Cardinal Sarah : « On ne compose pas avec le mensonge ni avec l’athéisme fluide »

Publié le 30 Avr 2024
Sarah athéisme fluide

© Abaca Press / Alamy

Lors de son récent voyage au Cameroun, le cardinal Sarah, préfet émérite de la Congrégation pour le Culte divin et la Discipline des Sacrements, s’est adressé le 9 avril à la conférence épiscopale du pays dans un discours centré sur la dictature du relativisme et le devoir des évêques africains de défendre l’unité de la foi, seule source de paix.

 

Chers Frères dans l’épiscopat,

En ces temps où l’unité de l’Église semble tellement menacée, je voudrais méditer avec vous les paroles de saint Paul aux Éphésiens au chapitre 4 qui résonnent avec une singulière actualité pour nous évêques africains :

« Moi qui suis en prison à cause du Seigneur, je vous exhorte donc à vous conduire d’une manière digne de l’appel que vous avec reçu de Dieu : ayez beaucoup d’humilité, de douceur et de patience, supportez-vous les uns les autres avec amour ; ayez à cœur de garder l’unité dans l’Esprit par le lien de la paix. Comme votre vocation vous a tous appelés à une seule espérance, de même il n’y a qu’un seul Corps et un seul Esprit. Il n’y a qu’un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu et Père de tous, qui règne au-dessus de tous, par tous et en tous. Chacun d’entre vous a reçu le don de la grâce comme le Christ nous l’a partagée » (Éph 4, 1-7).

Ces paroles inspirées par l’Esprit Saint sont pour nous un programme, une règle et une lumière sur notre route. Elles nous disent ce qu’est la véritable unité de l’Église et comment nous, évêques et successeurs des apôtres, nous devons la servir et la garder.

Une foi unique

Comment parvenir à cette unité, à cette foi unique qui nous relie à l’unique Seigneur et qui est professée lors de l’unique baptême ? Un peu plus loin, l’Apôtre nous l’explique :

« Et les dons que le Christ a faits aux hommes, ce sont d’abord les Apôtres, puis les prophètes et les missionnaires de l’Évangile, et aussi les pasteurs et ceux qui enseignent. De cette manière, le peuple saint est organisé pour que les tâches du ministère soient accomplies et que se construise le corps du Christ. Au terme, nous parviendrons tous ensemble à l’unité dans la foi et la vraie connaissance du Fils de Dieu, à l’état de l’Homme parfait, à la plénitude de la stature du Christ.

Alors, nous ne serons plus comme des enfants, nous laissant ballotter et emporter à tout vent de la doctrine, au gré de l’imposture des hommes et de leur astuce à fourvoyer dans l’erreur. Au contraire, en vivant dans la vérité de l’amour, nous grandirons dans le Christ pour nous élever en tout jusqu’à Lui, car Il est la Tête. Et par lui, dans l’harmonie et la cohésion, tout le corps poursuit sa croissance, grâce aux connexions internes qui le maintiennent, selon l’activité qui est à la mesure de chaque membre. Ainsi, le corps se construit dans l’amour » (Éph 4, 14-16).

Ainsi, les pasteurs, les évêques ont été institués comme un don du Seigneur fait à l’Église « pour que nous parvenions tous ensemble à l’unité dans la foi et la vraie connaissance du Fils de Dieu, à l’état de l’Homme parfait, à la stature du Christ dans sa plénitude ».

Voilà donc, chers frères dans l’épiscopat, notre unique raison d’exister : maintenir l’unité de la foi et la vraie connaissance du Fils de Dieu.

 

Combattre l’immaturité spirituelle

À ce but s’oppose l’état d’immaturité spirituelle que saint Paul nous exhorte à combattre, cet état « des enfants, qui se laissent ballotter et emporter à tout vent de la doctrine, au gré de l’imposture des hommes et de leur astuce à fourvoyer dans l’erreur ». Comme ces paroles semblent décrire la situation actuelle ! L’immaturité spirituelle que décrit saint Paul semble s’être répandue partout dans l’Église d’aujourd’hui ! Des pans entiers des Églises occidentales semblent avoir régressé vers cet état d’enfance dans la foi ! Quel mystère ! Mais précisément saint Paul confie aux pasteurs que nous sommes la tâche de combattre cette immaturité spirituelle que l’on pourrait appeler le relativisme doctrinal.

