Dans son numéro en cours (Printemps 2021) la revue de réflexion Catholica propose à travers l’éditorial de son directeur, Bernard Dumont, une analyse du gouvernement par la peur tel qu’il s’opère aujourd’hui par le biais de la communication à grande échelle et tel que le révèle l’actuel crise liée au Covid-19.
En 2009, Jacques Attali (photo, ndlr), qui assume volontiers un rôle de conseiller du prince, avait émis une sentence qui acquiert aujourd’hui un relief particulier : « L’Histoire nous apprend que l’humanité n’évolue significativement que lorsqu’elle a vraiment peur » (« Avancer par peur ». Chronique de J. Attali dans L’Express du 6 mai 2009).
La formule est grandiloquente mais elle suggère une intention politique derrière la généralité du propos. Pour ceux qui entendent profiter d’une occasion telle que l’actuelle attaque virale mondiale pour orienter le cours des choses dans le sens qui leur convient, il est utile d’obtenir la soumission des masses par un moyen psychologique plutôt que seulement par l’usage de la force. Dans cette optique que l’on peut qualifier d’économique, il est tout naturel que l’utilisation de la peur soit un ingrédient privilégié de la fabrique du consentement, de la propagande de guerre à la « communication sociale ». Il s’agira donc d’alterner séduction et menace, promesse de protection et annonce des pires calamités en fonction de l’acceptation ou du rejet des contraintes imposées. (…)
L’instrumentalisation de la peur a fait l’objet d’études scientifiques, au même titre que d’autres éléments entrant dans le champ de la psychologie des masses. Serge Tchakhotine, disciple de Pavlov, estime, dans son maître livre Le viol des foules par la propagande politique, une première fois réédité en 1952, et adapté à la situation alors actuelle du monde, que l’« on vit sous deux facteurs capitaux, qui ont la même origine – la peur, la Grande Peur Universelle. D’un côté, c’est la peur de la guerre […] celle de la bombe atomique ; de l’autre, la peur qui est à la base de méthodes actuelles de gouvernement : le viol psychique des masses. » Un peu plus loin, Tchakhotine précise, sur le même registre : « Aujourd’hui, le viol psychique des masses est sur le point de devenir une arme d’une extrême puissance et épouvantablement dangereuse. Les découvertes scientifiques récentes contribuent à ce danger dans une mesure jusqu’alors insoupçonnée même dans ce domaine. C’est la télévision qui menace de devenir un véhicule terrible du viol psychique.»
Que dirait le même auteur, après soixante-dix ans de développement exponentiel de l’univers de la communication ? Car s’il existe entre la période des débuts de la Guerre froide et aujourd’hui une certaine continuité, au-delà de la mutation partielle des acteurs, certaines données ont cependant fortement changé. D’une part, les moyens techniques ont effectué un saut qualitatif évident, qui promet de repousser à brève échéance toute limite pensable dans l’ordre de l’intégration mutuelle entre l’homme et la machine ; d’autre part, et simultanément, les forces économiques et idéologiques tendant à l’unification du monde sous « gouvernance » unique sont plus audacieuses que jamais, et trouvent dans le mal universel qu’est le Covid une occasion exceptionnelle leur assurant la possibilité d’un grand bond en avant, plus plausible que celui dont avait rêvé Mao. Enfin les études appliquées se sont multipliées dans le domaine de la psychologie sociale, discipline qui se définit non comme une recherche théorique mais comme une « recherche-action », une science expérimentale appliquée servant de mode d’emploi à tous les agents du changement requis pour l’expansion du capitalisme ou tout autre système d’emprise sur les individus.
Il suffit de parcourir les innombrables travaux dans ce domaine, principalement orientés à résoudre les problèmes de performance dans l’entreprise, mais pour cela ouverts sur de vastes champs d’investigation, incluant sectes, lavage de cerveau à l’époque de la guerre de Corée, expérience de Milgram mesurant la soumission des individus, etc., pour constater l’attention portée à l’utilité sociale de la peur. Un professeur américain, Robert S. Baron, spécialiste reconnu en la matière, indique par exemple que la peur fait partie des « émotions excitantes [qui] ont tendance à diminuer l’effort que les gens déploient pour traiter un contenu persuasif ». Comprendre : la peur obnubile le jugement, ce qui permet d’affaiblir ou annihiler le sens critique, et donc de faire passer les idées, ou accepter les comportements que l’on cherche à imposer. Dans la même veine, l’anxiété, cette forme indifférenciée de la peur, fait l’objet d’analyses pour vérifier son rôle dans l’acquiescement et la conformité de groupe. (…)
La peur est un moyen de manipulation. Elle est aussi un révélateur du niveau de dégradation d’une époque. Mais elle peut aussi se dominer.