En ce 11 juillet, fête de saint Benoît, patron de l’Europe, comment ne pas se mettre à l’écoute de celui qui début sa célèbre Règle en demandant à son disciple de prêter l’oreille de son cœur aux propos de son maître ? Dans la préface qu’il a donné au livre Saint Benoît nous parle, récemment publié aux éditions de L’Homme Nouveau, le jeune père abbé de Notre-Dame de Triors explicite l’actualité du patriarche des moines d’Occident.
Multi dicunt : Quis ostendit nobis bona ? – Beaucoup demandent : Qui nous fera voir le bonheur ? (1)
Aujourd’hui, oui, vers où se tourner pour trouver un maître sûr ? Nous autres, hommes de la post-modernité, nous ressentons la vive nécessité de revenir des enthousiasmes fous des libérateurs du XXe siècle finissant. Nos contemporains, chahutés par les multiples incertitudes sociales, désirent retrouver enfin quelques vérités immuables sur lesquelles reconstruire solidement et sainement.
Dans son Évangile, le Christ nous a donné sa Parole, et elle ne passera pas. Il nous en a donné un interprète officiel : l’Église catholique. Sa parole ne pourra jamais être bien entendue sans l’explication autorisée de l’Église. Écouter l’Église, voilà l’assurance. L’Église a parlé et elle parle encore.
Elle a même désigné ceux de ses fils et celles de ses filles qui ont su exprimer au mieux le message de son Époux, le Seigneur Jésus. Certains d’entre eux ont en effet reçu comme charisme d’expliquer le contenu de la foi, tandis qu’il revenait à d’autres de mettre en lumière le bon ordre de la vie chrétienne.
Ceux qui nous font voir le bonheur
Voilà ceux qui nous font « voir le bonheur », voilà les maîtres qui nous sont donnés au fil des siècles par le Seigneur qui ne veut pas nous laisser seuls sur la route. Les Pères de l’Église, tels saint Léon, saint Augustin, saint Grégoire le Grand, sont les plus grands de ces luminaires et leur parole est toujours aujourd’hui accessible et bien adaptée. À lire saint Augustin, il semble que l’encre n’est pas encore sèche !
« Lorsque je lis les écrits de saint Augustin, disait le pape Benoît XVI, je n’ai pas l’impression qu’il s’agisse d’un homme mort il y a plus ou moins 1 600 ans, mais je le perçois comme un homme d’aujourd’hui : un ami, un contemporain qui me parle, qui nous parle avec sa foi fraîche et actuelle. » (2)
Le Seigneur appelle quelques-uns de ses enfants à une vie qui lui soit plus exclusivement consacrée : une vie de prière liturgique et privée, une vie d’étude et de travail, une vie tout à la fois séparée des événements qui passent dans le monde et menée en commun, en famille. Ces fidèles ont reçu le nom de « moines » et de « moniales », du grec μόνος (mónos) : un, unique, seul, séparé, unifié.
Pour une telle voie également, il fallait un père et un maître. Et Dieu l’a suscité à l’époque où l’Empire romain s’effondrait sous la poussée irrésistible des hordes barbares qui ravageaient sa magnifique civilisation en voie de décadence. Il s’agit d’un homme originaire de Nursie en Ombrie, un peu au nord de Rome : saint Benoît. Ce fils de noble famille a su discerner le roc qui traverserait le raz de marée : l’Évangile du Christ, accompagné des plus fermes des principes sociaux de la culture romaine.
Au fil de sa vie, il s’est adonné à une lecture vaste et approfondie par laquelle il héritait d’un passé monastique venu de divers horizons. Sa méditation continue et son expérience personnelle aussi, jointes à cet art inné de la concision juridique romaine, l’ont porté à rédiger pour les moines une Règle.
Le Seigneur nous indique le chemin de la vie
Dans le Prologue qui forme le magnifique porche d’entrée de cette Règle, saint Benoît s’exclame avec une gratitude émerveillée que « dans sa tendresse, le Seigneur nous indique le chemin de la vie » (3). Mais son humilité ne doit pas donner le change, et il convient de reconnaître chez ce moine lui-même un instrument docile choisi par le Seigneur pour nous indiquer le chemin.
C’est donc bien pour des moines, ces individus étranges dont la vie est si particulière, que saint Benoît légifère. Sa parole peut-elle alors vraiment concerner, ou même seulement intéresser l’ensemble des chrétiens ?
Au-delà du simple intérêt historique pour ce phénomène monastique qui a de fait ciselé la culture européenne au long des siècles, rappelons-nous que le moine n’est pas autre chose qu’un chrétien qui désire se mettre dans les conditions les plus favorables pour laisser se développer en lui toutes les potentialités, toutes les énergies déposées en lui au baptême.
Il veut suivre le Christ jusque dans les simples conseils évangéliques pour se rendre le plus disponible possible à la communion à la vie de Dieu. Par cette communion avec son Créateur, le moine ne désire qu’une chose, la gloire de Dieu et le salut de ses frères et sœurs en humanité.
