Ce que l’Europe et l’Amérique doivent à l’Espagne. Entretien avec Marcelo Gullo (2/2)

Publié le 15 Oct 2025
Espagne
Marcelo Gullo en 2014 espagne

© Funeslandia, CC BY-SA 4.0

Le 7 octobre, l’historien et politologue argentin Marcelo Gullo Omedeo publiait son dernier ouvrage, Lepanto : Cuando España salvó a Europa (Lépante. Quand l’Espagne a sauvé l’Europe). À cette occasion, Arnaud Imatz, docteur en sciences politiques et hispaniste, s’est entretenu avec l’auteur sur l’apport de l’Espagne dans l’histoire de l’Europe et des Amériques.

 

Suite de la partie 1

 

| À votre avis, qu’est-ce qui distingue l’empire hispanique, d’une part, des empires « particularistes » néerlandais et britannique et, d’autre part, des empires « universalistes » que furent les empires français (jacobin) et soviétique (marxiste-communiste) d’hier, et l’empire américain (mondialiste) avant et après la chute du mur de Berlin ?

Comme je l’ai démontré dans mon livre Madre Patria, la monarchie hispanique était un empire, mais elle n’a pas pratiqué l’impérialisme. Il n’y a pas eu de colonialisme espagnol en Amérique car, aux yeux des Espagnols, l’Amérique n’a jamais été considérée comme un butin, ni comme une colonie. Il est important de le souligner : alors que l’Espagne s’est érigée en empire, l’Angleterre et les États-Unis, plus tard, sont devenus des empires impérialistes. Ce qui caractérise l’empire, c’est le métissage, ce qui caractérise l’impérialisme, c’est l’extermination.

L’Angleterre d’abord, puis les États-Unis, ont appliqué en Amérique du Nord la politique selon laquelle « le meilleur Indien était un Indien mort » et ont mené une politique d’extermination de la population aborigène.

Je l’explique dans mon livre Madre Patria, en citant notamment ces mots de Vittorio Messori :

« Le terme extermination n’est pas exagéré et respecte la réalité concrète… La pratique du scalp s’est répandue sur le territoire de l’actuelle États-Unis à partir du XVIIe siècle, lorsque les colons blancs ont commencé à offrir de fortes récompenses à quiconque présenterait le scalp d’un Indien, homme, femme ou enfant. En 1703, le gouvernement du Massachusetts payait douze livres sterling par scalp, une somme si attrayante que la chasse aux Indiens, organisée avec des chevaux et des meutes de chiens, ne tarda pas à devenir une sorte de sport national très rentable.

Le dicton « le meilleur Indien est un Indien mort », mis en pratique par les États-Unis, trouve son origine non seulement dans le fait que chaque Indien éliminé constituait un ennui de moins pour les nouveaux propriétaires, mais aussi dans le fait que les autorités payaient bien pour leur scalp.

Il s’agissait d’une pratique qui, dans l’Amérique espagnole, était non seulement inconnue, mais qui, si quelqu’un avait tenté de l’introduire de manière abusive, aurait provoqué non seulement l’indignation des religieux, toujours présents aux côtés des colonisateurs, mais aussi les peines les plus sévères établies par les rois pour protéger le droit à la vie des Indiens. »

Cette décision d’exterminer les Indiens a une origine théologique. Luther affirme que le péché originel a annulé, détruit et anéanti l’homme. Calvin affirme que le Christ est venu pour sauver quelques-uns. Puis les protestants anglo-saxons affirment : « Nous sommes ces quelques-uns que le Christ est venu sauver. Par conséquent, nous, les Anglo-Saxons, sommes la nouvelle nation choisie par Dieu. »

Lorsque les protestants anglo-saxons découvrent l’Amérique du Nord, ils pensent que c’est « le royaume du diable » et que ces « sauvages et cannibales » sont morts à cause du péché originel et ne peuvent être rachetés. C’est pourquoi ils les tuent.

