallée des larmes. Sans attendre au lendemain de la vie, la solennité commencée nous donne entrée pat la bienheureuse espérance au séjour de lumière où nos pères ont suivi Jésus, le divin avant-coureur (Heb. VI, 19-20 ). Quelles épreuves n’apparaîtraient légères, au spectacle des éternelles félicités dans lesquelles s’épanouissent leurs épines d’un jour ! Larmes versées sur les tombes qui s’ouvrent à chaque pas de cette terre d’amertume, comment le bonheur des chers disparus ne mêlerait-il pas à vos regrets la douceur du ciel ? Prêtons l’oreille aux chants de délivrance de ceux dont la séparation momentanée attire ainsi nos pleurs ; petits ou grands (Apoc. XIX, 5.), cette fête est la leur, comme bientôt elle doit être la nôtre. En cette saison où prévalent les frimas et la nuit, la nature, délaissant ses derniers joyaux, semble elle-même préparer le monde à son exode vers la patrie sans fin.
Chantons donc nous aussi, avec le Psaume :
« Je me suis réjoui de ce qui m’a été dit : Nous irons dans la maison du Seigneur. Nos pieds ne sont encore qu’en tes parvis, mais nous voyons tes accroissements qui ne cessent pas, Jérusalem, ville de paix, qui te construis dans la concorde et l’amour. L’ascension vers toi des tribus saintes se poursuit dans la louange ; tes trônes encore inoccupés se remplissent. Que tous les biens soient pour ceux qui t’aiment, ô Jérusalem ; que la puissance et l’abondance règnent en ton enceinte fortunée. A cause de mes amis et de mes frères qui déjà sont tes habitants, j’ai mis en toi mes complaisances ; à cause du Seigneur notre Dieu dont tu es le séjour, j’ai mis en toi tout mon désir (Psalm. CXXI.). »
Lorsque Rome eut achevé la conquête du monde, elle dédia le plus durable monument de sa puissance à tous les dieux. Le Panthéon devait attester à jamais la reconnaissance de la cité reine. Cependant conquise elle-même au Christ et investie par lui de l’empire des âmes, son hommage se détourna des vaines idoles pour aller aux Martyrs, qui, priant pour elle en mourant de sa main, l’avaient seuls faite éternelle. Ce fut à eux et à leur reine, Marie, qu’au lendemain des invasions qui l’avaient châtiée sans la perdre, elle consacra, cette fois pour toujours, le Panthéon devenu chrétien.
« Levez-vous, Saints de Dieu ; venez au lieu qui vous fut préparé (Pontifical, rom. Ant. in Eccl. dedicatione.). »
Les athlètes du Seigneur
Trois siècles durant, les catacombes restèrent le rendez-vous des athlètes du Seigneur au sortir de l’arène. Rome doit à ces vaillants un triomphe mieux mérité que ceux dont elle gratifia ses grands hommes d’autrefois. En 312 pourtant, Rome, désarmée mais non encore changée dans son cœur, n’était rien moins que disposée à saluer de ses applaudissements les vainqueurs des dieux de l’Olympe et du Capitule. Tandis que la Croix forçait ses remparts, la blanche légion ! demeura cantonnée dans les retranchements des cimetières souterrains qui, comme autant de travaux d’approche, bordaient toutes les routes conduisant à la ville des Césars. Trois autres siècles étaient laissés à Rome pour satisfaire à la justice de Dieu, et prendre conscience du salut que lui ménageait la miséricorde. En 609. le patient travail de la grâce était accompli. Des lèvres de Boniface IV (portrait ci-contre), Pontife suprême, descendait sur les cryptes sacrées le signal attendu.