La Règle bénédictine, traduction pratique de l’Évangile pour tous les jours
Alors oui, la Règle bénédictine, traduction pratique de l’Évangile pour tous les jours, peut parler à tous. Chacun pourra y puiser de bons conseils, bien frappés dans leur concise tournure. Oui, il est fructueux de se mettre à l’écoute d’un tel père et de ruminer ses paroles savoureuses et entraînantes.
Le premier pape bénédictin saint Grégoire le Grand, dont le pontificat a duré de 590 à 604, a rassemblé des témoignages directs pour rédiger une vie de saint Benoît, qui avait rendu son âme à Dieu en 547. Cette vie savoureuse et profonde du patriarche des moines d’Occident qui n’a voulu « plaire qu’à Dieu seul » (4) forme le deuxième livre de ses Dialogues. En conclusion de ces aimables pages, le pontife dit humblement que pour connaître le fond de l’âme de saint Benoît et sa manière de vivre tous les jours, rien ne vaut la lecture de sa Règle :
« Il a écrit, en effet, une Règle pour les moines, remarquable par sa discrétion, et d’une grande clarté de style. Si l’on désire connaître plus à fond son caractère et sa vie, on pourra trouver dans les enseignements de cette Règle toute sa manière d’agir dans son gouvernement, parce que le saint homme ne pouvait en aucune façon enseigner autrement qu’il ne vivait. » (5)
Loin d’être rébarbative, l’étude du Code juridique des moines promet une belle moisson de conseils et d’images bien faits pour encourager tout chrétien dans sa vie concrète. Quelques moines, doués par Dieu d’une bonne plume et d’une large sagesse ont essayé d’ouvrir au plus grand nombre l’intelligence de cette Règle.
Sous l’abbatiat de Dom Jean Olphe-Galliard, le prieur de l’abbaye Sainte-Marie de la Source à Paris (6), Dom Paul Chauvin (1866-1937), s’est ainsi appliqué à donner un commentaire vécu de la Règle, afin d’en manifester la richesse au profit de tous. Sa première édition chez Bloud et Gay, à Paris, date de 1936.
Moine de la Congrégation de Solesmes, Dom Paul Chauvin hérite du legs spirituel de Dom Prosper Guéranger et de Dom Paul Delatte, abbés de Solesmes. Il a connu le magistral Commentaire sur la Règle de saint Benoît de Dom Delatte (dont la première édition date de 1913).
Cet ouvrage, qui contient des pages immortelles sur les progrès spirituels auxquels Dieu invite les hommes, s’adresse cependant d’abord à des novices et à des moines, et il entre pour cette raison dans des détails matériels qui ne présentent que peu d’intérêt pour les fidèles. L’œuvre de Dom Chauvin élague ces passages techniques pour développer les enseignements concernant le cheminement de l’âme vers Dieu.
Un fils de saint Benoît : dom Chauvin
Dom Chauvin y emploie sa culture soignée et étendue, et propose sans pédanterie des citations variées et choisies. Fils de l’Église catholique, il appuie ses développements théologiques sur les enseignements de saint Thomas. Son style soutenu demeure bien abordable.
Fils de saint Benoît, Dom Chauvin ne se permet pas l’originalité. Il dresse un tableau complet et équilibré de la spiritualité bénédictine toute tendue vers les choses éternelles. La vie du moine est toute de prière, dans une atmosphère familiale, ordonnée par l’obéissance, le silence et l’humilité. Les moines vivent stimulés par le bon zèle dans une pauvreté ajustée, dans la joie, l’unité et la paix.
« La prière est pour l’homme le premier des biens », écrivait Dom Guéranger en ouvrant la préface générale à son Année liturgique. Elle est le lieu où la vie de Dieu en nous se fait la plus manifeste. Et Dom Chauvin a ces belles paroles :
« L’impulsion priante, déterminée dans les âmes par le Saint-Esprit qui y réside se réalise, telle que le Père le désire, par Jésus-Christ, chef divin et humain de l’organisme mystique qu’est l’Église. Le Christ est le suppliant universel ; quand le chrétien s’adresse à Dieu, c’est le Christ qui prie par lui. » (7)
Réveille-toi, mon âme
Oui, s’il n’y avait pas la présence de Dieu dans le cœur de l’homme, la parole humaine n’atteindrait pas Dieu. Mère Cécile Bruyère, première abbesse de Sainte-Cécile de Solesmes avait ces mots si profonds :
« Quand nous chantons : “Réveille-toi, mon âme ! Réveillez-vous, mon luth et ma harpe (Ps 56, 9) !” nous savons bien à qui cela s’adresse. L’âme prend le Verbe qui est vraiment l’instrument de musique du Père et en qui toute voix, pour être entendue, doit se résumer, car on ne peut dire autre chose que le Verbe. » (8)
C’est ainsi que « l’homme […] devient un instrument parfait de la prière universelle de Jésus-Christ, ou plutôt il se change lui-même, dans la totalité de son être, en un Christ priant. » (9) Et cette union au Christ se traduit dans toute l’activité du moine, qui cherche à entrer entièrement dans la volonté divine.
