La bioéthique se retourne contre l’éthique

Publié le 03 Mar 2018
La bioéthique se retourne contre l’éthique L'Homme Nouveau

La révision de la loi dite de bioéthique va marquer l’année 2018, et elle ne promet pas d’être éthique. La bioéthique est devenue le paravent des transgressions éthiques.  Sous la forme des « Etats-généraux », le tribunal populaire va discuter des révolutions anthropologiques et les professionnels de la bioéthique vont fournir leurs expertises. Cette grande fête publique poursuit un objectif non avoué : légaliser les transgressions et légitimer cette légalisation.  

Pendant des siècles, il n’y eût besoin ni de lois, ni d’éthique. Le serment d’Hippocrate et les grands archétypes (symboliques, mythologiques et religieux) suffisaient. Si une loi dite de « bioéthique » est rendue nécessaire en 1994 (1ère loi de bioéthique), c’est que les pratiques médicales ont transgressé les tabous ancestraux.  Le caractère révisable de la loi de bioéthique a inscrit dans le sens commun l’idée que les grands principes intangibles sont devenus des obstacles aux progrès de la science, de la technique et de la société.   Programmer une « rediscussion » veut dire que ce qui est dit aujourd’hui sera dédit demain. L’idée même de faire une loi de bioéthique à un moment donné engage l’idée que l’éthique est provisoire, liquide et mouvante.  « Il n’y a pas de véritable construction éthique si tout changement consiste en une permissivité indéfinie par l’addition de nouvelles exceptions à ce qu’on présentait comme une règle », écrit Jacques Testart dans Le Monde du 6 janvier 2018.  

Certes, depuis la Phronesis d’Aristote, l’éthique a les mains dans le contingent, le possible et l’imprévisible. Mais rien ne dit qu’elle est elle-même provisoire. Au contraire, c’est le caractère contingent et provisoire de la vie humaine qui appelle une éthique à même de donner une ligne de conduite droite dans l’existence.  En philosophie antique, l’éthique est la définition de cette pratique qui articule le contingent au permanent, le particulier à l’universel et le provisoire au nécessaire.  Dans le cas où l’éthique abandonne sa prétention à l’universalité et à la permanence pour rejoindre la mobilité des pratiques humaines, à quoi sert-elle ?  

Aujourd’hui, la bioéthique sert surtout à mettre tout le monde d’accord. Le débat bioéthique se présente comme une articulation de deux forces : l’une « progressiste », qui veut favoriser son développement et sa fluidité ; l’autre « conservatrice », qui considère que le débat bioéthique est l’occasion de réaffirmer des principes fondamentaux sur la vie humaine. Cela recoupe l’opposition entre les « biotransgressistes » et les « bioconservateurs », termes régulièrement utilisés aujourd’hui par Luc Ferry ou Laurent Alexandre.  

Cette dichotomie, somme toute classique, en recoupe une autre. Très à la mode chez les décideurs politiques, la distinction wébérienne entre éthique de conviction et éthique de responsabilité aggrave encore le compartimentage de la morale publique. La conviction est renvoyée aux choix personnels et privés, tandis que la responsabilité regarde la vie publique. L’éthique dite de conviction permet tout simplement aux décideurs politiques de n’avoir ni idée, ni courage. Du moins, c’est ainsi qu’elle est interprétée. Ce qui est d’abord une distinction devient séparation : elle créé une éthique de situation, affranchie de toute référence objective et commune. Elle permet au responsable politique d’avoir une posture consensuelle, qui ne froisse pas ses électeurs, ses collègues et son parti, mais qui, revers de la médaille, est souvent vide.  

La double opposition bioconservateurs / biotrangressistes et éthique de conviction / éthique de responsabilité trouve sa prétendue solution dans l’éthique de la discussion. Elle part d’un bon sentiment : l’éthique de la discussion se présente comme la solution pour mettre tout le monde d’accord. Son rôle est strictement procédural : elle doit mettre en œuvre les conditions d’un débat rationnel où chacun peut exprimer son point de vue. Cette procédure ne doit pas être étouffée par  le langage religieux, passionnel et même scientifique. 

Avec les philosophes néo-kantiens comme Jürgen Habermas et John Rawls, la morale et l’éthique se sont séparées?: l’éthique est une manière d’être au monde individuelle, orientée par une philosophie, une religion et une histoire personnelle ; la morale a une visée universellement, indépendante des conditions matérielles et des circonstances, individuelles ou collectives. Autrement dit, la morale est autonome des conditions matérielles et contingentes. Ce qui implique qu’elle n’est plus héritée (d’une tradition, d’une famille, d’une nation, d’une religion, d’une mythologie, d’un sens commun), mais qu’elle est délibérément choisie, et même produite.  Est universel ce que sur quoi tout le monde s’est mis d’accord, indépendamment des circonstances.  