En commentant ce verset à la veille de son élection au souverain pontificat, Benoît XVI avait souligné en disant :

« En quoi consiste être enfant dans la foi ? Saint Paul répond que cela signifie être ballotté et emporté à tout vent de la doctrine ( Éph 4, 14). Description très actuelle ! Combien de vents de la doctrine avons-nous connus au cours des dernières décennies, combien de courants idéologiques, combien de modes de pensée… La petite barque de la pensée de nombreux chrétiens a été bien souvent ballottée par ces vagues – jetée d’un extrême à l’autre :  du marxisme au libéralisme, jusqu’au libertinisme ; du collectivisme à l’individualisme radical ; de l’athéisme à un vague mysticisme religieux ; de l’agnosticisme au syncrétisme et ainsi de suite. Chaque jour naissent de nouvelles sectes, réalisant ainsi ce que dit saint Paul sur l’imposture des hommes, sur l’astuce qui entraîne dans l’erreur (cf. Éph 4, 14). Avoir une foi claire, selon le Credo de l’Église, est souvent étiqueté comme du fondamentalisme. Tandis que le relativisme, c’est-à-dire se laisser porter “à tout vent de la doctrine”, apparaît comme l’unique attitude digne de notre époque. Une dictature du relativisme est en train de se constituer, qui ne reconnaît rien comme définitif et qui ne retient comme ultime critère que son propre ego et ses désirs. Nous, en revanche, nous avons une autre mesure :  le Fils de Dieu, l’homme véritable. C’est lui la mesure du véritable humanisme. Une foi qui suit les courants de la mode, n’est pas “adulte”. Une foi adulte et mûre est une foi profondément enracinée dans l’amitié avec le Christ. C’est cette amitié qui nous ouvre à tout ce qui est bon et nous donne le critère permettant de discerner entre le vrai et le faux, entre l’imposture et la vérité. Cette foi adulte doit mûrir en nous, c’est vers cette foi que nous devons guider le troupeau du Christ. Et c’est cette foi – cette foi seule – qui crée l’unité et qui se réalise dans la charité » [1].

Il est donc capital, chers frères dans l’épiscopat, que nous ayons une vive conscience que la vérité est la première des charités que nous devons à l’Église et aux fidèles. La charité ne saurait commander le silence complice devant l’erreur. Elle ne saurait inspirer l’ambiguïté d’un discours confortable qui devrait plaire à tous. Nous ne pouvons pas masquer notre lâcheté sous le prétexte trompeur de la bienveillance. Se taire quand la vérité de la foi est en jeu revient à manquer d’amour.

 

Une unité fondée sur la vérité de la foi

De même, l’unité de l’Église ne saurait être réelle si elle n’est pas fondée sur la vérité de la foi. Seule la foi nous unit. Seule la vérité qui est le Christ, seule la foi et la vraie connaissance du Fils de Dieu font de nous un seul corps ! «En vivant dans la vérité de l’amour, nous grandirons dans le Christ pour nous élever en tout jusqu’à Lui qui est la Tête. Et par lui, dans l’harmonie et la cohésion, tout le corps poursuit sa croissance », nous disait saint Paul ( Éph 4, 15).

Le relativisme au contraire divise profondément. Il isole les chrétiens et sépare les communautés. Et en plus de ce travail de sape profonde de l’unité surnaturelle de l’Église, le relativisme se transforme en idéologie, en dictature, et accuse celui qui rappelle la vérité d’être un ferment de division. C’est un mensonge ! L’unité dans le relativisme est une apparence trompeuse et mondaine. Elle n’est que la rencontre fortuite et superficielle des intérêts du moment.

En rappelant la vérité de la foi, nous servons l’unité de l’Église ! Laissons-nous interpeller par les paroles fortes de saint Paul ! Ayez soin de garder l’unité dans l’Esprit par le lien de la paix. Ce lien de la paix est le lien de la foi véritable qui seul engendre la charité. Alors que le relativisme dresse opinion contre opinion, individu contre individu. Le relativisme fracture l’Église et détruit son unité.

