« Cette maladie contagieuse, épidémique (…) c’est le soulèvement universel de tous ceux qui ont faim contre ceux qui sont rassasiés (…). Il y a toujours eu dans le monde des pauvres et des riches ; mais jamais, avant les jours où nous sommes, on ne vit éclater simultanément (…) la guerre entre les riches et les pauvres. Les classes nécessiteuses (…) ne se lèvent aujourd’hui contre les classes aisées que parce que la charité de celles-ci s’est refroidie à l’égard de celles-là (…). La question est de distribuer la richesse, qui est mal distribuée (…). Ce problème ne peut plus maintenant être résolu pacifiquement que d’une seule manière. Il faut que la richesse accumulée par un égoïsme gigantesque soit distribuée en larges aumônes (…). L’esprit de catholicisme a été banni de notre législation politique et économique par l’esprit révolutionnaire (…). La révolution a été faite, en définitive, par les riches et pour les riches contre les rois et contre les pauvres (…) ; la vérité est qu’il faut tout écarter, tout changer et ne pas laisser pierre sur pierre de l’édifice de la Révolution (…). Dieu a fait les nations guérissables, mais ce ne sont pas les intrigues, ce sont les principes qui ont la divine vertu de les guérir ».
Ces lignes ont été écrites par Juan Donoso Cortès, en 1851. Depuis lors, ce diagnostic n’a rien perdu, ni de sa vérité, ni de son actualité. Il s’est simplement compliqué, en même temps que le mal dont il était l’objet. C’est encore et toujours la Révolution antichrétienne et, dans cette exacte mesure, proprement anti-humaine, qui draine ses poisons mortels. C’est l’esprit de cette Révolution qui sacrifie toujours davantage cette société à ses rêves idéalistes et prométhéens ; qui l’arrache encore et encore à ses racines naturelles ; qui empoisonne de lois en lois les sources de sa vie, par la ruine de la famille, l’homicide des enfants et l’apostasie culturelle ; qui la livre à des flux migratoires destructeurs de son identité nationale et qui la lamine dans un économisme européiste et mondialiste qui fait trôner l’insolente prospérité des riches sur le désespoir des pauvres.
Vases communicants
Demeure vrai, également, cet autre diagnostic du même Donoso Cortès, selon lequel il existe une corrélation nécessaire, à l’instar de « vases communicants », entre l’abaissement de l’inspiration chrétienne dans les sociétés européennes – inspiration qui leur a TOUT donné du sens de la justice, de la loi, de la culture et de la liberté – et la montée de la poussée totalitaire et tyrannique. Les dirigeants actuels cumulent l’esprit révolutionnaire, par la vulgarité de leur esprit bourgeois, inculte, idéologique, hautain, avide et immoral, et l’esprit tyrannique et totalitaire.
La conception révolutionnaire de la société est fondée sur un concept de « Peuple », qui ne correspond pas au peuple réel. Ce concept est un fantasme, au contenu évolutif, élaboré par ceux qui se proposent d’être à la fois les élites et les parasites du peuple réel. Pour que cette emprise soit possible, le peuple réel est sommé d’être ce « Peuple-là », d’en adopter l’esprit, l’amoralisme, les codes et aussi la soumission. Dans le monde communiste comme dans le monde libéral, il y a toujours quelque chose qui ressemble à un Parti, relayé par ses organes ou ses médias, et qui se charge d’être ainsi porteur d’une Vérité unique à laquelle il est enjoint au peuple réel de s’identifier pour être le « Peuple », supposément le vrai, « politiquement correct ». Lorsque des politiciens parlent des « Français », ceux qui sont ouverts à l’avortement, au mariage homosexuel, à l’immigration, c’est ordinairement à ce « Peuple-là » qu’ils se réfèrent. Il y a aussi, toujours, quelque chose qui ressemble à la haine du peuple authentique, que le « Peuple » idéologisé a pour fonction d’effacer. Les « sans dents », les « gaulois » sont des expressions puisées dans cette haine. L’élection, quand elle existe, ne sert qu’à nourrir la croyance tranquillisante du peuple réel, celui de votre vie, de la mienne, en la maîtrise de son destin. En réalité, elle ne conduit ordinairement qu’à lui donner des maîtres, bien plus que des représentants. Ces maîtres, Infiniment mieux dressés par leur formation à l’ambition qu’éduqués au service, sont prompts à tourner leur volonté de puissance en tyrannie si le vrai peuple se pique, par manifestations ou référendums, de ne pas être seulement ce « Peuple » assisté et dominé qu’il doit se résigner institutionnellement et idéologiquement à demeurer ; bref, s’il se pique de prendre au sérieux sa liberté.