Bâtie sur cette idée d’autonomie de la morale, l’éthique de la discussion ouvre une voie aux définitions flottantes, vagues et arbitraires, parce qu’elle refuse tout référentiel commun, tout héritage et toute hétéronomie. L’éthique de la délibération ne vise plus une vérité, mais un accord.  Quand on ne veut pas s’entendre sur le fond, on s’entend sur la forme, c’est-à-dire sur la manière de parvenir à un accord. L’avenir de l’homme ne repose plus sur la formulation d’une exactitude, mais sur la manière dont on évitera les conflits. La question n’est plus « qu’est-ce que je pense?? », mais « comment pouvons-nous penser à plusieurs ?? ». C’est la fonction première d’une institution comme le Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE) : une réunion d’experts qui délibèrent, qui parfois recueillent l’avis des citoyens, et qui formulent des vérités de circonstance. Les professionnels de la bioéthique  produisent des « avis », des « recommandations » et des « propositions », qui sont autant de manière de ne rien affirmer de concret. 

L’éthique de la discussion produit une éthique minimaliste, c’est-à-dire que l’accord est produit sur le plus petit dénominateur commun, celui qui rassemble le plus largement. Le con-sensus, c’est le sens sur lequel tout le monde est d’accord quand chacun a fait une petite concession. Les nuances, les déterminismes et les affirmations sont exclus. La question procédurale  « comment se mettre d’accord ? » annule le questionnement proprement éthique : « qu’est-ce qui est vrai, juste et bon ? ». Pourtant, une loi formule nécessairement le juste, le vrai et le bon. Elle déclare juste, par exemple de sacrifier un embryon humain pour guérir des malades.  Elle déclare que la volonté de mourir d’un patient qui n’est pas en mesure d’exprimer sa volonté est sûrement vraie. Elle déclare que l’ingénierie procréative de l’AMP, qui pallie artificiellement à l’infertilité des couples, est bonne. Une loi de bioéthique sécularise les transcendantaux dans l’immanence d’une éthique de situation.     

Sans une référence à ce qui s’apparente à des transcendantaux (le vrai, le juste et le bien), comment formuler une loi bioéthique ? Jean-François Delfraissy, président du CCNE, donne une réponse sans ambiguïté : « entre les innovations de la science et celles de la société, il n’y a pas de bien et de mal. Il y a un équilibre à trouver qui doit s’inscrire dans la notion de progrès. » (Valeurs Actuelles, n° 4240, 1er mars 20178). Cet équilibre anéthique entre la science et la société est la conséquence de l’éthique de la discussion qui écarte par principe le bien, le mal, mais aussi le juste et le vrai. 

Cette éthique d’équilibriste conduit à avaliser les transgressions pour ne pas tomber le vide laissé par la négation des convictions. Sans convictions, mais avec la volonté de « trouver un équilibre dans le progrès », on est nécessairement conduit à une éthique du laisser-aller et du laisser-faire : « la recherche avance, la technique se perfectionne, pourquoi ne pas les laisser faire leur chemin ? ». « Doit-on être capable de réfléchir en permanence, au fil de l’eau ? », répond J. F. Delfraissy. Ce fil de l’eau laisse dériver de nombreux cadavres. On les repère dans des lois très concrètes : le « laisser mourir » (loi Leonetti du 2 février 2016), le « laisser choisir » (loi Veil et ses multiples raffinements) et le « laisser faire » (dérive législative sur la recherche sur l’embryon).  

Les déviances fondent donc des lois, et les lois deviennent la norme de ces déviances. « Il y a une science qui bouge, et on ne l’arrêtera pas ». Elles les rendent normales. Puisque le mot de la loi a une force performative, tout ce qui est formulé par la loi s’impose d’abord comme une évidence, puis comme quelque chose de normal, puis, enfin, comme un « droit fondamental ». La loi Veil est le paradigme de cette dérive. C’est ainsi que la normalisation de la transgression devient le principe et la finalité de ce qu’on appelle « bioéthique ».  La bioéthique se retourne contre l’éthique1.  

1. Même remarque de Dominique Folscheid en 1999, quelques années après que le mot bioéthique soit devenu à la mode : « La bioéthique est une éthique sans éthique, voire une éthique tournée contre l’éthique », La chauve-souris bioéthique, in « Le mythe bioéthique », Bassano, Paris, 1999.

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