Aumônier militaire, habitué des théâtres d’opération, soutien des proches endeuillées, l’abbé Christian Venard est un familier de la mort. Et pourtant…
Je suis mort le mercredi 7 septembre 2011.
Déjà, en quelques occasion, je l’avais sentie tapie, si près de moi, la grande faucheuse. Lors des arrivées, dans les petits matins d’opex, sur des théâtres de guerre. Fascinante et cruelle, emportant tout sur son passage ; dans un hélicoptère portières ouvertes, au milieu des ruines du Kosovo ; pernicieuse et blottie dans les vallées de l’Afghanistan mystérieux ; bruyante et odorante aux fins fonds de l’Afrique noire ou subsaharienne… Appel au don de sa propre vie, délibérément offerte au Seigneur, s’il pouvait en sortir un bien plus grand ! Encore maîtrisée par un sursaut de foi, d’espérance, de charité. L’âme donnée du baptisé, du prêtre encore plus. Seigneur, je Te donne ma vie, jusqu’à l’ultime sacrifice, et avec joie, car ce serait une grâce de vivre ce paroxysme de l’amour : donner sa vie pour ceux que l’on aime !
Dans ma naïveté de jeune prêtre, aumônier militaire ayant été plus d’une fois au feu, je pensais l’avoir ainsi apprivoisée, tant elle m’était devenue familière. Son aiguillon pourtant s’est fait ressentir douloureusement, non pas sur des terres étrangères et lointaines, ensanglantées par des conflits, mais chez moi, en France. La première fois, plus incisive, lors de la mort de mon ami d’enfance, que j’avais marié, le major Thibaut Miloche, mort en héros en Afghanistan. Nos pères appartiennent à la même promotion de Saint-Cyr : Terre d’Afrique ! Là, devant lui en son cercueil ouvert, tenant les mains de ses deux enfants, dans ce bâtiment des Pompes funèbres aux Batignoles, que je devrais trop connaître par la suite, à travers lui, c’est mon propre frère militaire que j’ai cru voir, et mes neveux que j’accompagnais. Là, elle, la mort, a pointé du doigt mes propres vulnérabilités, esquissant les ravages qu’elle pourrait me causer. Là, elle a écarté mes certitudes, est entrée par effraction, laissant derrière elle une faille insondable. J’en ai vu ensuite des morts… J’en ai accompagné des proches, des enfants, des épouses, des frères, des sœurs, des papas, des mamans… Mon cœur pleure encore bien souvent quand, malgré mes refus, les visages et les douleurs s’imposent à moi.
Mais elle m’a terrassé, un petit matin de septembre 2011. Prenant sa place dans la voiture, qu’il aurait dû conduire, j’ai accompagné Sandra, l’épouse de Valéry Tholy, mort quelques heures auparavant au combat en Afghanistan, à l’école où se trouvaient leurs trois enfants : neuf, sept et cinq ans… Je suis mort face au spectacle insoutenable de cette maman, effondrée à même le sol dans cette école montalbanaise, ses trois enfants couchés sur elle. Je voulais être mort, à la place de Valéry. J’aurais voulu tout donner à Dieu pour qu’il le fasse revenir, là maintenant – et qu’il me prenne moi. Impuissance terrible de ne pouvoir mourir à sa place. Elle a gagné, et si mon corps vit toujours, en mon esprit la mort a fait son œuvre. Il y a désormais un avant et un après. L’après terrible des culpabilités mortifères, de l’innocence originelle brisée, du goutte-à-goutte de la désespérance contenue.
Toujours à Montauban, main dans la main de mes camarades, Abel Chennouf et Mohamed Legouad, fauchés par l’assassin terroriste Merah, expirant leur dernier souffle de vie. Elle était encore là, compagne fidèle, surgie de la folie maligne d’un esprit dérangé par une religion mal digérée, sournoise actrice sur ce sol français… J’étais déjà mort : alors je croyais encore, dans mon inconscience, pouvoir la dominer ! Étrange erreur de jugement. Depuis, elle continue, avec persévérance, son œuvre de destruction interne. Seule la grâce d’une foi héritée de mes ancêtres, de nombreuses et affectueuses amitiés, le sens aigu du devoir à accomplir, une modeste notoriété médiatique me permettant de témoigner du sacrifice de mes camarades de combat m’auront empêché de sombrer.
Les pitoyables mesquineries que m’a imposées ces derniers mois la direction de l’aumônerie catholique des armées,auront in fine eu l’effet bénéfique de m’obliger à consulter – enfin – un psychiatre militaire. Depuis, les traitements, la mise en repos obligatoire, le recul forcé stabilisent « frère âne »… Reste l’âme tourmentée du désir de rejoindre ceux qui y sont passés. Combien résonnent-ils plus fort encore à mes oreilles, ces vers de la chanteuse Barbara :
« Ça ne prévient pas, ça arrive
Ça revient de loin
Ça c´est promené de rive en rive
La gueule en coin
Et puis un matin, au réveil
C´est presque rien
Mais c´est là, ça vous ensommeille
Au creux des reins
Le mal de vivre
Le mal de vivre
Qu´il faut bien vivre
Vaille que vivre… »
Vaille que vaille, vivre à en mourir. Life is difficult, écrivait Scott Peck dans son best-seller, Le chemin le moins fréquenté. Chaque jour se remettre à la rude tâche de devoir vivre, avec comme seul horizon celui de la Foi : Il finira bien par venir me chercher, afin de me donner sa Paix. Requiescat in Pace ! Ô viens Seigneur Jésus !
Écrit en mémoire de tous ceux que j’ai accompagnés dans la mort et pour témoigner que la mort psychique des combattants n’est pas une blessure invisible ! Mais surtout, en cette terrible période de pandémie due au Covid-19, en hommage à ceux qui combattent la mort et la fréquentent au quotidien, personnels hospitaliers, médecins, soignants, forces de l’ordre et travailleurs de l’ombre, au service de leurs frères et de la Patrie.