D’autre part, lorsque les protestants anglo-saxons se sont heurtés à des endroits où la population ne pouvait être exterminée, car elle était trop nombreuse, comme en Afrique du Sud, en Inde ou en Chine, un racisme absolu a émergé. Rappelons au passage que dans les maisons que les Anglais construisaient pour eux-mêmes en Chine – à l’époque où ils en faisaient une semi-colonie –, ils plaçaient toujours sur la pelouse qui entourait ces maisons un panneau sur lequel on pouvait lire : « Interdit de marcher sur la pelouse, chiens et Chinois ».

L’impossibilité de communiquer entre ces communautés anglaises, installées là pour exploiter le territoire, et le reste de la population autochtone était totale. Pour les protestants anglo-saxons, les races ne pouvaient en aucun cas se mélanger. C’est pourquoi l’impérialisme anglo-saxon calviniste, profondément raciste, peut être considéré comme un précurseur évident de l’impérialisme nazi. Les nazis avaient prévu de faire au peuple russe ce que les Américains avaient fait aux « Peaux-Rouges ».

La théologie catholique répond que non, que le péché originel a blessé l’homme, mais ne l’a pas enseveli et que, par conséquent, tous les hommes sont rachetables. C’est pourquoi les Espagnols évangélisent les masses indigènes et mélangent leur sang à celui des peuples indiens. Les deux caractéristiques qui définissent l’Empire espagnol, le distinguant de tous les autres que vous mentionnez, étaient l’évangélisation et le métissage.

Ce que nous affirmons ici a été clairement exprimé devant les masses laborieuses par le général Juan Domingo Perón, trois fois président constitutionnel de la République argentine, dont la mère était une Indienne tehuelche, qui a déclaré :

« Son œuvre civilisatrice [celle de l’Espagne], accomplie sur les terres d’Amérique, est sans précédent dans l’histoire. Elle est unique au monde. […] Son entreprise avait le destin d’une véritable mission […]. Elle est venue pour accomplir et concrétiser le mandat posthume de la reine Isabelle d’attirer les peuples des Indes et de les convertir au service de Dieu […]. Ils n’aspiraient pas à détruire l’Indien, mais à le gagner à la foi et à le dignifier en tant qu’être humain […].

Comme il ne pouvait en être autrement, leur entreprise fut discréditée par leurs ennemis, et leur épopée fut l’objet de railleries, de complots et de calomnies, jugeant avec des critères de marchands ce qui avait été une entreprise de héros. Toutes les armes furent utilisées : on recourut au mensonge, on déforma tout ce qui avait été fait, on tissa autour d’eux une légende pleine de calomnies et on la répandit aux quatre vents […].

L’Espagne, nouveau Prométhée, fut ainsi enchaînée pendant des siècles au rocher de l’histoire. Mais ce qu’il fut impossible de faire, ce fut de réduire son œuvre au silence ou de diminuer l’ampleur de son entreprise, qui est restée une contribution magnifique à la culture occidentale. En témoignent les dômes des églises qui se dressent dans les villes fondées par l’Espagne, ainsi que ses Lois des Indes, modèles d’équité, de sagesse et de justice ».

 

| Le dominicain Bartolomé de las Casas offre une vision terrifiante et cauchemardesque de la destruction des « Indes » par les Espagnols. Quelle crédibilité peut-on lui accorder ?

FrayToribioDeBenavente espagne

Toribio de Benavente

Le franciscain Fray Toribio de Benavente a publiquement accusé Bartolomé de las Casas de ne pas célébrer la messe, de ne pas entendre les confessions, de ne pas baptiser, c’est-à-dire d’être un faux prêtre. De las Casas a toujours vécu comme un homme riche. Il buvait le meilleur vin d’Espagne et s’habillait avec élégance. La pauvreté évangélique ne faisait pas partie de ses vertus. Il regardait toujours les Indiens de loin et ne s’est jamais donné la peine d’apprendre une langue indigène.

Le philosophe Juan José Sebreli (fondateur du Front de libération homosexuelle, à Buenos Aires), que seul un fou pourrait accuser d’homophobie, affirme :

« Las Casas a souvent exagéré et menti… Il a menti lorsqu’il a présenté tous les Indiens comme pacifiques sans exception… On peut en déduire que l’origine de sa passion pour la cause indigène se trouve dans son adolescence, dans une amitié amoureuse ou dans une relation homosexuelle… avec un jeune esclave indien que son père lui avait offert… »

L’historien péruvien Luis Alberto Sánchez affirme que « la propension du frère apostolique à exagérer est telle que, dans un passage de son Histoire des Indes, il affirme qu’un Espagnol a tué dix mille Indiens en une heure avec sa lance, soit 166 par minute, ou près de 3 Indiens par seconde, autant qu’une arme automatique moderne ». Bartolomé de las Casas est le grand menteur de l’histoire, un imposteur absolu.