Société civile ?
Les politiciens, organes de la « république des trois mensonges » [liberté, égalité, fraternité], aiment à se distinguer de ce qu’ils appellent eux-mêmes la « société civile ». En réalité, cette expression est révélatrice de leur insignifiance. Car un politicien, hors de la société civile, n’est tout simplement rien. Il n’est quelque chose que par elle, et pour elle. Les théologiens chrétiens ont depuis longtemps mis en lumière que c’est la société civile qui est, de droit naturel et divin, le premier titulaire du pouvoir politique, au point d’ailleurs que Suarez n’a pas craint, quoique hardiment, de dire que la démocratie était de droit naturel. C’est la raison pour laquelle la fonction politique ne peut être qu’une fonction de service, fût-elle royale. « Gouverner, disait encore Donoso Cortès, ce n’est pas être servi, c’est servir ; ce n’est pas jouir, c’est ramer, et vivre et mourir la rame à la main ». Cependant, là encore, l’envahissement de la pensée révolutionnaire a partiellement effacé le rayonnement de la pensée chrétienne et, avec lui, les exigences du don, de la gratuité et du service. Il n’empêche que la réalité est ce qu’elle est : c’est bien la société politique elle-même qui demeure le premier titulaire du pouvoir, ce qu’exprime indirectement encore les décisions de justice, quoique de manière ambiguë, archaïque et formelle, en indiquant qu’elles sont rendues « au nom du peuple français ».
Sous ce rapport, le mouvement des Gilets jaunes constitue une expression, en quelque sorte VITALE, de ce qu’est la société réelle, le peuple réel, adossé au droit naturel. C’est là, fondamentalement, pourquoi il est inacceptable pour la caste dominante, laquelle ne reconnaît de « Peuple » que celui qui est au service de sa volonté, en connivence implicite avec elle, tandis qu’elle bénit les agitations soixante-huitardes parce, révolutionnaires, elles sont allées « dans le sens de l’histoire » d’un déracinement toujours plus avancé, jusqu’à faire d’ailleurs le lit de cette société mercantiliste au sommet de laquelle cette caste désormais prospère.
Un esprit contre-nature
L’arrogance, les manœuvres persécutrices, l’usage disproportionné et destructeur des polices (y compris pour ces dernières, à la violence parfois inouïe), le mépris, les menaces, la surdité des gens de gouvernement, de leurs instruments et de tous ceux qui leur sont unis par un maillage subtil d’intérêts, révèlent l’inspiration d’une pensée révolutionnaire qui n’a jamais démenti son inimitié viscérale à l’égard de ce qu’est le vrai peuple de France. Le mouvement des Gilets jaunes, qui est à la fois l’effet et l’objet de cet invraisemblable mépris, lequel ne dédaigne pas de s’alimenter dans la violence et dans le sang, est un puissant révélateur de la fracture que cet esprit contre-nature a introduite dans notre corps social.
Puissent les gens le comprendre, car il n’y a rien d’inéluctable en politique, sauf peut-être le destin tragique de ceux qui sont aveuglés par leur amour d’eux-mêmes et le culte de leur volonté. On parle ici et là, en effet, d’aube de guerre civile, peut-être d’ailleurs pour effrayer le bourgeois et le pousser à faire rang derrière le bras armé. Un Ferry, « philosophe » et donc ami de la sagesse, n’hésite pas à en appeler au sang.
Puissent les politiciens du gouvernement découvrir bien vite le sens de la réalité. Juste un petit peu : assez pour percevoir la justice qu’ils doivent aux citoyens de ce pays ou, à défaut, pour nourrir cette petite prudence que peut inspirer même aux plus sots une peur légitime. L’intérêt pourrait aussi commander une dissolution de l’Assemblée nationale, qui n’a de « nationale » que le nom. Ce serait trop attendre, en revanche, que M. Macron enfin démissionne. Il lui faudrait une immense lassitude, qui n’apparaît pas encore ; ou, à tout le moins, un sens de l’honneur que chacun a désespéré d’entrevoir.
Enfin, puisse aussi le cœur chrétien de ceux qui auront eu la patience de lire ces lignes, être accueillant à ces dernières paroles de Donoso Cortès, qui ne dénigrent pas l’action, mais qui rappellent l’ordre dans lequel elle prend place :
« Je crois que ceux qui prient font plus pour le monde que ceux qui combattent ; et que, si le monde va de mal en pis, c’est qu’il y a plus de batailles que de prières » (1849).
Pour aller plus loin :
Juan Donoso Cortès : Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme, éditions DMM