Je voudrais le souligner devant vous, chers frères évêques du Cameroun. Dans votre courageuse et prophétique déclaration du 21 décembre dernier au sujet de l’homosexualité et de la bénédiction des « couples homosexuels », en rappelant la doctrine catholique à ce sujet, vous avez servi grandement et profondément l’unité de l’Église ! Vous avez fait œuvre de charité pastorale en rappelant la vérité.

Je me dois de vous le dire : ne vous laissez pas impressionner par ceux qui vous accuseront de mettre en cause l’unité ou la charité. Au contraire, si vous étiez restés silencieux vous auriez profondément blessé la charité et l’unité. Écoutons encore les consignes de saint Paul :

« Devant Dieu, et devant le Christ Jésus qui va juger les vivants et les morts, je t’adjure, au nom de sa Manifestation et de son Règne : proclame la Parole, insiste à temps et à contretemps, dénonce le mal, fais des reproches, exhorte, mais toujours avec une patience insatiable et le souci d’instruire. Un temps viendra où les gens ne supporteront plus l’enseignement de la saine doctrine ; mais, au gré de leurs caprices, ils iront se chercher une foule de maîtres pour calmer leur démangeaison d’entendre du nouveau. Ils refuseront d’entendre la vérité pour se tourner vers des récits mythologiques. Mais toi, en toute chose garde la mesure, supporte la souffrance, travaille à l’annonce de l’Évangile, accomplis jusqu’au bout ton ministère » (2 Tim 4, 1-5).

Saint Paul ne nous exhorte pas à nous taire pour ne pas faire de vagues ou pour éviter toute désapprobation ou toute critique. Il ne nous commande pas de laisser s’installer l’ambiguïté par prudence politique.

Chers frères évêques du Cameroun, par votre déclaration rappelant la doctrine vous avez « fait votre travail d’évangélisateurs », pour reprendre les mots de saint Paul.

Je voudrais souligner un passage de votre déclaration du 21 décembre 2023 sur l’homosexualité et sur la bénédiction des « couples homosexuels ». Vous écrivez : « Face aux abus sémantiques destinés à fausser la valeur des réalités et le sens réel des notions de famille, de couple, de conjoint, de sexualité et de mariage. (…). Au nom de la vérité de l’Évangile et pour la dignité humaine et le Salut de l’humanité tout entière en Jésus-Christ ». Cette précision est très importante. Vous avez parlé « Au nom de la vérité de l’Évangile et pour la dignité humaine et le Salut de l’humanité tout entière en Jésus-Christ ».

 

Au nom de toute l’Église

Certains, en Occident, ont voulu faire croire que vous aviez agi au nom d’un particularisme culturel africain. C’est faux et ridicule de vous attribuer de tels propos ! Certains ont affirmé, dans une logique de néo-colonialisme intellectuel que les Africains n’étaient pas « encore » prêts à bénir les couples homosexuels pour des raisons culturelles. Comme si l’Occident avait de l’avance par rapport à des Africains arriérés.

Non ! Vous avez parlé pour toute l’Église : « Au nom de la vérité de l’Évangile et pour la dignité humaine et le Salut de l’humanité tout entière en Jésus-Christ. » Vous avez parlé au nom de l’unique Seigneur, de l’unique foi de l’Église. Depuis quand la vérité de la foi, l’enseignement de l’Évangile seraient-ils soumis aux cultures particulières ? Cette vision d’une foi adaptée aux cultures révèle à quel point le relativisme divise et corrompt l’unité de l’Église.

Chers frères évêques, il y a là un point de grande vigilance à garder en vue de la prochaine session du Synode. Nous savons que certains, même s’ils disent le contraire, vont y défendre un agenda de réformes. Parmi celles-ci, il y a l’idée destructrice que la vérité de la foi devrait être reçue de manière différenciée selon les lieux, les cultures et les peuples.