 

| De nombreux indigènes sont morts après la conquête, entre 40 et 100 millions selon les indigénistes (soit plus que toute la population européenne de l’époque), mais plutôt 2,5 millions entre 1492 et 1570, et principalement à cause de facteurs microbiens, selon le grand spécialiste, historien et démographe vénézuélien Ángel Rosenblat. Pourquoi les grands médias continuent-ils d’ignorer avec arrogance les résultats de recherches sérieuses et rigoureuses sur ce point fondamental ?

Tout simplement parce que les grands médias sont au service de l’oligarchie financière internationale.

Ces chiffres sont absolument faux. Ils sont le fruit de la mauvaise intention de militants politiques déguisés en chercheurs et en professeurs. Selon le spécialiste Ángel Rosenblat, auteur de l’étude scientifique la plus sérieuse sur la population de l’Amérique précolombienne réalisée à ce jour, au moment de l’arrivée d’Hernán Cortés au Mexique, environ 4,5 millions de personnes y vivaient. Il est donc impossible que Cortés ait assassiné 25 millions de personnes alors qu’avant son arrivée, il n’y en avait que 4,5 millions.

Je soutiens que le véritable génocide en Amérique est celui qu’Hernán Cortés a arrêté. Selon Prescott, les Aztèques tuaient 20 000 personnes par an, même si, comme je vous l’ai déjà dit, le même auteur affirme qu’il ne peut pas affirmer que d’autres estimations, qui parlent de 150 000, sont fausses. Bon, admettons qu’il s’agissait de 80 000 personnes, et multiplions ce chiffre par les quelque trente années qui se sont écoulées entre l’inauguration de la pyramide de Tenochtitlán et l’arrivée de Cortés.

De combien de vies parlons-nous ? Nous parlerions alors de plus de 2,5 millions de personnes assassinées. Personne ne fait ces calculs, mais il est clair que si nous les faisons, nous sommes face à l’un des plus grands génocides de l’histoire. Cortés y a mis fin.

La population indigène a-t-elle diminué avec la conquête ? Oui, en raison du manque d’anticorps contre les maladies importées d’Europe. Si elle était restée sans contact avec le monde extérieur jusqu’au XXᵉ siècle, il lui serait arrivé la même chose lorsque le premier touriste étranger serait arrivé à Cancún. Mais il n’y a jamais eu de politique d’extermination de la part de l’Espagne, contrairement aux Anglais, qui distribuaient des couvertures infectées par la variole aux indigènes d’Amérique du Nord, en plein hiver.

 

| Vous dénoncez les faux prophètes de l’Amérique hispanique, tels qu’Evo Morales, Pedro Castillo, Andrés Manuel López Obrador, Gabriel Boric, Gustavo Petro, Claudia Sheinbaum, etc., les accusant d’être la main-d’œuvre bon marché de l’impérialisme anglo-saxon. Pourquoi sont-ils si prompts à exiger le repentir de l’Espagne et si oublieux et silencieux lorsqu’il s’agit de demander des comptes à l’impérialisme anglo-saxon ?

On peut appliquer à tous ces personnages l’aphorisme suivant : « Dis-moi qui tu n’attaques pas et je te dirai qui tu sers. »

Que veut l’impérialisme ? Qu’a-t-il toujours voulu ? Il voulait et veut toujours des petits États. Plus ils sont petits, mieux c’est, car ils sont plus faciles à dominer. L’impérialisme anglo-saxon avait et a toujours pour objectif stratégique la fragmentation territoriale des républiques hispano-américaines.

Alors, si je dis, comme le disent les indigénistes, Evo Morales et compagnie, qu’avant l’arrivée des Espagnols, l’Amérique était un paradis, avec 700 ou 1 000 langues différentes, 700 nations différentes, que faut-il faire ? Retourner à ce « paradis » et rejeter ce qu’a apporté le soi-disant envahisseur, la langue, les valeurs, revenir à ces prétendues nations d’origine, accomplissant ainsi l’objectif de l’impérialisme anglo-saxon ?

