La République française n’a pas attendu l’an 2018 de notre ère chrétienne pour produire des esprits peu avisés, quoique ceux qu’elle engendre aujourd’hui paraissent les dépasser tous en tranquille candeur et contentement de soi.
Il y eut, parmi d’autres, un Édouard Herriot (1872-1957), radical socialiste, président du conseil, grand et naïf admirateur de l’Union Soviétique. Quoique normalien, brillant et appelé à devenir académicien, ce qui suffit à le hisser très haut au-dessus des politiciens de notre temps, qui ont généralement germé dans les terreaux de la finance et du « management », ce politicien n’eut d’autre idée géniale, six ans à peine après la fin de l’effroyable conflit de 14-18, que de reprendre la guerre contre l’Église, laissée en suspens par les événements. Et si l’on fichait encore dehors les congrégations ?
Oubliés les sacrifices de tant de catholiques, oubliée la ferveur patriotique qu’ils avaient manifestée dès 1914 en dépit des lois iniques qui les avaient persécutés en 1901 et en 1905, oubliés les plus de 40 000 prêtres, religieux, religieuses, qui se sont alors engagés et dévoués, et leurs quelque 5 000 tués au combat, oubliés les plus de 14 000 qui ont été décorés pour leur bravoure en défense de leur patrie et de leurs frères.
De nombreux boucliers s’étaient alors levés contre ce militant forcené de la laïcité, et parmi eux celui du Père Doncoeur, jésuite, mais aussi Officier de la Légion d’Honneur, Croix de guerre et sept citations, grièvement blessé, qui s’était engagé alors qu’il avait pourtant été réformé. Celui-ci écrivit au bonhomme Herriot, en octobre 1924, une lettre ouverte qui eut un énorme retentissement. Lui rappelant en particulier qu’il ne l’avait jamais vu sur aucun terrain de combat, il ajoutait : « […] partir, comme nous l’avons fait en 1902 ? Jamais ! Nous avons aujourd’hui un peu plus de sang dans les veines, voyez-vous. Et puis, soldats de Verdun, nous avons appris ce que c’est que de s’accrocher à un terrain. Nous n’avons eu peur ni des balles, ni des gaz, ni des plus braves soldats de la Garde ; nous n’aurons pas peur des embusqués de la politique. […] Donc, nous resterons. Nous le promettons à nos morts, et à vous aussi, camarades ».
La mémoire des morts, la mémoire des sacrifiés, morts pour la France. Cela comptait, pour cet homme de foi et d’honneur. « Pour l’honneur de la France ; entendez-vous ce mot comme je l’entends ? », demandait-il indigné à Herriot, sans illusion sans doute. La mémoire et l’honneur. Le sens de la piété filiale. C’est ce que tout homme bien né entretient en son cœur, ce pourquoi chaque Français conserve avec respect le souvenir de grands-parents, d’arrière-grands-parents, morts ou non dans ce terrible conflit.
Cela ne touche apparemment pas M. Emmanuel Macron. Comment s’en étonner ? Peut-il entendre le mot « honneur » mieux qu’un Henriot ? Les faits ont déjà bien des fois montré qu’il ne possède que le sens de la susceptibilité et qu’il trouve en revanche des délectations adolescentes dans des scènes qui le déshonorent.
L’épisode de 14-18, pour l’Élysée, n’a été, paraît-il, qu’une « grande hécatombe », dont ont été victimes des « civils armés ». Si la stupidité de ce conflit paraît a posteriori évidente, il n’en a pas moins été pour la plupart de ceux qui y ont été engagés l’expression d’un attachement et d’un sacrifice pour leur pays. Chacun de leurs descendants en a conscience. Le défilé militaire rappelle cela, et pas seulement une victoire revancharde sur le « boche ». Il rappelle l’engagement, l’abandon douloureux du foyer et du bien-être, et les exigences terribles mais supérieures d’un bien commun. Il commémore des souffrances, mais il exalte aussi des exemples et des vertus individuelles et collectives, y compris pour le temps présent, dont le courage et le patriotisme ne sont pas les moindres. Il n’y a pas longtemps encore, l’école républicaine se plaisait à le souligner, comme elle soulignait l’unité « nationale » qui en était résultée. D’ailleurs, c’est dans un régime républicain que cette levée en masse a le plus de raison d’être ; loin de nous d’en défendre l’idée, mais c’est un fait. Toutes ces leçons, épurées des passions de l’époque, demeurent pour le temps présent.
Tout cela pourtant paraît s’envoler à l’ère de la volatilité macronienne, laquelle se développe non dans l’histoire mais au-dessus de l’histoire, en divorce constant avec elle. Pas de défilé militaire désormais, donc. Pas d’exaltation patriotique, le temps des patries n’étant plus. Pas d’honneur à l’armée. Honorer qui, d’ailleurs ? Tous les survivants sont morts. Il est plus impératif, parce que supposément plus productif, de flatter les « enfants » perdus de la République que de rendre ainsi également honneur à des militaires, Français ou non, qui ont perdu et payent encore de leur vie leur engagement sous le drapeau français. La mémoire historique, enracinée dans le temps, fait place à la sensibilité mémorielle, sur fond de fraternité factice entre les peuples, d’illusion démocratique en progrès perpétuel et de mauvaise conscience historique.
Le plus paradoxal en tout ça est qu’à y bien réfléchir, ce qu’il y a de plus détestable dans la guerre de 14-18, c’est tout simplement qu’elle ait eu lieu. Or il est à tout le moins douteux que les victimes innombrables de la « grande hécatombe » en aient été la cause principale. C’est premièrement l’aveuglement et le fanatisme des politiciens d’alors qui les y a précipités, comme ceux des politiciens d’aujourd’hui nourrit depuis tant d’années, avec une obstination confondante, les causes des conflits de demain, en particulier les déchirements civils de notre société. Mais rien n’y fait. La perte de mémoire, précisément, n’y est pas étrangère. La mémoire du passé est une partie de la prudence du présent. « L’histoire, disait Richelieu, est la maîtresse de la vie et de la politique ». C’était, jadis, la première chose qui était enseignée à un prince ; c’est, aujourd’hui, la première que l’on demande à un politicien d’oublier.