Vient de se produire, dans la Rome du pape François, un événement semblable à celui qu’avait représenté la déclaration de quatre cardinaux, en septembre 2016, interrogeant le Pape sur les ambiguïtés morales de son exhortation Amoris lætitia. Cette fois, un livre, Des profondeurs de nos cœurs, à paraître aux éditions Fayard le 15 janvier, cosigné par le pape émérite et par son ami le cardinal Sarah, Préfet de la Congrégation pour le Culte divin, dont des extraits ont été publiés et commentés dans le Figaro du 13 janvier par Jean-Marie Guénois, demande très respectueusement au Pape de ne pas introduire une brèche dans la règle du célibat sacerdotal. Ce qui pourrait en effet advenir dans l’exhortation qu’il doit bientôt faire paraître, en suite de l’assemblée du Synode sur l’Amazonie, en autorisant l’ordination sacerdotale de diacres mariés.
Pape contre Pape ?
Cette publication est de facto un acte à portée institutionnelle, ce qu’ont immédiatement compris tous les commentateurs progressistes catholiques ou extérieurs. On ne peut, au passage, qu’apprécier la dextérité « politique » du maître d’œuvre, Nicolas Diat, qui a préfacé et organisé l’ouvrage : celui-ci vient exactement à point nommé dans le calendrier et, rassemblant des textes déjà rédigés par le pape émérite, ceux-ci font que la requête du cardinal Sarah (« Je supplie humblement le Pape François de nous protéger définitivement d’une telle éventualité en mettant son veto à tout affaiblissement de la loi du célibat sacerdotal, même limité à l’une ou l’autre région »), devient d’abord une demande de Benoît XVI. Avec une faiblesse cependant dans cette démarche qui tient, plus qu’aux précautions oratoires (la distinction artificielle entre le « Synode médiatique » et le « Synode réel »), au fait que le livre ne vise pas expressément la parade qu’a déjà préparée François (il ne permettra pas l’ordination d’hommes mariés mais celle de diacres mariés).
Or, Benoît XVI avait solennellement déclaré, lors de sa renonciation en 2013, qu’il « n’interviendrait pas » sur le pontificat de son successeur. Et cependant, il s’était retiré au sein même de l’État du Vatican, conservant la soutane blanche des papes et s’accordant le titre de « pape émérite » que l’on traite de « Sainteté », ce qui pouvait rendre le silence difficile à tenir.
On l’avait bien vu lorsqu’il avait publié une préface pour l’édition en russe de son ouvrage La théologie de la liturgie, en 2017, où il s’élevait contre l’oubli de la priorité de Dieu dans la liturgie, et surtout quand il avait fait paraître, en avril 2019, une longue analyse sur la crise de la pédophilie. Par ailleurs, on savait qu’il ne se faisait pas faute d’exprimer, auprès de ses visiteurs, ses inquiétudes, notamment lors de la transformation brutale de l’Institut Jean-Paul II sur le mariage et la famille.
Qui plus est, le 20 mai 2016, Mgr Gänswein, Préfet de la Maison Pontificale et secrétaire du pape émérite, dans une conférence à l’Université Grégorienne, avait traité de l’« élargissement du ministère pétrinien » : depuis l’élection du 13 mars 2013, disait-il, « il n’y a pas deux papes, mais un ministère élargi, avec un membre actif et un membre contemplatif ». Deux formes, ordinaire et extraordinaire, d’un unique pape, si l’on veut…
De sorte que l’intervention actuelle de Benoît XVI prend un poids tout particulier. En y mettant toutes les formes possibles du respect, il pose des bornes à l’enseignement pontifical de son successeur. Ce qui ne peut qu’apparaître, non seulement dans le contexte de l’exhortation pontificale à venir, mais aussi dans la perspective de l’avenir à moyen terme, c’est-à-dire dans celui du futur conclave, que comme une tentative de contrecarrer une ligne de transformation libérale de l’Église.
Morale et structure de l’Église
En ce sens, l’actuel pontificat semble vouloir appliquer les points du « programme » qu’avait énoncé le cardinal Martini, alors archevêque de Milan, lors de l’assemblée du Synode d’octobre 1999 pour l’Europe, dans la vue de renouveler le visage de l’Église. Ils étaient essentiellement deux : il s’agissait de reconsidérer les problèmes afférents à la sexualité, notamment dans la « discipline » du mariage ; et, du point de vue de la structure de l’Église, il fallait résoudre le problème de la « carence dramatique de ministres ordonnés ».
