Le Pape vient de prononcer un long discours sur l’Europe. Il y redit ce qu’il a déjà affirmé à Strasbourg ou en d’autres circonstances, mais en se montrant cette fois particulièrement incisif contre la laïcité. Il entend de fait donner des jalons pour la création d’une Europe chrétienne, selon l’intention des fondateurs. Le drapeau européen, selon la volonté même de Robert Schuman, entendait se placer sous le manteau de Marie évoquée par les douze étoiles de l’Apocalypse. Évoquer une Europe chrétienne, c’est inévitablement renvoyer à saint Benoît et en conséquence à l’enseignement des papes Pie XI et Paul VI. Benoît de Nursie et ses fils ont en effet fait de l’Europe une identité chrétienne par la Croix, le livre et la charrue. Le discours de Benoît XVI au monde de la culture à Paris en 2008 est encore très frais dans nos mémoires. Refuser les racines chrétiennes de l’Europe, c’est aller contre l’évidence, même au simple niveau de la raison historique. Mais évoquer l’identité chrétienne de l’Europe de nos jours oblige à s’interroger sur la foi des chrétiens d’aujourd’hui sur notre continent. Or cette Europe modelée par la foi de nos Pères se caractérise désormais non seulement par une pluralité de religions comme le souligne le Pape, mais encore par l’apostasie générale des chrétiens.
Cette apostasie s’oppose directement à l’œuvre de saint Benoît. À la chute de l’empire romain, l’Église par ses moines essentiellement remplaça l’Empire, ce qui entraîna une conception radicalement différente de la dignité de la personne humaine. En effet, saint Benoît, dans la ligne du pape saint Léon, reconnaît comme condition première de la personne non pas la condition sociale mais sa dignité de créature à l’image de Dieu devenue par le baptême fille de Dieu. C’est une grande leçon pour nos contemporains. Ce ne sont pas les institutions, même si elles sont nécessaires, qui feront l’Europe, ce sont les personnes. Des personnes oui, mais point des individus séparés. La société est nécessaire pour l’homme, mais la société n’est pas qu’une juxtaposition de personnes. Elle est une communauté qui doit s’entraider en se référant sans cesse par la mémoire nourrie des exemples de ceux qui nous ont précédés et qui façonnèrent l’Europe chrétienne de la verte Erin à l’Oural et du pôle à la Méditerranée. La vie en société implique d’autre part des relations harmonieuses entre les divers membres. La société envisagée comme communauté relationnelle devient l’antidote de la société individualiste caractérisant notre époque. C’est ensemble que nous édifierons l’Europe, comme c’est ensemble que les chrétiens édifient l’Église. Cela suppose de s’ouvrir à l’autre et de l’accepter dans son identité dans la mesure où il ne nuit pas au bien commun. Cela suppose surtout de défendre la famille fondement de la société. Mais la famille c’est l’union harmonieuse d’un homme et d’une femme unis par le sacrement de mariage en vue de la procréation. Or l’on sait combien la famille est menacée de nos jours. Personne et communauté sont donc les deux fondements principaux sur lesquels le Pape voit la construction solide de l’Europe. Mais pour construire cet édifice, le Pape propose aux chrétiens de poser trois pierres principales sur lesquelles nous ne pouvons malheureusement pas nous étendre : le dialogue, l’inclusion et la solidarité. Par là, les chrétiens deviendront l’âme de l’Europe et grâce à Marie ils se souviendront alors de la maxime de l’Épître à Diognète : ce que l’âme est dans le corps, les chrétiens le sont dans le monde.
Discours du pape François du 28 octobre 2017:
Éminences, Excellences
Distinguées Autorités,
Mesdames et Messieurs,
Je suis heureux de prendre part à ce moment qui conclut le Dialogue (Re)Thinking Europe. Une contribution chrétienne à l’avenir du projet européen, promu par la Commission des Épiscopats de la Communauté Européenne (COMECE). Je salue particulièrement le Président, Son Éminence le Cardinal Reinhard Marx, ainsi que l’Honorable Antonio Tajani, Président du Parlement Européen, et je les remercie pour les paroles déférentes qu’ils viennent de m’adresser. Je voudrais exprimer à chacun d’entre vous une vive appréciation pour avoir été nombreux à intervenir au cours de cet important cercle de discussion. Merci!
