Ainsi, le mercredi des Cendres, jour où la sainte liturgie répète à chacun « qu’il est poussière et qu’il retournera à la poussière », coïncidait avec la « Saint-Valentin ». La fête des amoureux, ressassée de façon tapageuse dans les médias (signe éloquent que l’appétit de tendresse, soi-disant libéré et enfin en mesure d’être assouvi depuis 1968, se trouve en réalité bien mal en point), servait donc d’écrin au début du Carême. Un cœur pour accueillir la Croix. L’amour en guise de plateau à nos sacrifices.
Manque d’amour
Cette correspondance de dates permet de lever le voile sur l’un des défis majeurs de notre époque. Disons-le sans crainte, sans ambages et sans détours : notre monde crève de dureté, de froideur, d’inclémence et d’impiété. Nos contemporains suffoquent chaque jour un peu plus de manque d’amour. Et pourquoi donc ? Parce qu’il réside au fond du cœur de l’homme un immense besoin d’amour, besoin d’en recevoir bien sûr, et besoin d’en offrir, aussi. Parce qu’à l’image de Dieu, d’un Dieu qui est amour, Deus caritas est, l’homme est constitutivement fait pour l’amour et « chacun de nous, selon la formule de saint Jean de la Croix, sera jugé sur l’amour ».
Dans son roman Journal d’un curé de campagne, Bernanos ne se trompe pas lorsqu’il fait dire au curé d’Ambricourt, en discussion avec la comtesse des lieux : « L’enfer, Madame, c’est de ne pas aimer ! » À l’inverse, la route du Carême nous indique le nord du Paradis. En réunissant tous les baptisés de bonne volonté dans une dynamique pénitentielle à l’approche de Pâques, cette période liturgique – peu savoureuse a priori – relève pourtant justement d’une histoire d’amour.
Toute opposée à un défi physique, un régime drastique ou une continence stoïcienne, la spiritualité du Carême est bien différente d’une rodomontade de jeûnes ou d’une escalade d’abstinence. Affaire de cœur et grande expression d’amour, elle invite chaque âme à donner des preuves d’amour plutôt que de se prouver quelque chose.
Dans son livre Pour l’éternité (Fayard), le cardinal Sarah ne manquait pas de souligner la tendance actuelle qui consiste à dire, en parlant du Carême, que le jeûne qui compte est celui du cœur et de l’esprit au point de… finir par négliger le jeûne du corps qui est le soutien du jeûne du cœur.
« On prend parfois le risque de falsifier la Parole de Dieu (cf. 1 Co 2, 16 ; 4, 2), de s’éloigner de Celui qui a dit : “Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie” et de trahir la Révélation et l’enseignement pérenne de l’Église. Certains écrits ou certaines déclarations ne semblent pas se préoccuper d’aider les fidèles chrétiens à rencontrer Jésus-Christ, à accueillir intégralement les exigences radicales de son Évangile et à consolider leur foi, en vue de nous laisser réellement configurer à Lui. Nous avons tendance à “spiritualiser”, au mauvais sens du terme, les réalités chrétiennes. Nous en faisons en fait des fantômes. »
Face au danger d’une fausse spiritualisation de l’ascèse quadragésimale, la tradition de l’Église presse chacun de se fixer de saints objectifs, de s’efforcer de tenir d’exigeantes résolutions en vue de la célébration de Pâques. Dans son guide de l’année liturgique, dom Pius Parsch rappelle d’ailleurs que le motif le plus profond du jeûne est le péché. Le temps de Carême prendra ainsi tout son sens dans l’optique sincère et généreuse d’une réforme de vie. « Le jeûne ne vaut pas par lui-même, ce n’est qu’un moyen d’arriver à la piété. L’âme du jeûne est l’humilité ; il est sans valeur et même coupable s’il est au service de l’amour-propre. »
Une authentique gratuité
Se décentrer de soi-même pour se recentrer sur Dieu. Le Carême consiste à faire l’expérience d’une authentique gratuité, à vivre l’amour dans son incandescence folle. Donner sans compter, se dépenser sans attendre d’autres récompenses sinon celle de se savoir offert au Divin Maître. Toute l’année, nous courons et nous nous inquiétons, sans prendre le temps de nous arrêter posément sur l’objet de nos tensions. En vérité, les mille sollicitations du monde nous fatiguent, nous déçoivent voire nous angoissent. Hélas, nous ressemblons trop souvent à des gens qui meurent de soif à côté d’une source.
À nous donc, durant ces quarante jours, d’admirer sa beauté et d’y boire. De saisir plus en profondeur qu’il n’existe qu’un seul et unique chemin vers la lumière : le chemin de la Croix du Christ. Ad lucem, per Crucem !
>> à lire également : L’argument central de Fiducia supplicans est-il recevable ?