Les indigénistes encouragent la fragmentation linguistique. Et comme le disait le socialiste argentin Manuel Ugarte, qui avait déjà constaté cela dans les années 1920 : la fragmentation linguistique est toujours le prélude à la fragmentation politique. La fragmentation linguistique, dans un État qui était linguistiquement unifié, conduit toujours à sa balkanisation.

Alors, où ces indigénistes nous mènent-ils ? À une fragmentation politique par le biais de la fragmentation linguistique. Les militants indigénistes ne sont pas de gauche, ils sont progressistes, ils ne sont pas rouges mais roses, fuchsias ou arc-en-ciel, ils sont les serviteurs de l’impérialisme anglo-saxon.

Gustavo Petro, Evo Morales, Gabriel Boric, Claudia Sheinbaum ou Cristina Kirchner ne sont rien d’autre que la main-d’œuvre la moins chère que l’impérialisme anglo-saxon ait jamais eue. On ne peut pas faire plus fonctionnel.

 

| Que pensez-vous de l’effet boomerang du wokisme qui, parti des États-Unis, a largement envahi l’Europe et les pays occidentaux ? Quand la Légende noire a-t-elle été récupérée par le discours mondialiste ?

Le plus curieux et le plus révoltant, c’est que pendant quatre siècles, ces nations qui ont formé le « Tribunal de l’histoire », sans aucune autorité morale, ont exigé de l’Espagne qu’elle demande pardon pour les prétendus péchés commis, alors que ce sont elles qui devraient demander pardon, car leurs mains sont tachées de sang.

Cependant, quelque chose de curieux se produit depuis quelques années, car l’oligarchie financière internationale, devenue le grand acteur des relations internationales, a elle-même commencé, en utilisant comme main-d’œuvre les intellectuels qui composent le marxisme culturel, restés sans emploi après la chute de l’Union soviétique, le travail de « démolition » culturelle des mêmes puissances avec lesquelles elle s’était alliée pour discréditer et détruire l’Espagne.

Paradoxe de l’histoire, ces mêmes nations qui s’étaient attribuées le statut de membres permanents du « Tribunal de l’Histoire » commencent maintenant, petit à petit, à être mises en accusation et traduites en justice. Je dois vous avouer que si nous n’étions pas tous dans le même bateau appelé Occident – même si en réalité il faudrait l’appeler « faux Occident » – je serais très heureux qu’ils goûtent maintenant un peu à leur propre médecine.

Le travail de démolition entrepris aujourd’hui par le wokisme contre les puissances qui ont dirigé l’Occident, c’est-à-dire contre la Grande-Bretagne et les États-Unis, n’est pas très difficile, car la vérité historique est que, d’abord la Grande-Bretagne, puis les États-Unis, ont eu pour politique d’État que « le meilleur Indien était un Indien mort ». Car ces puissances se sont consacrées pendant des décennies à piller et à exploiter tous les peuples du monde, faisant ainsi de l’Occident un synonyme d’impérialisme.

Le wokisme n’a pas besoin de mentir beaucoup pour diaboliser l’histoire de la France, de la Grande-Bretagne et des États-Unis, même s’il exagère certainement tous les aspects négatifs, sans jamais souligner les aspects positifs de la présence de ces puissances dans l’histoire de l’humanité.

Le wokisme considère l’homme blanc comme responsable de tous les maux de l’humanité, tels que l’esclavage et le racisme, et s’est lancé dans la destruction de tous les peuples qui composent l’Occident. Cette prémisse sur laquelle repose la pensée woke est absolument fausse. Et c’est à partir de cette fausse prémisse que le wokisme construit la légende noire de l’Occident.

Comme je l’ai démontré dans mon récent livre Lépante : quand l’Espagne a sauvé l’Europe, le wokisme occulte le fait qu’en Afrique noire, l’esclavage était répandu avant l’arrivée des Arabes et des Européens, et que le commerce des esclaves noirs n’aurait pas pu prospérer sans la collaboration des Africains eux-mêmes, car ce trafic s’effectuait généralement par l’intermédiaire de chefs guerriers qui vendaient leurs captifs.