Le Dialogue de ces jours-ci a offert l’occasion de réfléchir largement sur l’avenir de l’Europe sous plusieurs angles, grâce à la présence parmi vous de diverses personnalités ecclésiales, politiques, académiques ou simplement provenant de la société civile. Les jeunes ont pu proposer leurs attentes et leurs espérances, en se confrontant avec leurs aînés, qui, à leur tour, ont eu l’occasion d’offrir leur bagage riche de réflexions et d’expériences. Il est significatif que cette rencontre ait voulu être d’abord et avant tout un dialogue dans l’esprit d’une discussion libre et ouverte, permettant de s’enrichir réciproquement et d’éclairer la voie de l’avenir de l’Europe, c’est-à-dire le chemin que tous ensemble, nous sommes appelés à parcourir pour surmonter la crise que nous traversons et pour affronter les défis qui nous attendent.
Parler d’une contribution chrétienne à l’avenir du continent signifie d’abord et avant tout s’interroger sur notre rôle en tant que chrétiens aujourd’hui, sur ces terres si magnifiquement modelées au cours des siècles par la foi. Quelle est notre responsabilité à un moment où le visage de l’Europe est toujours davantage caractérisé par une pluralité de cultures et de religions, tandis que pour beaucoup, le christianisme est perçu comme un élément du passé, lointain et étranger?
Personne et communauté
Au déclin de la civilisation antique, tandis que la splendeur de Rome devenait ces ruines que nous pouvons admirer aujourd’hui encore dans la ville, tandis que de nouveaux peuples exerçaient une pression aux frontières de l’antique Empire, un jeune a fait résonner la voix du Psalmiste: «Qui donc aime la vie et désire les jours où il verra le bonheur?» (Benoît, Règle, Prologue, 14. Cf. Ps 33, 13). En proposant cette interrogation dans le Prologue de sa Règle, saint Benoît a soumis à l’attention de ses contemporains, et aussi à la nôtre, une conception de l’homme radicalement différente de celle qui avait caractérisé le classicisme gréco-romain, et plus différente encore de celle, violente, qui avait caractérisé les invasions barbares. L’homme n’est plus simplement un civis, un citoyen doté de privilèges à consommer dans l’oisiveté; il n’est plus un miles, serviteur combattant du pouvoir régnant; surtout, il n’est plus un servus, objet d’échange dépourvu de liberté destiné uniquement au travail et au labeur.
Saint Benoît ne regarde pas la condition sociale, ni la richesse, ni le pouvoir qu’on a. Il fait appel à la nature commune de chaque être humain, qui, quelle que soit sa condition, aime certainement la vie et désire des jours heureux. Pour Benoît il n’y a pas de rôles, il y a des personnes: il n’y a pas d’adjectifs, il y a des substantifs. Voilà l’une des valeurs fondamentales que le christianisme a apportées: le sens de la personne, créée à l’image de Dieu. À partir de ce principe, se construiront les monastères, qui deviendront en même temps un berceau de la renaissance humaine, culturelle, religieuse et aussi économique du continent.
La première, et peut-être la plus grande contribution que les chrétiens puissent offrir à l’Europe d’aujourd’hui, c’est de lui rappeler qu’elle n’est pas un ensemble de nombres ou d’institutions, mais qu’elle est faite de personnes. Malheureusement, on remarque comment souvent tout débat se réduit facilement à une discussion de chiffres. Il n’y a pas les citoyens, il y a les suffrages. Il n’y a pas les migrants, il y a les quotas. Il n’y a pas les travailleurs, il y a les indicateurs économiques. Il n’y a pas les pauvres, il y a les seuils de pauvreté. Le caractère concret de la personne humaine est ainsi réduit à un principe abstrait, plus commode et plus apaisant. On en saisit la raison: les personnes ont des visages, elles nous obligent à une responsabilité réelle, active ‘‘personnelle’’; les chiffres nous occupent avec des raisonnements, certes utiles et importants, mais ils resteront toujours sans âme. Ils nous offrent l’alibi d’un désengagement, parce qu’ils ne nous touchent jamais dans la chair.