Heure solennelle, prélude de celle que la trompette de l’Ange doit un jour annoncer par les sépulcres de l’univers (Sequ. Dies irœ) ! C’est dans la majesté apostolique, c’est entouré d’un peuple immense, que le successeur de Pierre, que l’héritier du crucifié de Néron, se présente aux portes des catacombes. Ornés avec magnificence, vingt-huit chars l’accompagnent, et il convie à y monter les Martyrs. L’antique voie triomphale s’ouvre devant les Saints ; les fils des Quirites chantent à leur honneur :
« Votre sortie sera heureuse, votre marche toute de joie ; car voici que tressaillent les monts, les collines fameuses, qui vous attendent en allégresse (Pontifical, rom. Ant. in Eccl. dedicatione.). Paraissez, Saints de Dieu ; quittez vos postes de combat ; entrez dans Rome, devenue la cité sainte; bénissez le peuple romain, qui vous suit au temple de ses fausses divinités devenu votre église, pour y adorer avec vous la majesté du Seigneur (Ex eodem, ibid. fere ad verbura.). »
Le dernier mot aux Martyrs
Après six siècles de persécutions et de ruines, le dernier mot restait donc aux Martyrs : mot de bénédiction, signal de grâces pour la Babylone ivre naguère du sang chrétien (Apoc. XXVII, 6.). Mieux que réhabilitée par l’accueil qu’elle faisait aux témoins du Christ, elle n’était plus Rome seulement, mais la nouvelle Sion, la privilégiée du Seigneur. L’encens qu’elle brûlait sous les pas des Saints, rappelait celui dont ils avaient refusé l’hommage à ses dieux de mensonge; l’autel au pied duquel leur sang avait coulé, était celui-là même où elle les invitait à prendre la place des usurpateurs enfuis à l’abîme. Bien inspirée fut-elle, quand le temple édifié par Marcus Agrippa, restauré par Sévère Auguste, étant devenu celui des saints Martyrs, elle crut devoir maintenir à son fronton le nom des constructeurs primitifs et l’appellation qu’ils lui avaient donnée ; l’insigne monument ne justifia son titre qu’à dater de la mémorable journée où, sous sa voûte incomparable, image du ciel, Rome chrétienne put appliquer aux hôtes nouveaux du Panthéon la parole du Psaume : J’ai dit : c’est vous les dieux (Psalm. LXXXI, 6.) ! C’était le XIII mai, qu’avait eu lieu la prise de possession triomphale.
Toute dédicace sur terre rappelle à l’Eglise, ainsi qu’elle le dit elle-même, l’assemblée des Saints, pierres vivantes de l’éternelle demeure que Dieu se construit aux cieux (Collecta in die Dedicationis Altaris ; Postcomm. Anniv. Ded. Eccl.). On s’étonnera d’autant moins que la Dédicace du Panthéon d’Agrippa, dans les circonstances que nous avons rapportées, soit devenue la première origine de la fête de ce jour (Martyrolog. ad hanc. diem.). Son anniversaire, en ramenant la mémoire collective des Martyrs, donnait satisfaction à l’Eglise qui, désireuse d’honorer annuellement tous ses bienheureux fils morts pour le Seigneur, se vit de bonne heure réduite par leur nombre à l’impuissance de célébrer chacun d’eux au jour de son glorieux trépas. Or, au culte des Martyrs s’était joint pour elle, à l’âge de la paix, celui des justes qui, l’arène sanglante désormais fermée, se sanctifiaient chaque jour dans tous les héroïsmes offerts par ailleurs au courage chrétien ; la pensée de les associer aux premiers dans une solennité commune, qui suppléerait pour tous à la nécessité des omissions individuelles, naquit comme spontanément de l’initiative que Boniface IV avait prise.
