Le câlin et sa journée mondiale (21 janvier), plus largement le care, peuvent-ils fonder véritablement une société ? Un ministre de la santé y avait incité : « Il faut passer d’une société individualiste à une société du care, selon le mot anglais que l’on pourrait traduire par “le soin mutuel” » (Martine Aubry, Médiapart, 2 avril 2010). On se permet d’en douter.
C’est des Etats-Unis d’Amérique, que l’idée du Hug day est partie à la conquête du monde : un pasteur, Kevin Zaborney, apprend-on sur le site journeemondiale.com, « avait constaté que le début d’année et jusqu’à la St Valentin (14 février) était une période de plus forte tendance à la déprime. » De fil en aiguille, l’idée prit forme et la voici aujourd’hui, selon la même source : « Un individu propose, dans un lieu public, une accolade sans contrepartie à une personne choisie au hasard et le manifeste par une petite pancarte sur laquelle il est écrit « câlin gratuit ». »
Covid et câlins
Cette initiative, sympathique ou incongrue selon les tempéraments et les cultures, a heurté de front les mesures de distanciation en temps de covid. L’incident attire l’attention par ce qu’il révèle.
Les contacts avaient été proscrits, poignées de mains, embrassades et accolades… jusqu’à la bûche de Noël partagée avec les grands-parents ! Or, la neuropsychologue Céline Rivière, auteur de l’ouvrage La câlinothérapie, expliqua, sur le site de la chaîne Cnews, à l’occasion de la cuvée 2021 de notre Journée, que le câlin est « complètement vital. Il nous remet en lien avec les autres. Quand on est privé de câlins, on se retrouve dans un état de stress et d’agressivité. On perd nos repères. L’homme est un animal social et sociable. » La détresse de beaucoup, enfants, adultes, personnes âgées, en temps de confinement, reste dans nos mémoires.
A juste titre, bien qu’implicitement, cette praticienne pointait donc d’abord l’impasse d’une société où la santé physique est posée en impératif catégorique : les contradictions y sont inévitables, comme celle indiquée à l’instant. Elle rappelait ensuite plus positivement la dimension sociale et incarnée de la personne. Très bien. C’est l’application de cette vérité qui entraîne tout aussitôt une question – et c’est ce sur quoi nous voudrions réfléchir rapidement : le câlin, non pas tant sa journée internationale que ce qu’il signifie d’une conception des rapports humains, n’est-il pas chargé d’une responsabilité qu’il ne saurait assumer ?
Plaisir, utilité et bien
Revenons aux classiques. Aristote, dans les livres VIII et IX de l’Ethique à Nicomaque, pose que l’amitié est ce qui se trouve au fondement de la vie sociale, relationnelle. Toutefois, il convient de préciser : il est des amitiés selon l’utilité, d’autres selon le plaisir, des dernières, enfin, selon le bien affirme le philosophe.
Si l’on accepte le rapprochement un rien étrange entre la perspective des câlins et la typologie de l’amitié selon Aristote, il semble que ce soit du côté du plaisir et de l’utilité qu’on se situe : du plaisir d’abord (par les hormones générées, dont l’ocytocine, l’hormone de l’amour et de la confiance), puis de l’utilité (je suis alors prémuni contre la déprime, l’angoisse, l’agressivité). En somme, le câlin comme bien-être.
Ce n’est pas rien. Toutefois, au-delà de la journée mondiale qui nous occupe, on pense reconnaître ici une tendance lourde de la mentalité contemporaine : la lente transformation des Etats en structures maternantes, avec en corollaire la victimisation de tous et de chacun, exigeant consolation et réparation. La thématique du care, qui ne reste encore que de l’ordre du discours, s’intègre dans ce contexte (déstructuré aussi par la disparition du père) et se donne comme l’équivalent social du câlin. Ses métiers sont ceux de l’avenir, annonce-t-on, signant par là, entre autres, l’abandon de toute volonté et industrie productives.
La religion même est touchée par ces requêtes de bien-être, notamment en certaines de ses expressions que sont la prière commune ou l’intériorité.
La vraie amitié et l’agapè
Or, si légitimes que puissent être les deux premières amitiés, elles sont d’un degré inférieur, car utilité et plaisir n’ont qu’un temps et sont assez arbitraires. Seule, continue Aristote, l’amitié selon le bien est capable de poser un fondement durable. « L’amitié parfaite est celle que nouent les hommes bons les uns avec les autres et ceux qui se ressemblent sur le plan de la vertu ». Cette amitié suppose la vertu et l’accroît en retour ; ce qui lui permet d’intégrer à leur juste place l’utilité et le plaisir, sans subir leurs à-coup.
De plus, le bien dont il est question n’est pas, in fine, le bien individuel, mais le Bien, c’est-à-dire, dans des ordres différents : le Bien commun et le Bien que Dieu est. Plus encore, sans confusion des ordres, en en respectant la distinction, mais en ne les séparant pas, l’amitié a, pour un Chrétien, sa forme parfaite dans l’agapè : un amour « donné absolument gratuitement, sans aucun mérite préalable (…) un amour qui pardonne » (Benoît XVI, Deus caritas est, n°10). De cet amour, Jésus-Christ est la source et le modèle.
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