Reconnaître que l’autre est surtout une personne signifie valoriser ce qui m’unit à lui. Le fait d’être des personnes nous lie aux autres, nous fait être communauté. Donc, la deuxième contribution que les chrétiens peuvent offrir à l’avenir de l’Europe est la redécouverte du sens d’appartenance à une communauté. Ce n’est pas un hasard si les Pères fondateurs du projet européen ont choisi précisément ce mot pour identifier le nouveau sujet politique que se constituait. La communauté est le plus grand antidote contre les individualismes qui caractérisent notre temps, contre cette tendance, aujourd’hui répandue en Occident, à se considérer et à vivre dans la solitude. On comprend mal le concept de liberté, en l’interprétant presque comme s’il s’agissait du devoir d’être seuls, affranchis de tout lien, et par conséquent on a construit une société déracinée, privée du sens d’appartenance et d’héritage. Et pour moi cela est grave.
Les chrétiens reconnaissent que leur identité est de prime abord relationnelle. Ils sont insérés comme membres d’un corps, l’Église (cf. 1 Co 12, 12), dans lequel chacun, avec sa propre identité et particularité, participe librement à l’édification commune. De manière analogue, ce lien se retrouve aussi dans le domaine des relations interpersonnelles et de la société civile. Devant l’autre, chacun découvre ses qualités et ses défauts; ses points forts et ses faiblesses: en d’autres termes, il découvre son visage, comprend son identité.
La famille, en tant que première communauté, demeure le lieu le plus fondamental de cette découverte. La diversité y est exaltée et en même temps est comprise dans l’unité. La famille est l’union harmonieuse des différences entre l’homme et la femme, qui est d’autant plus authentique et profonde qu’elle est procréatrice, capable de s’ouvrir à la vie et aux autres. De même, une communauté civile est vivante si elle sait être ouverte, si elle sait accueillir la diversité et les talents de chacun et en même temps si elle sait engendrer de nouvelles vies, ainsi que du développement, du travail, de l’innovation et de la culture.
Personne et communauté sont donc les fondements de l’Europe que, en tant que chrétiens, nous voulons et pouvons contribuer à construire. Les pierres de cet édifice s’appellent: dialogue, inclusion, solidarité, développement et paix.
Un lieu de dialogue
Aujourd’hui toute l’Europe, depuis l’Atlantique jusqu’à l’Oural, du Pôle Nord à la Mer Méditerranée, ne peut se permettre de manquer l’opportunité d’être d’abord et avant tout un lieu de dialogue, à la fois sincère et constructif, dans lequel tous les protagonistes ont une dignité égale. Nous sommes appelés à édifier une Europe dans laquelle on peut se rencontrer et échanger à tous les niveaux, dans un certain sens comme l’était l’agorà antique. En effet, telle était la place de la polis. Pas uniquement un espace d’échange économique, mais aussi le cœur névralgique de la politique, siège où étaient élaborées les lois pour le bien-être de tous; endroit où l’on faisait face au temple en sorte que la dimension horizontale de la vie quotidienne ne manquait jamais de la respiration transcendante qui fait regarder au-delà de ce qui est éphémère, passager et provisoire.
Cela pousse à prendre en compte le rôle positif et constructif de la religion en général dans l’édification de la société. Je pense par exemple à la contribution du dialogue interreligieux pour favoriser la connaissance réciproque entre chrétiens et musulmans en Europe. Malheureusement, un certain préjugé laïciste, encore en vogue, n’est pas en mesure de percevoir la valeur positive pour la société du rôle public et objectif de la religion, préférant la reléguer à une sphère purement privée et sentimentale. On instaure ainsi la prédominance d’une certaine pensée unique (La dittatura del pensiero unico. Meditazione mattutina nella Cappella della Domus Sanctae Marthae, 10 avril 2014), assez répandue dans les réunions internationales, qui voit dans l’affirmation d’une identité religieuse un danger pour elle et pour sa propre hégémonie, en finissant ainsi par favoriser une opposition artificielle entre le droit à la liberté religieuse et d’autres droits fondamentaux. Il y a un divorce entre eux.
