Ce 13 juin, en suivant ses propres pas, l’écrivain Jean Raspail a rejoint la Maison du Père. Bâtisseur de mythe, explorateur de la nostalgie, il laisse derrière lui une œuvre romanesque qui aura entraîné derrière lui des milliers de lecteurs, qui auront vibré d’un seul cœur au chant de l’honneur et aux horizons à reconquérir. Pour rendre hommage à ce romancier d’une grande puissance évocatrice, nous republions ici l’article de Philippe Maxence paru dans notre récent numéro 1710 et consacré principalement à la réédition de la réédition de Hurrah Zara ! sous le titre Les Pikkendorff.
Depuis longtemps, les grands romanciers ont démontré leur capacité et leur talent à parler de leur époque et à révéler les drames intérieurs de l’être humain comme les grands enjeux de l’existence. Leur manière, ou pour le dire mieux, leur art est différent du regard sociologique, de la vision historique, de l’examen psychologique ou encore de l’analyse financière, bien que certains n’hésitent pas à recourir à l’une ou l’autre de ces approches pour donner plus d’épaisseur et de réalité à ce qui relève finalement de la fiction.
La fiction ? Avec un art aigu, et peut- être un certain goût personnel, Jean Raspail a toujours su voiler subtilement les frontières entre cette dernière et la réalité, entraînant non seulement son lecteur dans des aventures que lui seul pouvait faire advenir, mais le forçant, en quelque sorte, au dialogue intérieur devant une question aux contours quasi métaphysiques : « Et si, au fond, tout cela était vrai ? » J’en ai connu qui sortirent ainsi de la lecture de L’Anneau du pêcheur l’angoisse à l’âme, se demandant si après tout la véritable lignée papale ne s’inscrivait pas dans la suite de ce Pedro de Luna, alias Benoît XIII, ressuscité le temps d’un roman par un auteur méditant sur les fidélités impossibles et les relais mystiques à travers les âges.
Au commencement : le scoutisme
De son passage – fondateur – dans le scoutisme, Jean Raspail n’a pas gardé seulement le goût des raids au grand large et des grandes équipées. Il cultive avec un cœur toujours disponible les atmosphères de grand jeu, les confrontations impitoyables entre petites bandes animées d’un même idéal, ennemis le temps d’un duel, qui peut durer des jours, puis frères retrouvés, pansant les blessures les uns des autres, en chantant la joie de l’amitié autour d’un feu de camp unificateur.
Dans Les Pikkendorff, récente réédition de Hurrah Zara ! initialement paru en 1998, le romancier se met en scène dans le souvenir de l’expédition Marquette – on pourra lire à ce sujet son beau En canot sur les chemins d’eau du roi –, et confie, comme en passant : « Je veillais aux frontières du passé. » ?Tout est dit ! Sa vie durant, Jean Raspail aura tenu cette veille si particulière, si singulière, qui scrute le passé, ses peuplades englouties, ses héros devenus étrangers, ses hauts faits et ses valeurs oubliées. Étrangement ou paradoxalement, ce défenseur des frontières et des limites n’aura eu de cesse de faire reculer l’infranchissable frontière entre le présent et le passé. N’y parvenant pas tout à fait, il s’est élevé au rang de garde-barrière, vigie fidèle aux portes d’un royaume qui, pour être imaginaire, n’en cultive pas moins les vertus les plus pérennes, les plus nécessaires à notre temps, celles qui sont à actualiser, au sens aristotélicien et thomiste du passage de la puissance à l’acte.
Suivre ses propres pas
C’est encore dans Les Pikkendorff que l’on trouve finalement la devise qui le résume le mieux. Il l’a généreusement donnée à cette famille aux nombreuses branches, mais c’est au fond celle de son existence : « je suis mes propres pas ». Les siens l’ont mené aux quatre coins du monde et, plus encore, peut-être, dans les soubassements d’une certaine inquiétude de l’homme contemporain, désireux malgré tout de ne pas couper définitivement le fil plus que léger qui le relie au passé. Avec un rire gras et une face replète, beaucoup n’y verront que le recours à la nostalgie, censée être le refuge des âmes inquiètes devant le monde qui s’offre à eux avec la blancheur d’une publicité pour pâte dentifrice. À vrai dire, entre la nostalgie, refuge dans le passé, et le progressisme, fuite en avant dans les nuées, il n’y a pas vraiment à choisir. Il peut, certes, y avoir chez certains lecteurs de Raspail cette faiblesse qui les aurait de toute façon conduits à s’entêter dans les mirages et dans les rêves éveillés.
Mais justement ! Un roman comme Les Pikkendorff recèle en lui bien plus qu’une histoire pourvoyeuse d’une exaltation statufiée et inféconde d’un hier imaginaire. Bien mieux que maints historiens, sociologues et philosophes, il transmet des exigences morales et des pages de l’histoire européennes qui nourrissent avec dynamisme cette petite vertu annexe de la grande vertu (cardinale !) de justice qu’est la piété naturelle. Si l’homme moderne est blessé au cœur, c’est bien par cette revendication absolue d’autonomie qui l’empêche de rendre grâce, de remercier pour ce qu’il a reçu des générations précédentes de leurs sacrifices et de leurs efforts.
On ne cherchera certes pas dans l’œuvre de Jean Raspail un traité de théologie morale ni même un simple écho de celui-ci. À plus d’un moment, il s’en écarte même, dressant à la manière des plus grands romanciers chrétiens l’état des lieux des faiblesses humaines et des atours qu’elles peuvent revêtir. Il est certain pourtant que la trahison des clercs aura fait davantage pour ouvrir les autoroutes du Mal que les écrivains qui se sont laissés aller à retranscrire l’humanité dans toute sa condition. Mais avouons-le : pour continuer notre propre voie, nous avons besoin d’exemples. Vivants ! N’est-ce pas ce que, déjà et à sa manière, avait écrit Bernanos en commençant sa Grande Peur des bien-pensants ?
« J’ai juré de vous émouvoir – d’amitié ou de colère, qu’importe ? Je vous donne un livre vivant. »
Philippe Maxence
A côté de ce roman consacré aux Pikkendorff, les éditions Albin Michel ont également rééditeé L’Anneau du pêcheur (416 pages, 22,90 €), véritable saga pontificale aux relents de roman policier. Ce livre sans équivalent plonge son lecteur dans le Grand Schisme et ses possibles conséquences dans les années 1990. De leur côté, les éditions Via Romana ont réédité, dans une version augmentée, Le Roi au-delà des mers, sorte de suite de Sire, sous un nouveau titre : Le roi est mort, vive le roi. Plus qu’un roman, une méditation sur le retour de la monarchie en France, avec en avant-propos l’allégeance de l’auteur à Jean d’Orléans.
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