Cette idée n’est qu’un déguisement de la dictature du relativisme si fortement dénoncée par Benoît XVI. Elle vise à permettre des manques à la doctrine et à la morale en certains lieux sous prétexte d’adaptation culturelle. On voudrait permettre le diaconat féminin en Allemagne, les prêtres mariés en Belgique, la confusion entre sacerdoce ordonné et sacerdoce baptismal en Amazonie. Certains experts théologiens nommés récemment ne se cachent pas de leurs projets. Alors on vous dira avec une fausse gentillesse : « Rassurez-vous, en Afrique, on ne vous imposera pas ce genre d’innovation. Vous n’êtes culturellement pas prêts. »

Mais nous, successeurs des Apôtres, nous ne sommes pas ordonnés pour promouvoir et défendre nos cultures, mais l’unité universelle de la foi ! Nous agissons, selon vos mots, Évêques du Cameroun, « au nom de la vérité de l’Évangile et pour la dignité humaine et le Salut de l’humanité tout entière en Jésus Christ ». Cette vérité est la même partout, en Europe comme en Afrique et aux États-Unis ! Comme la dignité humaine est la même partout.

Il semble que, par un mystérieux dessein de la Providence, les épiscopats africains sont désormais les défenseurs de l’universalité de la foi face aux tenants d’une vérité morcelée ; les Africains sont les défenseurs de l’unité de la foi face aux tenants du relativisme culturel. Pourtant Jésus a été explicite dans le mandat donné aux apôtres : « Allez ! De toutes les nations faites des disciples : baptisez-les au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, apprenez-leur à observer tout ce que je vous ai commandé » (Mt 28, 18-19). C’est bien à toutes les nations que les apôtres sont envoyés pour prêcher et la foi et la morale évangélique.

À la prochaine session du Synode, il est capital que les évêques africains parlent au nom de l’unité de la foi et non pas au nom de cultures particulières. L’Église d’Afrique a porté avec force la défense de la dignité de l’homme et de la femme créés par Dieu au dernier synode. Sa voix a été ignorée et méprisée par ceux qui n’ont pour unique obsession que de complaire aux lobbies occidentaux. L’Église d’Afrique aura bientôt à défendre la vérité du sacerdoce et l’unité de la foi. L’Église d’Afrique est la voix des pauvres, des simples et des petits. Elle est chargée de clamer la parole de Dieu face à des chrétiens d’Occident qui, parce qu’ils sont riches, se croient évolués, modernes et sages de la sagesse du monde. Mais « la folie de Dieu est plus sage que les hommes » (1 Cor 1, 25).

Il n’est donc pas surprenant que les évêques d’Afrique dans leur pauvreté soient aujourd’hui les hérauts de cette vérité divine face à la puissance et à la richesse de certains épiscopats d’Occident car « ce qu’il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi, pour couvrir de confusion ce qui est fort ; ce qui est d’origine modeste, ce qui n’est pas, voilà ce que Dieu a choisi pour réduire à rien ce qui est » (1 Cor 1, 28).

Mais osera-t-on les écouter lors de la prochaine session du Synode sur la Synodalité ? Ou doit-on croire que, malgré les promesses d’écoute et de respect, il ne sera tenu aucun compte de leurs avertissements, comme on le voit aujourd’hui ? Doit-on croire que le Synode sera instrumentalisé par ceux qui, sous couvert d’écoute mutuelle et de « conversation dans l’Esprit », servent un agenda de réformes mondaines ? Chaque successeur des apôtres doit oser prendre au sérieux les paroles de Jésus : « Que votre parole soit oui si c’est oui, non si c’est non. Tout ce qu’on ajoute vient du Mauvais » (Mt 5, 35).

Chers frères évêques, on nous dit parfois que nous n’avons pas compris l’esprit de Vatican II qui imposerait une nouvelle approche de l’objectivité de la foi. Certains nous disent que Vatican II, sans changer la foi elle-même, aurait changé le rapport à la foi. Ils disent que désormais ce qui serait le plus important pour un évêque serait l’accueil des individus dans leur subjectivité plutôt que l’annonce du contenu du message révélé. Tout devrait être relations et dialogue et on devrait reléguer au second plan la proclamation du kérygme et l’annonce de la foi, comme si ces réalités étaient contraires au bien des personnes.