Favoriser le dialogue – tout dialogue -, c’est une responsabilité fondamentale de la politique, et, malheureusement, on observe trop souvent comment elle se transforme plutôt en lieu d’affrontement entre des forces opposées. La voix du dialogue est remplacée par les hurlements des revendications. À bien des endroits on a le sentiment que le bien commun n’est plus l’objectif primaire poursuivi et ce désintérêt est perçu par de nombreux citoyens. Ainsi trouvent un terrain fertile, dans beaucoup de pays, les formations extrémistes et populistes qui font de la protestation le cœur de leur message politique, sans toutefois offrir l’alternative d’un projet politique constructif. Le dialogue est remplacé ou par une opposition stérile, qui peut même mettre en danger la cohabitation civile, ou bien par une hégémonie du pouvoir politique qui emprisonne et empêche une vraie vie démocratique. Dans un cas, on détruit les ponts et dans l’autre, on construit des murs. Et aujourd’hui l’Europe connaît les deux.
Les chrétiens sont appelés à favoriser le dialogue politique, spécialement là où il est menacé et où semble prévaloir l’affrontement. Les chrétiens sont appelés à redonner de la dignité à la politique, entendue comme le plus grand service au bien commun et non comme une charge de pouvoir. Cela demande aussi une formation adéquate, car la politique n’est pas ‘‘l’art de l’improvisation’’, mais plutôt une haute expression d’abnégation et de dévouement personnel en faveur de la communauté. Être dirigeant exige des études, de la préparation et de l’expérience.
Un domaine inclusif
L’une des responsabilités communes des dirigeants, c’est de favoriser une Europe qui soit une communauté inclusive, affranchie d’une mauvaise compréhension de fond: inclusion n’est pas synonyme d’aplatissement indifférencié. Au contraire, on est authentiquement inclusif lorsqu’on sait valoriser les différences, en les assumant comme patrimoine commun et enrichissant. Dans cette perspective, les migrants sont une ressource plus qu’un poids. Les chrétiens sont appelés à méditer sérieusement l’affirmation de Jésus: «J’étais un étranger, et vous m’avez accueilli» (Mt 25, 35). Surtout devant le drame des déplacés et des réfugiés, on ne peut pas oublier le fait qu’on est devant des personnes, qui ne peuvent pas être choisies ou rejetées selon le bon vouloir, suivant les logiques politiques, économiques, voire religieuses.
Cependant, cela n’est pas en opposition avec le droit de chaque autorité de gouvernement de gérer la question migratoire «avec la vertu propre au gouvernement, c’est-à-dire la prudence» (Conférence de presse sur le vol de retour de la Colombie, 10 septembre 2017, L’Osservatore Romano, éd. en langue française, n. 38, jeudi 21 septembre 2017, p. 13), qui doit tenir compte aussi bien de la nécessité d’avoir un cœur ouvert que de la possibilité d’intégrer pleinement, au niveau social, économique et politique, ceux qui arrivent dans le pays. On ne peut pas penser que le phénomène migratoire soit un processus sans discernement et sans règles, mais on ne peut pas non plus ériger des murs d’indifférence ou de peur. De leur côté, les migrants eux-mêmes ne doivent pas négliger le devoir grave de connaître, de respecter et d’assimiler aussi la culture ainsi que les traditions de la nation qui les accueille.
Un espace de solidarité
Œuvrer pour une communauté inclusive signifie édifier un espace de solidarité. Être une communauté implique en effet qu’on se soutient mutuellement et donc qu’il ne peut y avoir seulement quelques-uns qui portent les poids et font des sacrifices extraordinaires, tandis que les autres restent retranchés dans la défense de positions privilégiées. Une Union Européenne qui, en affrontant ses crises, ne redécouvrirait pas le sens d’être une unique communauté qui se soutient et s’aide – et non un ensemble de petits groupes d’intérêt – perdrait non seulement l’un des défis les plus importants de son histoire, mais aussi l’une des plus grandes opportunités pour son avenir.
La solidarité – cette parole qu’il semble si souvent que l’on veuille l’exclure du dictionnaire- la solidarité, qui dans la perspective chrétienne trouve sa raison d’être dans le précepte de l’amour (cf. Mt 22, 37-40), ne peut qu’être la sève vitale d’une communauté vivante et mure. Avec l’autre principe cardinal de la subsidiarité, elle ne concerne pas que les relations avec les États et les Régions d’Europe. Être une communauté solidaire signifie avoir de la sollicitude envers les plus faibles de la société, envers les pauvres, envers tous ceux qui sont rejetés par les systèmes économiques et sociaux, à commencer par les personnes âgées et par les chômeurs. Mais la solidarité exige également qu’on récupère la collaboration et le soutien réciproque entre les générations.
