Un dimanche soir de novembre, en 2007, j’ai reçu ce message d’une amie : « Anne-Lorraine a été assassinée dans le RER ce matin… Prions pour elle et sa famille. »
Je n’ai pas appris la nouvelle par la presse mais par une camarade de classe car Anne-Lorraine Schmitt était surveillante dans le pensionnat où je terminais mon lycée. Je ne la connaissais pas bien, non, je la voyais juste plusieurs fois par semaine quand, le soir, elle venait s’assurer que nous allions enfin arrêter de papoter et éteindre les lumières. Nous étions une chambre de cinq filles et nous aimions bien Anne-Lorraine. Oh, bien sûr, nous n’avions pas décelé en elle cette force immense qu’elle a eue face à l’épreuve, mais nous l’aimions bien parce qu’elle avait un regard franc, qu’elle ne nous aboyait pas dessus, qu’elle était souriante et qu’elle prenait toujours le temps de discuter quelques minutes avec nous, quitte à déborder un peu l’heure de l’extinction des feux. Pour des pensionnaires, c’est déjà beaucoup.
Nous n’étions que de jeunes élèves qu’elle surveillait le soir, elle n’était ni de notre famille ni une amie, mais la nouvelle nous a toutes bouleversées. Et lorsque nous avons su les circonstances de sa mort, jamais nous ne nous sommes dit qu’elle aurait mieux fait de se laisser violer. Nous nous sommes dit qu’un homme ne devrait jamais s’en prendre ainsi à une femme, qu’un violeur n’aurait jamais dû être laissé en liberté et qu’une femme devrait pouvoir prendre le RER le dimanche matin sans risquer son intégrité ou sa vie… Et je crois que nous sommes nombreuses à nous être demandées si nous aurions eu le même courage que notre surveillante dans de telles circonstances.
Contrairement à ce que laisse odieusement entendre l’écrivain Catherine Millet, dans une tribune qu’elle a publié sur le site du Point pour expliquer son « regret de ne pas avoir été violée », le problème n’est pas le choix d’Anne-Lorraine, c’est le crime de l’agresseur. Quelle prise de conscience pour la gamine de 17 ans que j’étais ! Oui, l’horreur du viol existe vraiment, pas seulement comme quelques lignes dans un journal ou une minute au journal télévisé ; oui, il est possible d’avoir le courage d’y résister jusqu’à la mort.
Quelques jours plus tard, la foule était nombreuse dans la cathédrale de Senlis, le parvis aussi était noir de monde pour l’enterrement d’Anne-Lorraine. Je me souviens avec émotion des quelques mots prononcés par sa famille, en particulier par son frère, Saint-Cyrien qui, bouleversé, a salué l’immense courage de sa sœur. Le soldat qui salue la force d’une jeune femme. Mais les soldats, justement… Devraient-ils aussi appliquer les principes de Catherine Millet pour sauver leur vie ? Protéger ses semblables, est-ce une cause qui vaut le sacrifice de sa propre vie ou est-ce, comme l’intégrité, une cause qui mériterait de revoir à la baisse nos grands principes de « cathos » ?
Il y aurait tant de questions à poser à Catherine Millet.
Saint Maximilien Kolbe, à Auschwitz, aurait-il mieux fait de « sauver sa peau » et laisser mourir un père de famille ?
Saint Damien de Veuster, martyr de la charité, aurait-il mieux fait de renoncer à son œuvre auprès des lépreux pour « sauver sa peau » (au sens propre comme au figuré) ?
Et l’on pourrait continuer longtemps comme cela.
Sophie Scholl, par exemple, l’Antigone allemande guillotinée avec ses camarades pour ses actes de résistance au nazisme, aurait-elle mieux fait de « sauver sa peau » ?
Faudrait-il donc, face à l’horreur, avoir pour seule ambition de sauver sa peau (tout en n’en pensant pas moins, bien sûr, pour sauver aussi son âme) ? Ou alors, Catherine Millet pourrait-elle rédiger une classification des horreurs en deux colonnes, d’un côté, celles qui justifient le sacrifice d’une vie et, de l’autre, celles qui ne le justifient pas ?
Nous devons tant à tous ceux qui ont donné leur vie pour quelque chose de plus grand qu’eux ! Cela ne vaut pas comme une condamnation de ceux qui ne vont pas jusqu’à accepter la mort, parce qu’ils estiment en prudence, parce que c’est ce qu’ils pensent devoir faire dans des circonstances données, ou par peur parfois, qu’il vaut mieux agir autrement. Mais qu’on ne réduise pas le sacrifice de certains à une erreur stratégique ou à une méconnaissance de l’œuvre de saint Augustin.
Anne-Lorraine n’a pas donné sa vie parce qu’elle la jugeait moins précieuse que ses principes. Elle a sacrifié sa vie, qu’elle savait infiniment précieuse parce que donnée par Dieu, pour ne pas se renier. C’est d’ailleurs tout le sens du mot « martyr », celui qui témoigne, celui qui ne se renie pas et continue de vivre et de proclamer la vérité même si cela lui vaut la mort.