Du long entretien accordé par le philosophe Pierre Manent au Figaro Magazine (26 marts 2021), nous ne retenons qu’un passage, mais qui traduit bien le titre retenu pour ce dialogue : « le désir de persévérer dans l’être est en train de quitter les Français ».
Face à la crise sanitaire, les restrictions de libertés se sont banalisées en France et en Europe. Outre la crise économique et sociale, que tous les observateurs voient venir, la pandémie risque-t-elle de déboucher sur une crise démocratique ?
Jusqu’où iront les folies de l’État gendarme ? Nous sommes, il est vrai, d’une extraordinaire docilité. Mais comment aurions-nous la moindre confiance en nous-mêmes ? Nous avons laissé s’installer une discipline de parole et de sentiment qui nous interdit de défendre et pour ainsi dire d’aimer ce que nous sommes, la forme de vie qui nous est propre, mais qui nous commande en revanche impérieusement d’accueillir avec gourmandise tout ce qui nous accuse, tout ce qui nous bouscule, tout ce qui nous offense. Nous étions un peuple qui prétendait se gouverner lui-même et s’inscrire comme tel dans l’Histoire. Nous avons renoncé à cette ambition et l’avons déclarée injuste. Notre nation nous sépare de l’humanité, il est urgent de la dissoudre dans l’humanité, telle est notre nouvelle religion politique. Et puisque nous ne voulons plus continuer l’histoire de France, que faire d’autre que la défaire ? Elle sera désormais l’histoire de nos méfaits. La crise atteint une couche plus profonde que le régime politique lui-même : le désir humain le plus profond, celui de persévérer dans l’être, semble en train de quitter le peuple que nous formons, comme il semble quitter la plupart des autres peuples européens. Si aujourd’hui nous semblons prêts à tout sacrifier pour sauver les vies individuelles, c’est peut-être parce que nous avons renoncé à préserver ce qui est plus grand que nous.
Le président de la République ne cesse d’affirmer qu’il faut « rebâtir notre souveraineté nationale et européenne ». Croyez-vous à la souveraineté européenne ?
Je n’y crois pas, et surtout elle n’existe pas. Il y a certes une équivoque juridique. Par l’arrêt Costa, en 1964, la Cour de justice de l’Union européenne a déclaré la primauté du droit européen sur les droits nationaux. Ce fut le coup d’État fondateur de l’équivoque puisque cette Cour n’avait aucune autorité pour formuler une décision aussi exorbitante qui supposait la création préalable d’un corps politique européen. Ce coup de force ne change rien à la réalité politique qui a été rappelée en 2009 par la Cour constitutionnelle allemande : l’Union européenne n’est pas un État fédéral mais une organisation internationale ; il n’existe pas de peuple européen, et un saut fédéral exigerait une décision explicite du peuple allemand de s’autodissoudre dans un peuple européen. Ni le peuple allemand, ni le peuple français, ni aucun peuple constituant de l’Europe n’accomplira cette démarche fatale. Cette fiction n’est pas sans effet néanmoins puisqu’elle justifie la multiplication de ces règles communes qui accroissent notre dépendance réciproque sans faire progresser le moins du monde notre unité. L’Europe mesure ses progrès aux entraves qu’elle oppose aux nations, nullement aux capacités propres qu’elle acquiert. Ses ressources restent immenses, elle est pourtant entièrement incapable de faire un pas vers une capacité de défense sur laquelle elle ait la main. Nos nations sont faibles et s’affaiblissent : c’est un fait. L’Union européenne s’est montrée incapable de produire cette force qui manque aux nations : c’est un fait aussi. Nous avons fait fausse route. Nous ne pourrons rouvrir un horizon européen qu’en repartant de nos nations où nous avons la vie et l’être. La question première est la suivante : avons-nous toujours le droit de nous gouverner nous-mêmes ? Si la réponse est positive, alors nos nations doivent commencer par recouvrer leurs moyens de gouvernement : seules des nations capables d’agir peuvent former une association européenne capable d’agir.