Depuis les années soixante du siècle passé, on assiste à un conflit des générations sans précédent. En remettant aux nouvelles générations les idéaux qui ont fait la grandeur de l’Europe, on peut dire de manière hyperbolique qu’à la tradition on a préféré la trahison. Au rejet de ce qui provenait des pères a ainsi succédé le temps d’une stérilité dramatique. Non seulement parce qu’en Europe on fait peu d’enfants –notre hiver démographique -, et que ceux qui ont été privés du droit de naître sont trop nombreux, mais aussi parce qu’on s’est découvert incapable de transmettre aux jeunes les instruments matériels et culturels pour affronter l’avenir. L’Europe vit une sorte de déficit de mémoire. Redevenir une communauté solidaire signifie redécouvrir la valeur de son propre passé, pour enrichir le présent et transmettre à la postérité un avenir d’espérance.
Beaucoup de jeunes se trouvent au contraire désemparés face à l’absence de racines et de perspectives, ils sont déracinés, «secoués et menés à la dérive par tous les courants d’idées» (Ep 4, 14); parfois également ‘‘prisonniers’’ d’adultes possessifs qui ont du mal à assumer leur devoir. Elle est grave, la tâche d’éduquer non seulement en offrant un ensemble de connaissances techniques et scientifiques, mais surtout en œuvrant «pour promouvoir la personne humaine dans sa perfection, ainsi que pour assurer le bien de la société terrestre et la construction d’un monde toujours plus humain» (Concile Œcuménique Vatican II, Décl. Gravissimum educationis, 28 octobre 1965, n. 3). Cela exige l’engagement de toute la société. L’éducation est une tâche commune, qui demande la participation active concomitante des parents, de l’école et des universités, des institutions religieuses et de la société civile. Sans éducation, la culture ne se forme pas et le tissu vital des communautés se dessèche.
Une source de développement
L’Europe qui se redécouvre communauté sera sûrement une source de développement pour elle-même et pour le monde entier. Développement est à entendre dans le sens que le bienheureux Paul VI a donné à ce mot: « Pour être authentique, il doit être intégral, c’est-à-dire promouvoir tout homme et tout l’homme. Comme l’a fort justement souligné un éminent expert: « Nous n’acceptons pas de séparer l’économique de l’humain, le développement des civilisations où il s’inscrit. Ce qui compte pour nous, c’est l’homme, chaque homme, chaque groupement d’hommes, jusqu’à l’humanité tout entière »» (Paul VI, Lett. Enc. Populorum progressio, 26 mars 1967, n. 14).
Certainement le travail, qui est un facteur essentiel pour la dignité et la maturation de la personne, contribue au développement de l’homme. Il faut du travail et il faut des conditions adéquates de travail. Au cours du siècle passé, n’ont pas manqué des exemples éloquents d’entrepreneurs chrétiens qui ont compris comment le succès de leurs initiatives dépendait surtout de la possibilité d’offrir des opportunités d’emploi et des conditions dignes de travail. Il faut repartir de l’esprit de ces initiatives, qui sont aussi le meilleur antidote contre les déséquilibres provoqués par une globalisation sans âme, une globalisation “sphérique”, qui, plus attentive au profit qu’aux personnes, a créé des poches diffuses de pauvreté, de chômage, d’exploitation et de mal être social.
Il serait opportun de redécouvrir également la nécessité du caractère concret du travail, surtout pour les jeunes. Aujourd’hui beaucoup tendent à fuir les travaux dans des secteurs autrefois cruciaux, car considérés comme pénibles et peu rémunérés, oubliant combien ceux-ci sont indispensables au développement humain. Que serions-nous, sans l’engagement des personnes qui, par le travail contribuent à notre subsistance quotidienne? Que serions-nous sans le travail patient et inventif de ceux qui confectionnent les vêtements que nous portons ou construisent les maisons que nous habitons? Beaucoup de professions considérées aujourd’hui comme de seconde catégorie sont fondamentales. Elles le sont du point de vue social, mais elles le sont surtout pour la satisfaction que les travailleurs reçoivent de pouvoir être utiles pour eux-mêmes et pour les autres à travers leur engagement quotidien.
