Ces soldats inconnus de la grande cause de Dieu

Publié le 10 Jan 2017
Ces soldats inconnus de la grande cause de Dieu L'Homme Nouveau

Diacre, historien, ancien directeur national de l’Aide à l’Église en détresse, Didier Rance vient de faire paraître À travers la grande épreuve : Europe de l’Est, témoins de la foi dans la persécution (Artège, 344 p., 19,90 €). Dans un temps où la foi est mise à rude épreuve en Orient par l’islamisme radical, en Occident par un athéisme militant qui ne dit pas son nom, il est bon d’avoir recours aux témoignages de ceux qui surent aimer jusqu’au bout le Christ Sauveur.

Votre ouvrage propose au lecteur de découvrir les témoignages de catholiques d’Europe de l’Est, laïcs ou religieux, hommes ou femmes, ayant subi dans leur chair les persécutions des régimes communistes. Dans quelles circonstances avez-vous rencontré ces témoins du totalitarisme antichrétien ?

Didier Rance : Au lendemain de la chute du Rideau de fer, je suis parti, avec le soutien du Père Werenfried, fondateur de l’Aide à l’Église en Détresse (AED), recueillir en Europe centrale et orientale le témoignage d’hommes et de femmes qui avaient pour point commun d’avoir affirmé leur foi catholique dans la persécution et d’en avoir payé le prix. J’avais un double avantage dans cette quête par rapport au journaliste standard. D’une part, j’avais du temps – j’ai rencontré longuement, plus d’une fois et parfois sur près de vingt ans, ces témoins. D’autre part, l’AED les avait aidés dans la persécution voire dans la clandestinité quand l’Occident les avait oubliés, et cela établissait dès le début une relation forte et chaleureuse.

Ce travail a donné naissance à une dizaine d’ouvrages, pays par pays, et à des synthèses nourries par ma participation aux travaux de la Commission pontificale Nouveaux Martyrs. Mais – outre que demeurent largement méconnues en France les pages de foi, de souffrance et de courage vainqueur écrites par les confesseurs de la foi dans les régimes communistes – il manquait un ouvrage pour en présenter quelques-uns des plus représentatifs. D’où ce livre. La plus grande difficulté pour moi a été de devoir me limiter à une dizaine de portraits fondés sur nos entretiens, quand bien d’autres auraient tout autant mérité d’y figurer.

Comment résumer les rigueurs et persécutions auxquelles ont été confrontés les communautés et les fidèles catholiques sous le joug communiste en Europe centrale ou orientale, dans des pays aussi divers que l’Albanie, la Biélorussie, la Tchécoslovaquie, la Bulgarie ou encore la Roumanie ?

Un fait en constitue le résumé le plus parlant : les dix témoins de ce livre, qui vivaient dans huit pays différents, ont tous connu les goulags de l’Union soviétique ou de l’Europe de l’Est, la prison et souvent les tortures. Et, bien sûr, ils sont loin d’être les seuls et, en particulier, ils témoignent aussi pour leurs frères et sœurs qui sont morts martyrs dans ces pays.

Certes, la situation concrète des croyants n’était pas partout la même. En Albanie et pour les Églises gréco-catholiques là où elles existaient, il faudrait, en rigueur de terme, parler non de persécution antireligieuse mais d’extermination. Mais dans tous les pays de l’Est, sans aucune exception, l’objectif était exactement le même : faire disparaître la religion et tout particulièrement l’Église catholique, considérée comme la plus contraire au projet d’homme nouveau prôné par l’idéologie totalitaire et athée du communisme.

Le chapitre consacré au Père Orest Huhlevych illustre la situation particulière de l’Église gréco-catholique ukrainienne, plus connue sous le nom d’Église « uniate ». Qui sont les fidèles uniates, et pourquoi furent-ils durement persécutés par les communistes, notamment sous Staline ?

A travers la grande epreuve

L’Église gréco-catholique d’Ukraine de l’Ouest (qui portait alors le nom de Ruthénie), appelée « uniate » par ses adversaires, est née en 1596, non du retour mais de la réaffirmation par tous les évêques orthodoxes d’un lien jamais totalement rompu avec Rome. La grande majorité des catholiques d’Ukraine appartiennent à cette Église.

