Affaire Philippe et Vanier : l’Eglise a-t-elle failli en raison du culte du secret ? L’avis d’un canoniste

Publié le 06 Fév 2023
affaire

Le lundi 30 janvier dernier étaient publiés deux rapports révélant les abus spirituels et sexuels commis depuis les années 1940 par le dominicain Thomas Philippe (frère du Père Marie-Dominique Philippe, fondateur de la Communauté Saint-Jean) et poursuivis par son fils spirituel Jean Vanier, fondateur de l’Arche. Ces deux rapports – l’un provenant de l’Arche, l’autre des dominicains – sont affligeants car les personnes concernées avaient une grande aura dans l’Eglise malgré leurs crimes. Comment le Père Thomas Philippe, condamné en 1956, a-t-il pu sans être inquiété retourner en France, et retrouver ses « initiés » dans le cadre de la naissance de l’Arche en 1964 ? Comment ses actes ont-ils pu rester cachés ? Comment l’Eglise traite-t-elle ce type d’affaire ? Entretien avec le canoniste Cyrille Dounot, docteur en droit et licencié en droit canonique.

La révélation de l’affaire qui entoure Jean Vanier et les frères Philippe consterne d’autant plus que tout était resté secret. Est-ce normal qu’un scandale comme celui-ci soit resté caché si longtemps ?

Contrairement à ce que l’on peut entendre à droite ou à gauche, tout n’était pas caché, tant s’en faut. Ce qui était caché au public était la motivation de la condamnation, chose conforme au droit canonique alors en vigueur, exposé dans le Code de droit canonique de 1917, prévoyant d’une part que les juges apportent chacun leur conclusion, qui « sont jointes aux actes de la cause et gardées secrètes » (can. 1871, §2), car ils peuvent changer d’avis avant de se prononcer collégialement, et d’autre part, que la sentence soit motivée (can. 1874, §4), mais cette sentence n’est pas forcément publique au sens où nous l’entendons aujourd’hui.

La publication de la sentence peut s’entendre d’une simple lecture faite solennellement aux parties par le juge, ou par voie de signification (can. 1877). Il n’existe pas de bulletin officiel rapportant les décisions de justice rendues par les tribunaux du Vatican (à l’exception du Tribunal de la Rote, qui publie certaines décisions anonymisées, appelées à faire jurisprudence), encore moins les décisions rendues par le Saint-Office.

La justice a été rendue, et de manière sévère puisque le P. Thomas Philippe a été déposé, et interdit d’accomplir tout ministère public comme privé. De plus, et c’est là une chose importante, le Saint-Office annonce les conclusions du procès aux supérieurs concernés, et demande que tous les proches du P. Thomas Philippe, qui le défendaient encore, « devront être éclairés par vos soins sur la condamnation par l’Église de la conduite et de la doctrine “mystique” du Père Thomas Philippe » (Lettre officielle du cardinal Pizzardo secrétaire de la Congrégation du Saint-Office au père Ducattillon, 28 mai 1956).

C’est donc en désobéissance grave que Jean Vanier a continué à suivre le P. Philippe, à correspondre avec lui et à participer aux activités de l’Eau vive, dont il était pourtant écarté.

Pour résumer, le P. Philippe a été sévèrement condamné pour grave immoralité et doctrine corrompue, et les autorités compétentes ont été averties. Malheureusement, ces sanctions ont été violées dès le début, en cachette, puis ouvertement, à partir de 1964 et la création de l’Arche, où tous se retrouvent pour continuer leur emprise sectaire.

Le malheur vient de ce que les autorités ecclésiastiques n’ont alors plus condamné, ni les dévoiements doctrinaux, ni les perversions morales… Le futur cardinal Paul Philippe, dominicain lui aussi et connaissance très proche des frères Philippe, mais d’une intégrité remarquable en tant que cheville ouvrière du procès de 1956, ne sera plus écouté, « ce qui amène à la situation de la fin des années 1970, où, dans un rapport circonstancié, il décrit ce qui se passe depuis des décennies entre Thomas Philippe, Jean Vanier et leurs disciples, mais plus personne ne l’écoute car il n’incarne plus que la répression d’avant le Concile » (T. Cavalin).