Il revient pareillement aux gouvernements de créer les conditions économiques qui favorisent une saine entreprise et des niveaux adéquats d’emploi. Il est spécialement du ressort de la politique de réactiver un cercle vertueux qui, à partir des investissements en faveur de la famille et de l’éduction, permette le développement harmonieux et pacifique de la communauté civile tout entière.
Une promesse de paix
Enfin, l’engagement des chrétiens en Europe doit constituer une promesse de paix. Ce fut la pensée principale qui a animé les signataires des Traités de Rome. Après deux guerres mondiales et des violences atroces de peuples contre peuples, était arrivé le temps d’affirmer le droit à la paix (cf. Discours aux étudiants et au monde académique, Bologne, 1er octobre 2017, n. 3). C’est un droit. Cependant, aujourd’hui encore nous voyons combien la paix est un bien fragile et comment les logiques particulières et nationales risquent de rendre vains les rêves courageux des fondateurs de l’Europe (cf. Ibid.).
Toutefois, être artisans de paix (cf. Mt 5, 9) ne signifie pas seulement œuvrer pour éviter les tensions internes, travailler pour mettre fin aux nombreux conflits qui ensanglantent le monde ou bien soulager celui qui souffre. Être artisans de paix signifie se faire promoteurs d’une culture de la paix. Cela exige l’amour de la vérité, sans laquelle il ne peut y avoir de relations humaines authentiques, la recherche de la justice, sans laquelle l’oppression est la norme prédominante dans n’importe quelle communauté.
La paix exige de la pure créativité. L’Union Européenne maintiendra la foi dans son engagement pour la paix dans la mesure où elle ne perdra pas l’espérance et saura se renouveler pour répondre aux besoins et aux attentes de ses citoyens. Il y a cent ans, précisément en ces jours, commençait la bataille de Caporetto, l’une des plus dramatiques de la Grande guerre. Elle a été le point culminant de la guerre d’usure que fut le premier conflit mondial, qui eut le triste record de faucher d’innombrables victimes pour de risibles conquêtes. Depuis cet événement, nous apprenons que si l’on se retranche derrière ses propres positions, on finit par succomber. Ce n’est donc pas le moment de construire des tranchées, mais plutôt celui d’avoir le courage de travailler pour poursuivre pleinement le rêve des Pères fondateurs d’une Europe unie et unanime, une communauté de peuples désireux de partager un destin de développement et de paix.
Être l’âme de l’Europe
Éminences, Excellences,
Illustres hôtes,
L’auteur de la Lettre à Diognète affirme que « ce que l’âme est dans le corps, les chrétiens le sont dans le monde» (Lettre à Diognète, VI). En ce temps, ils sont appelés à redonner une âme à l’Europe, à réveiller sa conscience, non pas pour occuper les espaces – ce serait du prosélytisme – mais pour encourager les processus (cf. Exhort. Ap. Evangelii gaudium, n. 223) qui créent de nouveaux dynamismes dans la société. C’est précisément ce qu’a fait saint Benoît proclamé, non pas par hasard, patron de l’Europe par Paul VI: il ne s’est pas soucié d’occuper les espaces d’un monde désorienté et confus. Soutenu par la foi, il a regardé au-delà et depuis une petite grotte de Subiaco il a donné le jour à un mouvement contagieux et irrésistible qui a redessiné le visage de l’Europe. Lui, qui a été «messager de paix, artisan d’union, maître de civilisation» (Paul VI, Lett. Ap. Pacis Nuntius, 24 octobre 1964), qu’il nous montre à nous aussi chrétiens d’aujourd’hui combien de la foi jaillit une espérance joyeuse, capable de changer le monde.
Merci!
Que le Seigneur nous bénisse tous, qu’il bénisse notre travail, qu’il bénisse nos peuples, nos familles, nos jeunes, nos personnes âgées, qu’il bénisse l’Europe.
Que Dieu tout-puissant vous bénisse, le Père, le Fils et le Saint Esprit.