Amoris lætitia a rempli le premier objectif, spécialement avec son n. 301, d’où il résultait que, en certains cas, l’adultère n’était plus un péché. De ce fait, non seulement était remise en cause la doctrine antérieure sur ce point, rappelée par le n. 84 de Familiaris consortio, mais plus globalement, était relativisé l’enseignement moral dont Humanæ vitæ était le symbole.
On peut d’ailleurs se demander pourquoi Benoît XVI n’était pas intervenu personnellement à l’époque d’Amoris lætitia. Était-il moins à l’aise dans les argumentations concernant la théologie morale que dans celles touchant la théologie sacramentelle ? Il a en tout cas jugé que la possible remise en cause, fût-ce par la voie d’une exception partielle, de la loi du célibat sacerdotal, l’obligeait en conscience à parler.
Le cardinal Sarah évoque « un lien ontologico-sacramentel entre le sacerdoce et le célibat », ce qui mériterait une explicitation : le cardinal vise sans doute l’état virginal du Christ-Prêtre et ses conséquences pour la conformation de ceux qui participent à ce sacerdoce. Il est vrai que cette remise en cause atteindrait la structure de l’Église, le célibat sacerdotal étant une dotation complète et sacrificielle du prêtre à sa mission, pour laquelle il est « mis à part ». « Je garde vivante dans ma mémoire, écrit Benoît XVI, le souvenir du jour où, la veille de ma tonsure, je méditais ce verset du psaume 16 [“Le Seigneur est ma part d’héritage et mon calice”]. J’ai brusquement compris ce que le Seigneur attendait de moi à ce moment : il voulait disposer entièrement de ma vie, et en même temps, il se confiait entièrement à moi ». C’est donc le service sacerdotal de l’Épouse du Christ qui conduit l’Église à prescrire cette consécration sainte, prescription qui a une valeur institutionnelle sacrée.
Il est bien clair que la remise en cause de cette discipline au sein de la postmodernité va plus loin que sa contestation par Luther, au XVIe siècle, en ce qu’elle conduit aujourd’hui à une banalisation et à un effacement social d’un sacerdoce déjà à peine visible.
Décembre 65, le Mai 68 de l’Église ?
On va suivre avec le plus grand intérêt les événements que va déclencher la parution de ce livre. Ses auteurs vont devoir assumer la position très forte qu’ils ont prise.
À vrai dire, on pourrait en relativiser la portée, en remarquant qu’elle intervient dans le contexte du débat circonscrit par le post-Concile : depuis un demi-siècle, s’opposent deux interprétations de Vatican II, qualifiées par Benoît XVI, dans son discours à la Curie romaine du 22 décembre 2005, d’« herméneutique du renouveau dans la continuité », qui entend le modérer, et « l’herméneutique de la discontinuité et de la rupture », qui entend au contraire l’activer au maximum. D’ailleurs, les documents pontificaux invoqués en faveur du célibat sacerdotal sont ceux de Paul VI, Jean-Paul II, Benoît XVI. Mais on pourrait invoquer l’encyclique de Pie XI, Ad Catholici Sacerdotii, du 20 décembre 1935, l’encyclique de Pie XII, Sacra Virginitas, du 25 mars 1954, et de nombreux papes et conciles. Car il faut plus que jamais tenir que l’Église n’a pas commencé en 1965.
D’autant que la période conciliaire a été celle d’une énorme commotion pour le catholicisme. Dans son intervention d’avril 2019 à propos de la crise de la pédophilie, évoquée plus haut, Benoît XVI incriminait le bouleversement social considérable qu’avait représenté Mai 68 avec sa « liberté sexuelle totale, liberté qui ne tolérait plus aucune norme ». Ne serait-il pas opportun d’examiner – au sens d’examen de conscience – le chambardement dans le dogme et la morale qui a été la suite concrète de Vatican II pris comme événement global, dès son achèvement en décembre 1965 ? Car la remise en cause théorique et pratique – ces « départs » du sacerdoce, qui ont constitué et constituent toujours une catastrophique hémorragie – du célibat des prêtres a historiquement commencé à la fin de ce concile. C’est indiscutable. Comme le remarque Guillaume Cuchet dans son livre Comment notre monde a cessé d’être chrétien (Seuil, 2018), les textes de Vatican II ont été entendus, selon lui à tort, comme une invitation à la liberté des catholiques par rapport à leur institution.
De sorte qu’on ne pourra éviter à terme de reconsidérer radicalement un aggiornamento qui s’est concrètement présenté comme une nouvelle et très achevée version du catholicisme libéral, cherchant à adapter le catholicisme à cette société moderne, dont la caractéristique fondatrice est la marginalisation, puis l’effacement de la religion du Christ. Et de ses prêtres.