Paul Claudel, le dernier Père de l’Église ?

Publié le 09 Fév 2017
Paul Claudel, le dernier Père de l'Église ? L'Homme Nouveau

Dominique Millet-Gérard a largement contribué, depuis Anima et la Sagesse. Pour une poétique comparée de l’exégèse claudélienne (Lethielleux, 1 200 p., 74,30 €), à la redécouverte de la monumentale œuvre de commentaire de la Sainte Écriture réalisée par Paul Claudel. Elle a aussi participé à son édition : Le Poète et la Bible, en deux volumes.

Claudel s’y est appliqué au dévoilement du sens spirituel de l’Écriture, celui qui, sous le sens de la lettre fait découvrir l’esprit (les deux femmes d’Abraham qui sont l’allégorie de l’Église et la Synagogue, Ga 4, 24-25), avec toute la fulgurance de son verbe poétique, comme une bataille contre l’exégèse à coloration rationaliste, qui ne s’intéressait qu’au sens littéral, du moins à une partie du sens littéral, l’étude scientifique du texte et de son histoire : « Il faut rendre au peuple chrétien pour son usage ce grand édifice (l’Ancien Testament), débarrassé de tout cet appareil pseudo-scientifique de conjectures arbitraires et d’hypothèses frivoles qui ne sert qu’à décourager, qu’à déconcerter, à rebuter les fidèles » (Le Poète et la Bible, t. 1). La désinvolture avec laquelle il traite la science scripturaire de son temps ne doit pas, cependant, le faire passer pour fondamentaliste : ce qu’il lui reproche c’est sa séparation méthodologique d’avec la foi, alors que, comme dit saint Thomas, « l’auteur principal de la Sainte Écriture est le Saint-Esprit, l’homme en étant son auteur instrumental ».

Un appui solide

Claudel s’est appuyé sur l’exégèse spirituelle par excellence, celle des Pères de l’Église, qui représente une bonne part de l’immense continent littéraire et théologique qu’ils ont légué, auquel s’ajoute celui des commentateurs médiévaux. Dominique Millet-Gérard s’attache à tout nous faire connaître sur la rencontre, la fréquentation et l’utilisation de ce matériau par son auteur, et en outre à analyser avec précision les ressorts de son propre commentaire.

Le déclencheur fut sa découverte du livre de l’abbé Tardif de Moidrey, qui avait publié une interprétation morale du livre de Ruth, en 1872, magnifiée par Bloy. La « redécouverte » des Pères au XXe siècle – au sein d’une plus globale « redécouverte des sources », parasitée par le discrédit que l’on jetait en son nom sur la théologie scolastique et sur la formulation scolastique du dogme, mais cela ne concernait nullement Claudel –, la fréquentation fructueuse des PP. de Lubac (qui rédigea l’Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, Aubier, 1959 à 1964), Varillon, Daniélou, lesquels ont participé, quant à eux, à la redécouverte du sens spirituel, la défense d’un des grands partisans de l’exégèse spirituelle, le bénédictin parisien dom Jean de Monléon, mais aussi les polémiques stimulantes, avec l’abbé Steinmann et avec dom Charlier (Bible de Maredsous), tout cela forme, on pourrait dire pour employer un terme de la science exégétique, le Sitz im Leben, le milieu de vie de l’œuvre exégétique de Claudel.

Saint Grégoire avec sa liberté d’esprit fut son premier maître. Le lyrique saint Augustin l’éclaira sur le lien entre l’émission de la parole divine et l’« émission » de la créature. Sur le pseudo-Denys l’Aréopagite, qui avait opéré une récupération/rectification de la philosophie de Proclus, Claudel construisit une récupération/rectification de sa théorie du symbolisme : le pseudo-Denys, au motif qu’on ne peut rien dire sur Dieu que négativement, usait de métaphores mais en rejetant leur anthropomorphisme ; Claudel en rajoutait au contraire dans l’anthropomorphisme des siennes – l’ange respire, se nourrit, élimine –, qui suppose entre les choses du Ciel et de la terre une continuité dans la dissemblance. Il suivit Raban Maur, l’exégète carolingien, mais aussi Bède le Vénérable, à travers les leçons du Bréviaire, que le poète, qui s’était cru une vocation bénédictine, pratiquait journellement.

Particulièrement intéressantes sont les réflexions de Dominique Millet-Gérard sur l’exégèse propre de Claudel, qui démarque parfois la syntaxe de la Vulgate, qui la paraphrase, qui brode sur Origène et saint Grégoire, et qui invente aussi de manière très moderne : ainsi l’étonnant développement sur le buisson ardent, dont le fouillis des branches entrecroisées devient prisme de cristal aux mille facettes, puis fulguration géométrique trinitaire.

Communication du Verbe

Le point fort de son exégèse poétique, explique Dominique Millet-Gérard, est que, en raison de l’inspiration, les mots et même la syntaxe du texte sacré sont communication du Verbe. Sa dette vis-à-vis de Rimbaud joue à plein : « Les mots, que ce soient ceux d’Illuminations ou ceux de la Bible, agissent par eux-mêmes, “vivants et actifs” ». Les mots divins explosent comme tels dans l’imagination du lecteur, et aussi les objets qui éblouissent la rétine poétique à la manière de Mallarmé.

On pourrait demander : les mots de quel texte ? La Vulgate qu’utilise Claudel, traduction latine de saint Jérôme patinée par la lecture de la tradition et par la prière liturgique de l’Église romaine, traduction qui éclaire d’ailleurs parfois sur des leçons plus anciennes que le texte hébreu massorétique (Le texte massorétique est le texte biblique hébreu transmis par la massore ou massorah, exégèse sur le texte hébreu de la Bible fait par des docteurs juifs ou massorètes.) ? Le texte hébraïque, dont les manuscrits de Qumrân ont montré la diversité dans l’homogénéité ? La version grecque de la Septante, que canonise le Nouveau Testament par l’emploi qu’il en fait, et dont au reste certains livres ou passages non connus en hébreu constituent le texte original ? Le texte biblique original se laisse ainsi appréhender dans l’empilement des plaques photographiques que sont transmissions et versions portées par des chaînes de copies, fidèles mais à la manière de copies. L’inspiration divine s’appliquant à l’ensemble du processus d’élaboration/transmission qui nous livre cette « composition admirable, qui doit moins à la main de l’homme qu’à la grâce », comme le dit Claudel. Ainsi, sous les mots de la Vulgate, en ses diverses restitutions, se devinent les lettres de feu éblouissantes par lesquelles le Verbe de Dieu a écrit dans la langue des hommes.

Et même, au-delà des phrases et des mots, les syllabes elles-mêmes sont divines. Dans les tout derniers jours de sa vie, relève Dominique Millet-Gérard, le poète confiait : « Le bruit de ces syllabes qui si longtemps se sont agitées dans ma tête, j’ai cessé d’y être sourd, il passe bienheureusement quelque chose qui est au-delà du son. » Claudel, comme une sorte de dernier des Pères de l’Église ?

Dominique Millet-Gérard, Paul Claudel et les Pères de l’Église, Honoré Champion, 484 p., 75 €.

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