Dans le dernier numéro de La Nation (29 janvier), Olivier Delacrétaz livre une excellente analyse du totalitarisme qui n’est évidemment pas sans rapport avec notre actualité…
Tous les systèmes totalitaires reposent sur une idéologie. Cette idéologie, immobile dans sa perfection, engendre un mouvement qui emporte tout ce qui existe. Comme un trou noir, elle meut la réalité en l’aspirant. Dans son perspicace ouvrage « Le système totalitaire »1, Hannah Arendt évoque l’obsession totalitaire du mouvement perpétuel. Ce mouvement est promis à durer jusqu’à l’avènement de la société sans classe, de l’empire de mille ans ou d’une quelconque autre société idéale.
Ça ne marche jamais. Mais, comme (majeure) l’idéologie ne peut pas se tromper et que (mineure) la perfection n’est pas atteinte, c’est que (conclusion) on n’est pas encore allé assez loin. Il faut repartir, plus radicalement, en commençant par dénoncer et condamner les responsables du retard au cours d’un procès spectaculaire. C’est encore du mouvement. En d’autres termes, le ratage de chaque étape impose l’étape suivante. Le totalitarisme marche ainsi triomphalement d’un échec à l’autre.
Son imperfection même le meut, appelant et justifiant sans cesse de nouveaux renforcements du pouvoir, de nouveaux contrôles, de nouvelles mises au pas, de nouvelles épurations, de nouvelles conquêtes militaires.
Mais il faut aussi maintenir l’enthousiasme des troupes : l’étape qui s’annonce est toujours donnée comme finale. Nous sommes continuellement à bout touchant, sur la dernière ligne droite. Un dernier effort, un dernier changement, et c’est le présent qui sera radieux.
Il est vrai encore que si le mouvement devait s’arrêter, si l’on commençait à juger les choses telles qu’elles sont, si l’on se mettait à examiner le présent pour lui-même plutôt que comme antichambre du paradis, alors, la monstruosité de l’idéologie apparaîtrait immédiatement : sa haine de la réalité concrète, des proportions, des liens personnels, des libertés individuelles, de la paix sociale, sa haine de l’art, de la poésie et de la pensée, sa haine de la contemplation. Le totalitarisme est condamné à la fuite en avant. S’il s’arrête, il meurt.
Le mouvement général présente encore cet avantage pour le politicien qu’il le débarrasse du poids et des soucis d’un passé plein de bruit et de fureur.
Le mouvement totalitaire ne s’intéresse qu’à l’après, ou alors à un monde mythique qui précède l’histoire. L’expérience ne concerne qu’un passé révolu, elle ne sert donc à rien. C’est l’affirmation implicite des régimes totalitaires : l’histoire commence aujourd’hui.