Staline décida sa liquidation pure et simple (ainsi que celle de toutes les Églises gréco-catholiques, de la Pologne au nord à la Bulgarie au sud). Tous ses évêques moururent en prison ou au goulag, sauf un, le futur cardinal Slipyj, et tous ses prêtres qui refusèrent d’abjurer leur foi catholique y partirent aussi – Orest Huhlevych en est un parmi des milliers.

La tragédie et les souffrances de cet homme, de camp en camp du goulag soviétique puis dans l’ostracisme social après son retour, parle pour bien d’autres, tout comme l’autre témoignage ukrainien, celui de Stephaniya Shabatura, jeune artiste célèbre qui, un jour, osa demander le droit d’aller à la messe le dimanche, plus de vingt-cinq ans après la liquidation de son Église et la fermeture de tous ses lieux de culte. Elle fut expédiée dans un camp pour croyantes en Mordovie, où elle retrouva un autre des témoins de ce livre, la Lituanienne Nijolé Sadunaité. Ce sont deux figures comparables, pour leurs nations, à Jeanne d’Arc pour la nôtre, par l’intrépidité de leur foi et leur amour de leur pays et des autres.

Mais les fruits du martyre de cette Église ont été éclatants. Les experts à l’Ouest comme à l’Est ne lui attribuaient tout au plus que quelques milliers de membres dans la clandestinité fin 1989, mais lorsqu’une heure avant de rencontrer Jean-Paul II à Rome en décembre 1989, Gorbatchev signa un oukase de liberté religieuse, ce sont bientôt plus de quatre millions d’Ukrainiens de l’Ouest qui se revendiquèrent comme catholiques !

Pendant un demi-siècle, l’Europe centrale et orientale a été coupée du reste du monde, et notamment de Rome. Quelles furent les relations entre le Saint-Siège et les Églises persécutées ?

Le Saint-Siège ne se faisait aucune illusion sur la volonté des régimes communistes d’éradiquer la foi religieuse en général et chrétienne en particulier. Staline avait montré le chemin, pour qui l’idée même qu’un Dieu ait pu exister devait disparaître de la conscience des hommes. Et il en avait décidé le moyen : la persécution. La réponse des papes qui se sont succédé jusqu’à 1978 a été de chercher les moyens de défendre et sauver ce qui pouvait l’être. D’où, à partir des années soixante, la fameuse Ostpolitik, illustrée par le nom de Mgr Casaroli, à savoir toutes les ressources de la diplomatie vis-à-vis des régimes communistes pour tenter d’alléger le poids de la persécution et si possible assurer la survie des Églises. Les résultats ont été décevants : vers 1975, les régimes communistes qui, eux, maintenaient la persécution à côté de la diplomatie, pouvaient espérer qu’à l’horizon de l’an 2000 l’Église catholique aurait disparu ou à peu près de plusieurs de leurs pays, en attendant des autres.

Et puis, en 1978 un homme de l’Est arrive sur le trône de saint Pierre !

Justement, en octobre 1978, fait inédit dans l’Histoire de l’Église, c’est un Polonais, le cardinal Karol Wojtyla, qui devient vicaire du Christ. Le pontificat de Jean-Paul II opéra-t-il un tournant dans les relations avec l’Est persécuté ?

Sans rompre ouvertement avec ses prédécesseurs – il prit même Mgr Casaroli comme secrétaire d’État – Jean-Paul II passa à la contre-offensive. Avec lui, « l’espoir changea de camp, le combat changea d’âme » comme l’écrit Hugo. Ce fut clair dès les semaines qui suivirent son élection. Quand à Assise, une voix crie dans la foule qui l’acclame : « N’oubliez pas l’Église du silence », il répond : « Ce n’est plus l’Église du silence, car elle parle maintenant par la voix du pape » (pour ma part j’ajouterai : « D’ailleurs l’Église du silence a-t-elle vraiment existé ? N’y avait-il pas plutôt une Église de sourds en Occident, qui ne voulaient pas entendre le cri de leurs frères persécutés à l’Est ? »).

