Doit-on en finir vraiment avec l’euro ? Entretien avec Pierre de Lauzun (première partie)

Publié le 16 Mai 2017
Doit-on en finir vraiment avec l'euro ?  Entretien avec Pierre de Lauzun (première partie) L'Homme Nouveau

Délégué général de l’Association Française des Marchés Financiers (AMAFI), qui regroupe les professionnels de la Bourse et de la Finance, ancien élève de l’Ecole Polytechnique (1969) et de l’Ecole Nationale d’Administration (1975), Pierre de Lauzun mène depuis plusieurs années une réflexion sur l’économie et la finance dans une perspective chrétienne dont on trouve des échos sur son site personnel.  Il est l’auteur de plusieurs livres et collabore à diverses publications. Il vient de faire paraître aux éditions Terramare deux nouveaux ouvrages (L’euro : la fin de la monnaie unique ? et Guide de survie dans un monde instable, hétérogène, non régulé) qui nous ont conduits à réaliser avec lui cet entretien.

La question de l’euro, affirment les analystes, a fait perdre Marine Le Pen car les Français auraient peur de quitter cette monnaie. Vous venez justement de publier un livre sur cette question. Vous commencez par expliquer ce qu’est une bonne monnaie. Justement, à quoi sert la monnaie ?

Dans L’euro : la fin de la monnaie unique ?, je commence en effet par rappeler ce qu’est une monnaie. Les Français sont dans leur grande majorité contre la sortie de l’euro, comme d’ailleurs les autres peuples européens – même les Grecs. La raison de fond en est simple : elle tient au rôle premier de la monnaie, qui est d’être une base de référence commune en laquelle on puisse avoir confiance ; c’est essentiel pour nous tous, car c’est ce en quoi s’expriment nos salaires, retraites, épargnes etc. L’euro est relativement stable malgré ses défauts ; la perspective de le lâcher pour une monnaie fondante, surtout si le pouvoir politique l’utilise selon son bon plaisir, leur fait donc naturellement peur.

Le rôle de la monnaie est bien précis. La monnaie a une triple fonction : étalon de mesure pour fixer les prix des biens échangeables ; moyen de paiement ; et réserve de valeur. Si les prix changent trop vite, ou s’il y a trop de monnaie, elle perd sa valeur dans le temps par rapport aux biens, et elle ne joue pas bien son rôle. Dans ce cas une part importante de la confiance qui est à la base de la société est remise en cause. Il en faut donc une juste quantité, qui dépend des besoins d’échange. Il y a donc un lien étroit entre la monnaie et une communauté humaine bien précise. Plus largement, une monnaie ne fonctionne que si un groupe important de gens qui échangent entre eux l’accepte et la reconnaît comme telle. C’est donc par excellence une institution sociale. Dans la quasi-totalité des cas, la monnaie est dès lors définie par une autorité politique, qui lui donne son statut. Mais attention : cela ne veut pas dire que celle-ci en fait ce qu’elle veut – bien au contraire. L’État, garant du bien commun, doit veiller à ce que la monnaie respecte ce pour quoi elle est faite. Il s’agit notamment de maintenir la confiance dans le fait que la monnaie sera acceptée, maintenant et demain, et utilisable de façon commode et fiable pour les échanges et l’épargne, sans perte de valeur. Sinon il y a refus de la monnaie officielle, pour lui préférer en général une monnaie étrangère (le dollar ou le deutschemark ont pu jouer ce rôle).

À l’origine de la pensée économique

Les grands penseurs chrétiens médiévaux, les grands scolastiques qui ont jeté les bases de la pensée économique occidentale, avaient bien compris ce rôle de la monnaie. Nicolas Oresme par exemple a été au XIVe siècle le premier grand théoricien de la monnaie, et il avait su discerner les principes essentiels en la matière. Pour lui la monnaie est faite pour l’échange de richesses et en un sens appartient donc à ceux qui sont propriétaires de ces richesses : si je travaille pour gagner de l’argent et acheter mon pain, cet argent est pour moi dans une certaine mesure comme mon pain. C’est donc collectivement que ce bien est nôtre, c’est une forme de Bien commun. De ce fait selon lui c’est au corps politique dans son ensemble que la décision devrait revenir en matière de monnaie, car il s’agit d’une mesure commune. C’est là une observation fondamentale : l’État authentifie la monnaie, mais la monnaie n’est pas la chose de l’État ; c’est un aspect du Bien commun. Dès lors les auteurs chrétiens de l’époque pouvaient admettre à l’occasion des changements de valeur de la monnaie en cas de besoin manifeste, mais lents et étalés dans le temps, de manière à ne pas bouleverser les équilibres et les attentes des personnes. Mais ils refusaient l’adultération des monnaies, cette pratique des souverains consistant à rogner sur sa valeur pour empocher la différence.