L’histoire d’une fête
En 732, dans la première moitié de ce huitième siècle qui fut si grand pour l’Eglise, Grégoire III dédiait, à Saint-Pierre du Vatican, un oratoire en l’honneur du Sauveur, de sa sainte Mère, des saints Apôtres, de tous les saints Martyrs, Confesseurs, Justes parfaits qui reposent par toute la terre (Liber pontifie, in Gregorio III.).Une dédicace au vocable si étendu n’implique pas de soi l’établissement de notre fête même de tous les Saints par l’illustre Pontife ; il est à remarquer cependant qu’à dater de cette époque, on commence à la rencontrer en diverses églises, et fixée dès lors au premier jour de Novembre, comme en témoignent pour l’Angleterre le Martyrologe du Vénérable Bède et le Pontifical d’Egbert d’York. Elle était loin toutefois d’être universelle, lorsqu’en l’année 835, Louis le Débonnaire, sollicité par Grégoire IV (portrait ci-contre), et du consentement de tous les évêques de ses états, fit de sa célébration une loi d’empire : loi sainte, portée aux applaudissements de l’Eglise entière qui l’adopta comme sienne, dit Adon, avec révérence et amour (Ado, Martyrol.).
Il existait jusque-là, dans nos contrées, une coutume attestée par les conciles d’Espagne et de Gaule dès le VI° siècle (Concil. Gerund. an. 567, can. 3 ; Lugdun. II, an. 367, can. 6), et qui consistait à sanctifier l’époque des calendes de Novembre par trois jours de pénitence et de litanies, rappelant les Rogations qui précèdent encore l’Ascension du Seigneur. Le jeûne de la Vigile de la Toussaint est le seul souvenir qui nous reste maintenant de cette coutume de nos pères ; conservant le triduum pénitentiel, et l’avançant de quelques jours, ils en avaient fait une préparation de la fête elle-même :
« Qu’entière soit notre dévotion, recommandait un auteur du temps ; disposons-nous à cette solennité très sainte par trois jours de jeûne, de prière et d’aumône (Inter Opera Alcuini, Epist. XCI, ad calcem.). »
La sainteté incréée ou créée
En s’étendant au monde entier, la fête s’était complétée ; devenue l’égale des plus augustes solennités, elle développait ses horizons jusqu’à l’infini, embrassait toute sainteté incréée ou créée. Son objet n’était plus Marie seulement et les Martyrs, ou. tous les justes nés d’Adam, mais avec eux les neuf chœurs angéliques, mais pardessus tout la Trinité sainte, Dieu tout en tous (I Cor. XV, 28.), Roi de ces rois qui sont les Saints (Apoc. V, 10.), Dieu des dieux en Sion (Psalm. LXXXIII, 8.). Ecoutons l’Eglise éveillant aujourd’hui ses fils : Le Roi des rois, le Seigneur, venez, adorons-le, parce qu’il est la couronne de tous les Saints (Invitator. festi.). C’est l’invitation qu’en cette même nuit le Seigneur lui-même adressait à la chantre d’Helfta, Mechtilde, la privilégiée du divin Cœur :
« Loue-moi de ce que je suis la couronne de tous les Saints (Liber specialis gratiae, P.a, c. XXXI.). »
Et la vierge voyait toute la beauté des élus et leur gloire s’alimenter au sang du Christ, briller des vertus par lui pratiquées ; et répondant à l’appel divin, elle louait tant qu’elle pouvait la très heureuse, la toujours adorable Trinité, de ce qu’elle daigne être aux Saints leur diadème, leur admirable dignité (Ibid.). Dante lui aussi nous montre, en l’empyrée, Béatrice se faisant sa couronne du reflet des rayons éternels (Dante, Paradis, chant XXXI.). Gloire au Père, au Fils, au Saint-Esprit! ainsi tout d’une voix, pour le sublime poète, chantait le Paradis.
« Tout l’univers, dit-il, me semblait un sourire (Chant XXVII.). Le royaume d’allégresse, avec tout son peuple ancien et nouveau, tourné vers un seul point, était tout regard, tout amour. O triple lumière, qui scintillant en une seule étoile, rassasies à ce point leur vue, regarde ici-bas à nos tempêtes (Chant XXXI, traduction de Mesnard.) ! »