Saint Jean-Paul II réclame à temps et à contretemps la liberté religieuse, il va à Otrante face à l’Albanie demander la fin de la persécution totale, il défend ostensible­ment le droit de l’Église gréco-catholique d’Ukraine à exister, il soutient ce qui naît en Pologne avec Solidarnosc, une révolution aussi religieuse que sociale, etc. Il ne fait d’ailleurs ainsi que poursuivre son action comme archevêque de Cracovie, pour l’Église de Pologne mais aussi pour l’Église clandestine de Slovaquie (les deux principaux responsables de cette Église figurent parmi les témoins de mon livre et précisent ce point).

Aujourd’hui, deux décennies après la fin de la « grande épreuve » du Rideau de fer, de nombreux peuples de l’Est ont gardé incandescente la flamme de la foi et de leur identité. Le paradoxe est-il entier, ou n’est-il qu’apparent ?

« Il est semence, le sang des chrétiens », s’exclamait Tertullien au milieu des persécutions des premiers siècles. Vingt-cinq ans après la fin de la persécution, où en sommes-nous ? Je ferai d’abord remarquer que dès le début des années quatre-vingt-dix, les témoins que j’ai rencontrés étaient clairs : d’une part, leurs peuples ont été abîmés par des décennies de persécution et, d’autre part, même s’ils reconnaissaient la main de Dieu dans les évènements qui ont conduit à la chute du totalitarisme et à la liberté recouvrée, ils savaient qu’il n’y a aucun automatisme qui illustrerait la phrase de Tertullien, chacun est devant sa responsabilité personnelle. De plus, les gouvernements qui ont pris la succession des régimes communistes se sont généralement moins inspirés de la foi chrétienne et de la doctrine sociale de l’Église que de l’idéologie libérale et libertaire de l’Occident actuel. D’où une situation présente un peu partout avec bien des nuances qu’il faudrait décrire : une vitalité réelle religieuse, assez largement à l’aune de ce que fut la résistance religieuse durant la persécution pays par pays, face à des défis qui sont les nôtres, sécularisation et consumérisme.

Après ces rencontres si diverses et si riches, quel témoignage vous a le plus bouleversé spirituellement ?

Tous m’ont également bouleversé. Comment sortir indemne d’une rencontre avec le père Luli, plus de quarante années de camps, de prisons, de tortures, de risque à chaque jour d’être exécuté s’il était surpris en train de célébrer sa messe ou un baptême et qui ne m’a pas tant parlé de cela que du pardon qu’il donnait de tout son cœur à ses bourreaux ? Ou de celles avec le cardinal Swiatek, trois fois condamné à mort, avec le Bulgare Gavril Belovejdov et son récit du goulag bulgare, avec l’intrépidité de Nijolé Sadunaité, avec l’incroyable histoire de la couronne de Marie?de Sœur Jana à Prague, avec Mgr Korec évêque?clandestin à 27 ans, avec Silvester Krcméry, fondateur et âme d’un mouvement clandestin de quelque 100 000 membres, qui a écrit une des plus belles pages du christianisme au XXe siècle, avec l’évidente grandeur humaine et non moins évidente sainteté du cardinal Todea, chef de son Église clandestine, et non moins avec Orest et de Leonila Huhlevych, ces soldats inconnus de la grande cause de Dieu (mais pas de Lui) parmi tant d’autres. Oui, chacun de ces dix témoins m’a bouleversé. Mais puisque vous m’avez demandé un témoignage, le voici.

J’étais présent, en avril 1991, pour la première fête de Pâques célébrée depuis 1945 par l’Église catholique dans sa cathédrale de Lviv qui lui avait enfin été rendue. Au petit matin, après une douzaine d’heures de louange au Christ ressuscité, je redescendais la colline quand j’arrivais à hauteur de Stephaniya Shabatura, dont l’action avait justement été décisive pour ce retour de la cathédrale aux catholiques. Je lui ai demandé : « À quoi pensez-vous maintenant ? ». Elle me répondit : « Je crois à la Résurrection du Christ, je crois à la résurrection de mon Église… Tous, nous l’avons réalisée. Ou plutôt c’est Dieu qui l’a réalisée. C’est Dieu qui a tout fait… Tout ceci montre que la loi véritable de la vie, ce n’est pas ce qui paraît grand qui l’est réellement. Et montre que le plus faible, s’il a la vérité avec lui, est plus fort que le plus fort. La seule vraie force, c’est la vérité ».

La seule vraie force, c’est la vérité. Cela suffit pour vivre comme disciple de Celui qui est la vérité, le chemin et la vie.

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