Cette interprétation erronée du Concile est explicitement contredite par la lettre même du Concile. La constitution dogmatique Dei Verbum affirme avec une clarté et une précision qui n’ont pas d’égal :

« Cette Révélation donnée pour le salut de toutes les nations, Dieu, avec la même bienveillance, a pris des dispositions pour qu’elle demeure toujours en son intégrité et qu’elle soit transmise à toutes les générations. C’est pourquoi le Christ Seigneur, en qui s’achève toute la Révélation du Dieu très haut (cf. 1 Co 1, 30 ; 3, 16-4, 6), ayant accompli lui-même et proclamé de sa propre bouche l’Évangile d’abord promis par les prophètes, ordonna à ses Apôtres de le prêcher à tous comme la source de toute vérité salutaire et de toute règle morale, en leur communiquant les dons divins. Ce qui fut fidèlement accompli, tantôt par les Apôtres, qui, dans la prédication orale, dans les exemples et les institutions, transmirent  soit ce qu’ils avaient appris de la bouche du Christ en vivant avec lui et en le voyant agir  soit ce qu’ils tenaient des suggestions du Saint-Esprit, tantôt par ces Apôtres et par des hommes de leur entourage, qui, sous l’inspiration du même Esprit Saint, consignèrent par écrit le message du salut. Mais pour que l’Évangile fût toujours gardé intact et vivant dans l’Église, les Apôtres laissèrent comme successeurs les évêques, auxquels ils “remirent leur propre fonction d’enseignement”. Cette Sainte Tradition et la Sainte Écriture de l’un et de l’autre Testaments sont donc comme un miroir où l’Église en son cheminement terrestre contemple Dieu, dont elle reçoit tout jusqu’à ce qu’elle soit amenée à le voir face-à-face tel qu’il est (cf. 1 Jn 3, 2) » [2].

 

En contradiction avec le monde

Je crois que ce sera une tâche majeure les années à venir, et certainement d’un prochain pontificat, d’éclaircir définitivement cette question. À la vérité, nous connaissons déjà la réponse. Mais le Magistère devra l’enseigner avec une solennité définitive. Il y a derrière cette question une sorte de peur psychologique qui a gagné l’Occident : la peur d’être en contradiction avec le monde. Comme le disait Benoît XVI :

« […] à notre époque, l’Église demeure un “signe de contradiction” (Lc 2, 34) ; ce n’est pas sans raison que le pape Jean-Paul II, alors qu’il était encore cardinal, avait donné ce titre aux exercices spirituels prêchés en 1976 au pape Paul VI et à la Curie romaine. Le Concile ne pouvait avoir l’intention d’abolir cette contradiction de l’Évangile à l’égard des dangers et des erreurs de l’homme. En revanche, son intention était certainement d’écarter les contradictions erronées ou superflues, pour présenter à notre monde l’exigence de l’Évangile dans toute sa grandeur et sa portée » (Benoît XVI, 22 décembre 2005).

Mais de nombreux prélats occidentaux sont tétanisés à l’idée de s’opposer au monde. Ils rêvent d’être aimés par le monde. Ils ont perdu le souci d’être un signe de contradiction. Peut-être une trop grande richesse matérielle entraîne-t-elle une compromission avec les affaires du monde. La pauvreté est un gage de liberté pour Dieu. Je crois que l’Église de notre temps vit la tentation de l’athéisme. Non pas de l’athéisme intellectuel. Mais cet état d’esprit subtil et dangereux : l’athéisme fluide et pratique. Ce dernier est une maladie dangereuse même si ses premiers symptômes semblent bénins.