Or désormais nos monnaies n’ont plus de lien avec la base métallique et sont totalement conventionnelles, et même utilisées comme moyen de régulation volontariste de l’économie. Nous manquons donc de base objective. Ce qui fait que les monnaies modernes fonctionnent pourtant et sont acceptées, est basé désormais sur deux éléments : le pouvoir de l’État qui l’impose – mais on l’a dit cela ne suffirait pas si la confiance dans la valeur réelle de la monnaie disparaissait. Et surtout la confiance. D’où à nouveau l’importance primordiale de la stabilité de la monnaie. La Banque centrale, qui assume cette mission, doit veiller à ce que la création de monnaie au niveau de l’économie n’aboutisse ni à un niveau excessif en regard des biens disponibles (conduisant plus ou moins vite à une hausse excessive des prix ou inflation), ni à un niveau insuffisant (d’où découlerait une baisse excessive des prix ou déflation).

« Une monnaie universelle est un mythe »

Ce qui veut dire que mettre la monnaie totalement entre les mains du pouvoir politique, notamment pour financer les déficits publics, est très dangereux. Outre que les déficits publics sont contestables dans leur principe, si on finance un déficit par de la création monétaire, on crée de la monnaie en trop. Une création monétaire publique, libérée de tous les garde-fous, ferait que la monnaie n’aurait plus de lien avec la réalité économique. Le risque d’inflation, et celui de très mauvaise allocation des ressources serait alors pratiquement irrésistible. Ceux qui croient le contraire succombent à l’illusion d’une capacité illimitée et sans douleur de création magique de richesses. Certes il ne faut pas pour autant totalement exclure de recourir à des mesures monétaires brutales, notamment pour éponger une dette devenue massive ou intolérable. Mais ce ne peut être que dans des cas exceptionnels et ce doit être une opération ponctuelle ; il faut donc bien calculer son coup, et cela ne dispensera pas de la rigueur, bien au contraire.

En définitive, il faut donc tenir ensemble deux faits. D’un côté, l’adéquation nécessaire entre une monnaie et l’économie correspondante, ce qui implique qu’une monnaie universelle est un mythe : une monnaie est normalement liée à une communauté humaine, en général une communauté politique. Mais d’un autre côté, si elle se relie à une autorité publique, il est essentiel que celle-ci n’apparaisse pas agir en fonction d’objectifs ou d’intérêts étrangers à ce qui est la mission fondamentale de la monnaie. Sinon l’inquiétude s’instaure, conduisant la population à fuir la monnaie en question et à chercher une monnaie alternative – en général étrangère. L’adéquation à l’économie considérée est certes un point essentiel. Mais la population préfère une monnaie à peu près fiable même si elle n’est pas parfaitement adéquate à l’économie considérée, à une monnaie fondante, qui ne remplit pas sa fonction première.

Qu’est-ce que cela impliquerait économiquement de sortir de l’euro ?

Les économistes savaient que la zone euro n’est pas une zone monétaire optimale, laquelle suppose un fort degré d’intégration économique et sociale, des politiques proches et convergentes, des évolutions semblables, et des réactions similaires aux chocs économiques. Si ces facteurs ne sont pas réunis, la politique monétaire suivie pourra être adaptée à une partie de la zone et pas à une autre, sans pouvoir s’ajuster en dévaluant. Bien sûr dans une telle zone on peut s’adapter par d’autres moyens, en faisant varier le niveau des prix et des salaires, ou migrer la main-d’œuvre. Mais outre que c’est politiquement difficile et peu désirable, cela suppose une très grande flexibilité de ces facteurs : or prix et salaires sont assez rigides, et chaque population légitimement attachée à son pays. Dans une telle zone, toute adaptation est donc imparfaite, longue et douloureuse.

Si donc on a quand même décidé de créer l’euro, c’est pour des raisons politiques. La principale est la logique de la construction européenne, fondamentalement fédéraliste. Et on a répondu aux objections des économistes d’une part par l’incantation, en imaginant une homogénéité croissante des économies en cause. Et d’autre part par des mécanismes rigides enserrant les politiques nationales. Mais on n’a pas accompagné la création de l’euro par d’autres pas en avant allant dans un sens fédéral, comme un budget commun ou une politique économique commune. Cela aurait été logique économiquement, puisque cela aurait été le seul moyen (s’il était politiquement réaliste) de tenter de faire fonctionner la zone monétaire de façon correcte. Mais c’était politiquement hors de portée et cela le reste.