Il faut rappeler que c’est la civilisation islamique, et non la civilisation européenne, qui a été la première à asservir les Noirs, dès qu’elle est entrée en contact avec l’Afrique noire à travers les régions qui s’étendent du Niger au Darfour.

Dans le récit de l’esclavage, aujourd’hui hégémonique dans le monde, le grand thème des esclaves blancs, le grand commerce islamique des esclaves, d’abord arabe berbère puis turc ottoman, en Europe, est absent et oublié. Le nombre d’Européens réduits en esclavage d’abord par les Arabes puis par les Turcs est impressionnant. Les pirates musulmans ont emmené plus d’Européens vers les marchés aux esclaves du Maghreb, entre 1500 et 1650, que les Européens n’ont emmené d’Africains vers l’Amérique, pendant la même période.

Entre 1530 et 1780 environ, un million de chrétiens, catholiques et protestants, ont été capturés en Europe occidentale pour être vendus comme esclaves par les pirates musulmans. On estime qu’entre 1450 et 1700, deux millions et demi de chrétiens orthodoxes, principalement russes et ukrainiens, ont été emmenés comme esclaves à Constantinople, capitale de l’Empire ottoman. Les femmes étaient transformées en esclaves sexuelles, plus elles étaient blanches, plus elles avaient de la valeur, celles du nord de l’Europe étaient les plus chères. Les enfants étaient transformés en janissaires ou en « köçek », des esclaves habillés en femmes et utilisés comme divertissement sexuel.

Il est juste de reconnaître que la tragédie de l’esclavage des chrétiens en Europe a commencé à prendre fin grâce à l’action des États-Unis qui ont mené les guerres barbaresques, dans le but de mettre fin à l’esclavage des chrétiens. La première guerre barbaresque, également connue sous le nom de guerre de Tripoli, eut lieu entre 1801 et 1805, et la deuxième guerre barbaresque, également connue sous le nom de guerre d’Algérie, eut lieu en 1815.

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Guerre de Tripoli, 1804.

Une action conjointe de la marine anglo-néerlandaise tenta également, en 1816, de mettre fin à la pratique de l’esclavage des chrétiens européens. Cependant, la tragédie de l’esclavage des chrétiens européens ne prit fin qu’en 1830, lorsque la France envahit Alger et plaça l’Algérie sous sa domination coloniale, mettant ainsi définitivement fin au commerce des Européens comme esclaves.

 

| À ce stade de sa carrière politique, l’ultralibéral Javier Milei semble trop dépendant du modèle américain pour pouvoir se libérer de la vision strictement négro-légendaire des présidents qui l’ont précédé. Qu’en pensez-vous ?

En Argentine, Javier Milei dirige une nouvelle droite qui est, sans aucun doute, une succursale, un appendice, du parti républicain américain dirigé par Donald Trump. Tout comme la nouvelle gauche, représentée par Cristina Kirchner, est une succursale, un appendice, du parti démocrate, dirigé par le clan Clinton-Obama.

Ces deux courants manquent d’autonomie intellectuelle. Ils ne font que répéter les idées produites par la droite ou la gauche américaines. Ils n’ont pas d’idées propres, ils ne sont pas porteurs d’une pensée originale. Par conséquent, si le parti républicain adoptait une ligne politique favorable à l’hispanité, cette nouvelle droite suivrait cette ligne, et si le parti républicain adoptait une position négative à l’égard de l’hispanité, elle la suivrait également.

Il est important de souligner que le président Milei, le jour de son investiture, a rendu hommage aux intellectuels de la génération de 1838, un groupe de penseurs anti-hispaniques et pro-britanniques qui ont développé leurs idées entre 1830 et 1850. Cette génération de 1838 comprenait, entre autres, Juan Bautista Alberdi, Esteban Echeverría et Domingo Faustino Sarmiento, qui étaient profondément anti-hispaniques.

Pour comprendre à quel point la haine de l’Espagne était forte chez cette génération, il suffit de dire qu’Alberdi et Echeverría voulaient que les Argentins cessent de parler espagnol et que le français ou l’anglais devienne la langue officielle de l’Argentine.