Un moine cistercien contemporain le décrit ainsi :

« L’athéisme fluide, jamais professé comme tel, se mélange sans tapage à d’autres philosophies, à nos problèmes personnels, à notre religion. Il peut imprégner sans que nous en ayons conscience notre jugement de chrétien. Chez chacun de nous peuvent pénétrer des infiltrations de l’athéisme fluide dans tous les recoins qui ne sont pas occupés par la foi théologale et la grâce […]. Nous nous croyons indemnes, et cependant nous applaudissons sottement à toutes sortes d’hypothèses, de postulats, de slogans, de prises de conscience qui sapent nos croyances. Nous colportons des idées sans distinguer les étiquettes d’origine. Le pire, c’est que des idées matérialistes peuvent demeurer dans notre esprit, sans qu’elles s’entrechoquent violemment avec des idées chrétiennes qui devraient aussi s’y trouver. Ce qui suggère que nos convictions chrétiennes n’ont pas de consistance bien ferme. Voilà le commencement de la défaite : le matérialisme fluide voisine en notre esprit avec notre christianisme probablement fluide lui aussi » [3].

Nous devons en prendre conscience : cet athéisme fluide coule dans les veines de la culture contemporaine. Il ne dit jamais son nom mais s’infiltre partout même dans les discours ecclésiastiques. Son premier effet est une forme de léthargie de la foi. Il anesthésie notre capacité à réagir, à reconnaître l’erreur, le danger. Il s’est répandu dans l’Église. Le pape François dans son homélie du 29 novembre 2018 a eu à ce sujet des paroles impressionnantes. Il a parlé de cette destruction qui commence de l’intérieur :

« La paganisation de la vie chrétienne : Vivons-nous comme des chrétiens ? Il semble que oui. Mais en vérité, notre vie est païenne quand on entre dans cette séduction de Babylone. Jérusalem vit comme Babylone. On veut faire une synthèse qui ne peut pas se faire. Et toutes les deux seront condamnées. Tu es chrétien ? Tu es chrétienne ? Vis comme chrétien. On ne peut pas mélanger l’eau et l’huile. Elles sont toujours différentes. Et cela nous enseigne à vivre les épreuves du monde non pas dans un pacte avec la mondanité ou avec le paganisme qui nous conduit à la destruction, mais dans l’espérance, en nous détachant de cette séduction mondaine et païenne et en regardant l’horizon, en espérant le Christ, le Seigneur. L’espérance est notre force : avançons. »

Qu’avons-nous à faire ? On vous dira peut-être que le monde est ainsi fait. On ne peut y échapper. On vous dira peut-être que l’Église doit s’adapter ou mourir. On vous dira peut-être que du moment que l’essentiel est sauf, il faut être souple sur les détails. On vous dira peut-être que la vérité est théorique mais que les cas particuliers lui échappent. Autant de maximes qui confirment la grave maladie qui nous ronge tous !

 

Des accommodements coupables

Je voudrais plutôt vous inviter à raisonner autrement. On ne compose pas avec le mensonge ! Le propre de l’athéisme fluide est la promesse d’un accommodement entre la vérité et le mensonge. C’est la tentation majeure de notre temps ! Tous nous sommes coupables d’accommodements, de complicité avec ce mensonge majeur qu’est l’athéisme fluide ! Nous faisons semblant d’être des croyants chrétiens et des hommes de foi, nous célébrons des rites religieux, mais de fait nous vivons en païens et en incroyants. Ne vous y trompez pas, on ne se bat pas avec cet ennemi-là. Il finit toujours par vous emporter. L’athéisme fluide est insaisissable et gluant. Si vous l’attaquez, il vous engluera dans ses compromissions subtiles. Il est comme une toile d’araignée, plus on se débat contre elle, et plus elle se resserre sur vous. L’athéisme fluide est le piège ultime du Tentateur, de Satan.

Il vous attire sur son propre terrain. Si vous l’y suivez, vous serez amenés à utiliser ses armes : le mensonge, la dissimulation et le compromis. Il fomente autour de lui la confusion, la division, le ressentiment, l’aigreur et l’esprit de parti. Regardez donc l’état de l’Église ! Partout il n’y a que dissension et soupçon. L’athéisme fluide vit et se nourrit de toutes nos petites faiblesses, de toutes nos capitulations et compromissions avec son mensonge.

« C’est là que se trouve, négligée par nous mais simple et si accessible, la clef de notre libération : le refus de participer personnellement au mensonge ! Qu’importe si le mensonge recouvre tout, s’il devient maître de tout, mais soyons intraitables au moins sur ce point : qu’il ne le devienne pas par moi » [4].