De fait, dans l’idée de saint Benoît, qui convient d’ailleurs à tout fidèle, l’obéissance du moine est une participation très réelle à l’obéissance du Christ, de même que « l’on communie, par la patience, à la passion du Christ, afin de mériter d’avoir part aussi à son royaume » (10).
Dom Chauvin relève cette « assimilation [que saint Benoît] établit entre l’obéissance du moine et celle de Jésus-Christ, non point à Nazareth, mais sur la croix. Il aurait pu citer le passage bien connu de saint Luc : “Il leur était soumis” (11) ; il a préféré appuyer sa doctrine sur la géniale formule de saint Paul : “Il s’est fait obéissant jusqu’à la mort” (12), c’est-à-dire pendant le cours entier de sa vie, et dans son sacrifice lui-même qui n’a été qu’un acte d’obéissance à son Père. » (13)
C’est pourquoi le cœur des moines se « dilate » (14) quand ils se prennent à courir sur la voie de l’obéissance aux commandements de Dieu. Ils aiment tant leur ressemblance au Christ obéissant qui répare toute désobéissance qu’ils « désirent » (15) se placer sous l’autorité d’un abbé à qui ils pourront rendre le « bien » (16) de l’obéissance. Et le saint Patriarche a été le premier à en vivre :
« Notre bienheureux Père, qui a écrit dès le début de son Prologue cette parole profonde : de bonis suis in nobis parendum est, « il faut obéir à Dieu avec les biens qu’il a mis en nous », nous a prouvé qu’il vivait de cette doctrine. » (17)
Chez lui comme chez ses fils s’établit un tempérament de docilité filiale, qui se traduit en silence, en humilité et en paix.
Dom Chauvin présente la paix bénédictine en de belles pages. Et la prière jaillit alors du fond du cœur. Il se recrée dans l’homme l’unité de l’être. Toute hypocrisie a disparu. Dom Chauvin présente la chose en demeurant bien dans la ligne de sa famille religieuse. Dom Delatte avait écrit, en effet :
« Toute forme authentique de vie religieuse a pour dessein premier de ramener à l’unité les forces de l’âme, afin de les faire converger vers la contemplation et le service de Dieu. Être religieux, c’est appartenir à Dieu seul, par une consécration et un holocauste de tout soi-même […]. Et nous comprenons bien pourquoi l’Église a confié d’une manière spéciale aux religieux la célébration de sa liturgie. » (18)
La doctrine de saint Benoît ne se découvre pas à sa simple lecture. Elle se découvre par sa mise en pratique qui permet de constater toute la justesse des indications de la Règle, et de repérer des détails que les premières années ne remarquent pas ou ne prennent pas au sérieux. Dom Chauvin a vécu et approfondi la vie monastique. L’ouvrage que l’on s’apprête à lire est riche de cette science expérimentée, parcourue en tous sens et savourée.
« Beaucoup demandent : Qui nous fera voir le bonheur ? » (19) Dieu a donné sa réponse toute simple en envoyant son Verbe, et au fil des siècles en suscitant des âmes pures, tel saint Benoît de Nursie, qui savent clamer aimablement la vérité qui mène au bonheur. Le Psalmiste peut ainsi continuer : « Signatum est super nos lumen vultus tui, Domine : dedisti lætitiam in corde meo. – Sur nous, Seigneur, votre visage s’est illuminé ! Vous avez fait don de la joie à mon cœur. » (20)
- Ps 4, 6.
- Benoît XVI, Audience générale du 16 janvier 2008.
- Saint Benoît, Règle, Prologue, trad. Dom Augustin Savaton.
- Saint Grégoire le Grand, Dialogues, l. 2, trad. « Les bénédictins de Paris », La Source, 1939, introduction.
- Saint Grégoire le Grand, Dialogues, op. cit., c. 36, p. 91.
- Ce bâtiment religieux est aujourd’hui cédé en commodat à la communauté de l’Emmanuel.
- Cf. infra, chapitre XXIV, p. 183.
- Mère Cécile Bruyère, In spiritu et veritate, Abbaye Sainte-Cécile de Solesmes, 2021, p. 187.
- Idem, p. 126.
- Saint Benoît, Règle, Prologue.
- Lc 2, 51.
- Ph, 2, 8.
- Cf. infra chapitre II, p. 25.
- Saint Benoît, Règle, Prologue.
- Saint Benoît, Règle, c. 5.
- Saint Benoît, Règle, c. 71.
- Cf. infra chapitre XXIV, p. 183.
- Dom Paul Delatte, Commentaire sur la Règle de saint Benoît, Solesmes, 1931, p. 152 ; 2019, p. 168.
- Ps 4, 6.
- Ps 4, 7.
Préface de dom Louis Blanc au livre de Dom Chauvin Saint Benoît nous parle.