Quelles sont les règles du droit canon quant à la publicité des affaires d’abus sexuels dans l’Eglise ?

Le droit canonique actuel dispose que la sentence judiciaire doit être publiée (can. 1614), mais la publication s’entend d’une signification aux parties ou à leurs avocats (can. 1615), elle n’est donc pas rendue publique au sens où quiconque pourrait y avoir accès. Il en va de même pour les délits majeurs, réservés au Dicastère pour la Doctrine de la Foi qui juge par « procès judiciaire ou par décret extrajudiciaire » (Normes sur les délits réservés à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, 7 décembre 2021, art. 9).

Certes, les décisions rendues en la matière ne sont pas soumises au secret pontifical (art. 28, §1), mais rien n’est explicitement prévu pour une diffusion auprès du public. De ce point de vue, le droit français est plus généreux car chaque citoyen peut se faire délivrer une copie des décisions de justice (rendues au nom du peuple français) quoique la publicité des débats judiciaires, théoriquement assurée, puisse être modulée en fonction de nombreuses considérations tenant à l’intérêt général ou à l’intérêt des parties, par exemple dans les affaires d’abus sexuels sur mineurs.

La Conférence des évêques de France prône aujourd’hui la transparence… s’agit-il d’un changement de règle dans le droit canon ? ou dans les faits ?

Il n’y a pas de changement du droit canon, car il relève de la papauté, et non des évêques, et l’on peut même regretter que le site institutionnel sur ces questions (luttercontrelapedophilie.catholique.fr) fasse preuve d’un certain modérantisme en laissant l’initiative à l’État, exposant qu’ »il sera préférable de ne prendre la décision sur les éventuelles sanctions canoniques qu’une fois la procédure étatique terminée« .

Cela est incompréhensible, et totalement contre-productif. L’Église a son droit propre, qu’elle doit appliquer aussitôt que les conditions sont réunies. Elle n’a pas à se mettre à la remorque de l’État, et attendre de lui une condamnation ou une relaxe du clerc fautif. Les deux ordres de justice sont indépendants, et un clerc relaxé par l’État pourrait être condamné par l’Église, ou inversement. En revanche, la récente constitution d’un Tribunal pénal national par la Conférence des évêques de France est une bonne chose, pour permettre un véritable jugement des délits mineurs (les délits majeurs étant réservés au Saint-Siège).

Si l’enquête concernant les frères Philippe était sérieuse dans les années 50, on constate qu’elle sera beaucoup moins suivie à partir des années 60. Observe-t-on un changement entre l’avant et l’après Vatican II dans le traitement de ces affaires ?

C’est indéniable. Cette affaire montre à l’envi que la justice fonctionnait bien dans les années 1950, aboutissant à la condamnation et à l’écartement des clercs fautifs, mais qu’après le concile, il n’en va plus de même. Un esprit anti-juridique largement répandu chez les novateurs a dû contribuer à ce relâchement, considérant comme « archaïque », « conservateur » ou « légaliste » tout procès fait selon les règles.

L’idée, dans l’air du temps et rappelée par Jean XXIII au début du concile, qu’il fallait cesser de condamner les doctrines erronées a rejailli sur toutes sortes de condamnations, perçues comme contraires au « printemps » ou à l’aggiornamento, à un état d’esprit prétendument charitable. Or la charité consiste justement à rendre justice, et à condamner les fauteurs de trouble, que les troubles arrivent par les discours et les théories ou par les agissements.

Le nouveau Livre VI du Code de droit canonique, entré en vigueur le 8 décembre 2021, apporte un renouveau juridique essentiel au droit pénal. Les délits et les peines sont mieux définis, mieux circonstanciés, et nous l’espérons, bientôt mieux jugés !

 

A lire également : Un nouveau tribunal pénal canonique national pour de meilleurs jugements ?

Marguerite Aubry

Marguerite Aubry

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