Les événements actuels, qui ne sont certes pas terminés, donnent à réfléchir. Sinon aux gouvernants, pour lesquels les résistances qui leur sont opposées ne sont jamais imputées qu’à l’incompréhension de la population, c’est-à-dire au fond à sa sottise, du moins aux gouvernés. Parmi ces réflexions, il en est une qui donne à sourire. Nous vivons sous un régime qui ne manque aucune occasion de célébrer tendrement la Révolution et ses vertus. Mais sitôt qu’elle se dévoile réellement, ne fut-ce qu’un peu, elle devient haïssable.
La prise de la Bastille, avec le massacre de la garnison par des émeutiers déchaînés et le lynchage du marquis de Launay, gouverneur de la forteresse, est la première gloire de la République, célébrée avec éclat chaque année. L’hymne national est un péan d’égorgeurs, comme disait Monod, que l’on fait honte à l’occasion aux footballeurs « nationaux » de ne pas gueuler sur le terrain avant d’affronter l’équipe d’un autre pays. Nos rues sont pleines, à Paris et ailleurs, de ces hommages rendus à des fanatiques tels que Robespierre, Danton, Marat, Fouquier-Tinville ou Saint-Just. Innombrables sont ces rues et monuments honorant des voyous et des pillards galonnés tels qu’Augereau, ou des massacreurs comme un Turreau, un Kléber ou tant d’autres dont les noms ont été donnés à des rues prestigieuses.
Le politicien républicain français, à l’ordinaire, a le goût tantôt grave, tantôt exalté de la révolution. Il vénère, par-dessus tout, la grande Révolution française, qui a porté la Lumière au monde sur le terreau de millions de morts. Il y trouve, fût-il de droite, ses dieux, ses gènes, son identité et ses ressources. Pour donner aux citoyens l’illusion d’un avenir meilleur, c’est au fantasme révolutionnaire que recourt encore le politicien dominant, comme pour éveiller en leur cœur la nostalgie d’une furie régénératrice : M. Sarkozy invoquait la « révolution numérique » et la « révolution écologique », M. Macron a signé un livre intitulé sobrement : « Révolution ». La révolution fascine les esprits. On se souvient peut-être de ce slogan de mai 68 : « révolution = rêve + évolution », et de Giscard déclarant à la mort du sanguinaire tyran chinois : « Avec Mao Tsé Toung s’éteint un phare de la pensée mondiale ». Hollande et Ségolène Royal ont salué respectivement en Castro, avec le respect filial qui s’imposait, « l’incarnation de la révolution cubaine » et un « monument de l’histoire », tandis d’Anne Hidalgo vénère en Che Guevara « une figure de la révolution devenue une icône militante et romantique ».
La Révolution qu’aime le républicain de nos élites est, cependant, une révolution « mythique », idéalisée et en partie trompeuse. Bien embourgeoisé, il en aime surtout le souffle idéologique qui gonfle son propre cœur. Il aime le côté œdipien du phénomène révolutionnaire, et ce libertarisme qui a ruiné toutes les sociétés d’ordre et toutes les normes morales. Communiant à son œuvre de dissolution, il hait avec la révolution le passé, la famille, les forces civilisatrices, le christianisme. Il cultive parfois, avec le culte de la Révolution, le goût de la canaille et de la provocation, jusqu’à coquiner avec la racaille, comme M. Macron, pour montrer comme il est libre, comme il est ouvert, et comme il est proche du peuple et affranchi des préjugés et de l’intolérance. Le républicain de nos élites aime secrètement le côté impunément homicide de la révolution, qui l’excuse lui-même de fracasser tant de choses et de couvrir du secret de l’État tant de turpitudes qui feraient mourir de honte n’importe quel homme de bien.
Mais voilà, lorsque la révolution prend un visage réel, agressif et criard, à l’image de la République ailée de Rude qu’il prétend vénérer, celui de « gilets jaunes » par exemple, que s’élève dans les rues le fumet de la sueur et de la colère primaire de gens de misère, c’est-à-dire d’un peuple authentique, quand résonnent leurs protestations et leurs coups, que se déverse leur violence, semblable en petit à celle de la Révolution, qui fut paraît-il énervée d’être écrasée de trop d’impôts par un tyran, alors le charme, soudainement, disparaît.
L’élite politicienne républicaine, dans les ors de ses palais ou dans ses appartements cossus, ne voit plus, dans les soulèvements d’un peuple qu’au fond de lui-même il n’a jamais cessé de haïr, que la trogne répugnante d’une populace menaçant ses croûtes de fromage, son pouvoir et son cadre de vie. La révolution n’est aimée et vénérée que comme « icône romantique », pour légitimer les avancées incessantes de la destruction humaine et morale de la vie sociale, mais sans révolutionnaires de rue, sans proximité, sans réalité populaire. En un mot : sans peuple. Le républicain de nos élites, soudain raidi dans l’ordre, celui de son « monde du pouvoir (où il) bâtit des constructions imaginaires » [le mot est de Macron lui-même], n’a pas alors de mots assez durs pour flétrir les séditieux, les pourvoyeurs de chaos, les « extrêmes », bref, les « révolutionnaires » , et jusqu’à ces « casseurs », toujours bien abstraitement désignés, qui ont la scandaleuse outrecuidance de sortir des banlieues où les trahisons politiciennes successives les ont fait pulluler.
La révolte des gilets jaunes ne manifeste pas seulement la colère d’un peuple. Il dévoile ironiquement aussi l’immense hypocrisie des gouvernants.