Les déconvenues

Après une première étape qui a paru fonctionner, les déconvenues sont apparues, notamment avec la grave crise de l’Europe du Sud et de l’Irlande apparue en 2010. Le bilan actuel est donc contrasté. L’euro fonctionne et est relativement stable. Mais plusieurs pays ont connu une très grave crise. En outre la divergence de croissance entre pays de la zone euro est considérable. Les performances allemandes sont indéniables, alors que l’Italie stagne depuis presque 20 ans. Les pays comme l’Allemagne s’en tirent d’autant mieux que leur monnaie est sous-évaluée et qu’ils exportent des biens d’équipement peu sensibles au prix et au cours de change. D’autres dans le sud vendent des produits à valeur ajoutée plus faible, ou des services très sensibles au prix ; leur monnaie (l’euro) est surévaluée par rapport à leur compétitivité réelle, et leurs déficits se creusent. Jusqu’à la crise les perdants ont pu se refinancer grâce à l’illusion créée pendant un temps par l’euro. Et donc ce dernier les a encouragés dans leurs erreurs, sans rien résoudre au fond. La crise est venue, il a fallu comme on dit ajuster. Mais sans rien régler vraiment. Car hors solution fédérale et transferts massifs, il n’y a dans une zone monétaire pas d’autre solution qu’un ajustement douloureux, éventuellement sous l’anesthésie d’une politique monétaire laxiste, et qui ne débouche pas sur une solution satisfaisante à terme.

Au total, la zone euro n’est donc sûrement pas exaltante. Ses résultats même mesurés au niveau de l’ensemble ne sont pas très bons, sans être manifestement négatifs. L’existence de la zone et de ses règles communes a un effet inhibiteur sur les politiques économiques suivies et même sur les réformes : les consensus y sont lents, les mécanismes peu stimulants (critères de convergence à la fois rigides, limités, et pas toujours observés), et surtout le rôle avertisseur du marché y est affaibli. En outre sur le long terme les déséquilibres entre pays et régions ont toute chance de se perpétuer. Si on ajoute que le système mis en place avec la monnaie unique n’a pas été capable de faire respecter les disciplines qu’il avait prévues lui-même, notamment de déficit et d’endettement, son bilan d’ensemble est assez peu convaincant. En face, son avantage indéniable qui est d’être un espace simplifié pour les transactions, avec une monnaie relativement solide, sans fluctuations de change à l’intérieur de la zone, reconnu internationalement, est réel mais n’équilibre pas entièrement ces défauts.

Mais il est vrai aussi que tous les problèmes ne sont pas dus à l’euro, loin de là : les choix politiques de chaque pays, ou leurs tendances lourdes, influent encore plus fortement sur leur situation. La leçon est particulièrement vraie pour la France : les limites de ses politiques internes, la faiblesse des réformes y ont eu un effet négatif bien plus significatif que l’euro. La monnaie n’est qu’un des facteurs de l’équation économique. Bien plus importantes sont des réformes bien menées. Mais il est vrai aussi qu’un certain niveau d’indépendance est pour cela indispensable au pays considéré, et plus encore s’il veut développer un modèle original, et que l’Europe rend cela plus difficile.

Plutôt une erreur

Au total cependant, il apparaît que l’euro a été dans l’ensemble historiquement plutôt une erreur. On ne pourrait sans doute pas le faire aujourd’hui. Notamment les Allemands n’en voudraient pas, qui en profitent, mais craignent pour sa solidité dans l’avenir, surtout avec la politique actuelle de la BCE. Plus largement, si on pense qu’il n’y a pas de base politique à une perspective vraiment fédérale en Europe, parce que les seules solidarités capables de fonder une légitimité politique sont nationales, on doit reconnaître qu’on est en porte-à-faux.

Mais en même temps l’euro est là. Conclure qu’il ne fallait pas faire l’euro et organiser la sortie sont deux choses différentes. Car celle-ci est techniquement très différente de l’entrée. Il n’est pas facile d’en sortir, et, sauf crise qui y contraindrait, cela supposerait une volonté politique exceptionnelle des populations concernées.

Fin de la première partie

Pour aller plus loin :

euro fin monnaie unique pierre de lauzun

L’euro : la fin de la monnaie unique ?

Éditions Terramare, 124 pages, 14 €

couv survie bat

Guide de survie dans un monde instable, hétérogène, non régulé

Éditions Terramare, 272 pages, 18 €

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