D’autre part, il est important de préciser que, dans l’œuvre de Sarmiento, l’attitude anti-espagnole de l’oligarchie argentine pro-britannique atteint son plus haut niveau. On y trouve tous les préjugés dominants en Amérique après les guerres d’indépendance, mais avec en plus une agressivité peu commune :

« Il n’est pas vrai, affirme Sarmiento, que j’ai dit que, selon les grands penseurs modernes, la race espagnole est une race en déclin. J’ai dit quelque chose de pire, que j’ai répété dans mes écrits : c’est une race à l’esprit atrophié qui ne donne aucun espoir d’amélioration. »

Enfin, il convient de souligner que, puisque Javier Milei a pris Domingo Faustino Sarmiento comme modèle politique à imiter, il est important de connaître la pensée politique et sociale de Sarmiento qui sert aujourd’hui à Milei, comme il l’a lui-même exprimé à maintes reprises, de guide pour son action politique et sociale.

Sarmiento new espagneLa pensée politique de Sarmiento est apparue clairement lorsqu’il a conseillé au président Mitre, après la bataille de Pavón, en 1862, de « ne pas épargner » le sang des gauchos (1), car, pour lui, c’était « la seule chose » qu’ils avaient d’humain. Pour Sarmiento, les masses gauchos hispano-criollas de l’intérieur de l’Argentine, où survivent les coutumes hispaniques, étaient l’expression maximale de la barbarie qu’il fallait éliminer physiquement de la surface de la terre. Le gaucho était, pour Sarmiento, l’incarnation de la barbarie. Il était donc l’Espagne en Amérique.

La pensée sociale de Sarmiento est apparue clairement et sans ambiguïté lors du débat qui a eu lieu à la Chambre des sénateurs, le 13 septembre 1859, sur la question de savoir si l’État devait apporter une aide à la population gaucha appauvrie et aux milliers d’orphelins, enfants des gauchos morts pendant la guerre civile entre fédéraux (c’est-à-dire hispanistes) et unitariens (c’est-à-dire pro-britanniques) :

« Les Chambres ne doivent pas voter de crédits pour la charité publique – déclara Sarmiento le 13 septembre – car la charité chrétienne ne relève pas de la compétence de l’État. L’État n’a pas de charité, il n’a pas d’âme… Si les pauvres doivent mourir, qu’ils meurent… Le mendiant est comme la fourmi. Il ramasse les déchets. Il est donc utile sans qu’il soit nécessaire de lui donner de l’argent… Qu’importe que l’État laisse mourir ceux qui ne peuvent vivre à cause de leurs défauts ? Les orphelins sont les derniers êtres de la société ; on ne doit pas leur donner plus à manger. »

 

| Peut-on inverser la situation de soumission et de dépendance quasi absolues de l’Espagne vis-à-vis de l’État profond de l’UE et de l’OTAN, que le général De Gaulle avait dénoncée à l’époque pour la France ?

D’un point de vue militaire, l’Espagne est une colonie des États-Unis, d’un point de vue économique, une colonie de l’Allemagne et d’un point de vue financier, une colonie de l’oligarchie financière internationale.

Cependant, la grande majorité des Espagnols l’ignorent car ils ont été subordonnés culturellement et idéologiquement. L’Espagne doit mettre fin une fois pour toutes à cette subordination. Les Espagnols doivent mener une « guerre culturelle ».

Évidemment, les guerres culturelles ne se gagnent pas en un jour. Pour la vie des peuples, les décennies sont comme un jour dans la vie d’un homme. L’Espagne ne peut pas sortir de la situation dans laquelle elle se trouve si elle ne gagne pas la grande guerre culturelle qui oppose ceux qui détestent l’Espagne et ceux qui l’aiment. Si ceux qui prétendent aimer l’Espagne ne sont pas prêts à mener cette longue bataille, alors autant baisser les bras et partir.

 


Lepanto, Cuando España salvó a Europa, Marcelo Gullo Omodeo, 424 p., 23,90 €.

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1. Gardien de troupeaux de la pampa argentine, équivalent sud-américain des cow-boys (NDLR).

 

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Arnaud Imatz

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