De tout mon cœur de pasteur, je veux vous inviter aujourd’hui à prendre cette résolution. Nous n’avons pas à créer des partis dans l’Église. Nous n’avons pas à nous proclamer les sauveurs de telle ou telle institution. Tout cela contribuerait au jeu de l’adversaire. Mais chacun de nous peut aujourd’hui décider : le mensonge de l’athéisme ne passera plus par moi. Je ne veux plus renoncer à la lumière de la foi, je ne veux plus, par commodité, par paresse ou conformisme faire cohabiter en moi la lumière et les ténèbres. C’est une décision très simple, à la fois intérieure et concrète. Elle changera notre vie.

Il ne s’agit pas de partir en guerre. Il ne s’agit pas de dénoncer des ennemis. Quand on ne peut changer le monde, on peut se changer soi-même. Si chacun, humblement, le décidait, alors le système du mensonge s’écroulerait de lui-même, car sa seule force est la place que nous lui faisons en nous.

L’athéisme fluide n’est fort que de mes compromissions avec son mensonge. Cela nous fait-il peur ? Souvenons-nous que la certitude que le croyant possède ne lui vient pas de ce qu’il sait et de ce qu’il voit, mais de Dieu à qui il se confie.

« Je me fie à Dieu en raison des clartés qu’il possède, lui, non en raison des clartés que je possède, moi. Je puis être aveugle par rapport aux choses du salut, ma foi n’en a cure, elle s’appuie sur la science absolue de Dieu […]. C’est pourquoi le croyant éprouve sécurité, repos du cœur, et courage intellectuel. Il est sûr de posséder le vrai parce qu’il sait qu’il donne la main à Quelqu’un qui est la vérité même. » (Père Jérôme)

Chers frères évêques, en nous offrant la foi, Dieu ouvre sa main pour que nous y posions la nôtre et que nous nous laissions conduire par lui. De quoi aurions-nous peur ? L’essentiel est de garder fermement notre main dans la sienne ! Notre foi est ce lien profond avec Dieu lui-même. Je sais en qui j’ai cru, dit saint Paul (2 Tm 1, 12). C’est en lui que nous avons mis notre foi. Face à l’athéisme fluide, la foi acquiert une importance essentielle. Elle est en même temps le trésor que nous voulons défendre, et la force qui nous permet de nous défendre.

Garder l’esprit de foi, c’est renoncer à toute compromission, c’est refuser de voir les choses autrement que par la foi. C’est garder notre main dans la main de Dieu. Je crois profondément que c’est la seule source possible de paix et de douceur. Garder notre main dans celle de Dieu est le gage d’une vraie bienveillance sans complicité, d’une vraie douceur sans lâcheté, d’une vraie force sans violence.

Je veux souligner aussi combien la foi est source de joie. Comment ne pas être en joie quand nous sommes remis à Celui qui est la source de la joie. Une attitude de foi est exigeante, mais elle n’est pas rigide et tendue. Soyons heureux puisque nous lui donnons la main. La foi engendre tout ensemble la force et la joie.

« Le Seigneur est mon rempart, qui craindrai-je ? » (Ps 27, 1). L’Église se meurt, infestée par l’aigreur et l’esprit de parti. Seul l’esprit de foi peut fonder une authentique bienveillance fraternelle. Le monde se meurt, rongé par le mensonge et la rivalité, seul l’esprit de foi peut lui apporter la paix.

Je vous remercie de votre aimable et patiente attention.

Robert Card. Sarah
Préfet émérite de la Congrégation pour le Culte divin et la Discipline des Sacrements

 


Les intertitres sont de la rédaction.

1. Benoît XVI, Homélie du Cardinal Joseph Ratzinger, Missa pro eligendo Romano Pontifice, 18 avril 2005.

2. La Constitution dogmatique Dei Verbum, sur la Révélation Divine, n° 7.

3. Père Jérôme, Notre cœur contre l’athéisme, p. 17-18.

4. Alexandre Soljenisyne, Ne pas vivre dans le mensonge, 1974.

 

>> à lire également : Iran-Israël : Des frères ennemis

 

Cardinal Robert Sarah

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