La dernière exhortation apostolique du Pape François Amoris laetitia confortée par son discours du 6 mai lors de la remise du Prix Charlemagne a suscité nombre de commentaires. Parmi ceux-ci, la relecture qu’en fait le philosophe Henri Hude pointe la visée antilibérale du Pape et le rôle de l’exhortation dans cette perspective. Discussion.
Suite à la publication de l’exhortation apostolique Amoris laetitia, certains ont cherché à saisir dans les circonstances de notre époque les raisons de cette « conversion pastorale et missionnaire » à laquelle le Pape appelle les pasteurs et les fidèles depuis son élection au Siège de Pierre. Il est effectivement nécessaire de situer un tel texte dans son contexte, puisqu’il s’agit d’orientations pastorales, par définition appelées à être mises en pratique dans des circonstances particulières. Dans ce flot de lectures et de débats, j’aimerais m’arrêter et discuter celle du philosophe Henri Hude, auteur d’une œuvre importante notamment en matière morale et politique (1).
Un ton nouveau
Il note la « remarquable nouveauté de ton » de l’exhortation, « le ton du bon pasteur, mais adapté à des temps nouveaux où l’évangélisation des masses va redevenir possible, et le redevenir précisément grâce à ce ton ». (2) Ce ton est destiné à ne pas repousser et à ne pas décourager tous ceux qui s’apprêtent à se convertir au Christ. En effet, Henri Hude établit une analogie pour comprendre notre temps et, de là, l’action du Saint-Père : de même que saint Jean-Paul II a été le pape de l’effondrement du communisme, de même le Pape François est (ou sera) celui de l’effondrement du libéralisme. « François conçoit son évangélisation dans un monde où l’idéologie libérale va probablement disparaître. Pas la liberté d’entreprendre ou la propriété privée, ni la liberté de réfléchir, bien entendu, mais cette idéologie qui détache l’individu du bien commun et la liberté du bien qui doit en être la norme ; et qui, en conséquence, subordonne l’Homme à l’argent, soumet le travail et l’économie à la finance accaparée. »
De là, il faut comprendre que « le Pape, depuis le début de son pontificat, poursuit trois objectifs en vue de l’évangélisation du monde. Le premier, c’est de changer la stratégie de défense de la famille en mettant en première ligne la porte grande ouverte à tous plutôt qu’un catalogue d’interdits ; le second, c’est de mettre les élites catholiques au service des pauvres et généralement de la justice ; le troisième, c’est de casser la collusion entre des libéraux défenseurs d’un système économique injuste et inefficient, et des conservateurs qui ne semblent penser qu’à l’avortement et au mariage gay. Car cette collusion est précisément ce qui empêche d’atteindre les objectifs 1 et 2. Il est certain que, si cette stratégie réussit, les perspectives de l’évangélisation redeviennent brillantes. Par ailleurs, il est urgent de découpler, fût-ce brutalement, la cause de l’Église de celle de ce régime libéral qui sera bientôt un ancien régime détesté. »
Effondrement à venir ?
Cette stimulante interprétation du devenir historique présuppose que le libéralisme, comme le communisme, va s’effondrer comme un château de cartes et qu’ainsi les masses en déshérence vont embrasser la foi chrétienne. Dès lors, l’Église doit se tenir prête à les accueillir, sans mettre la barre trop haut, principalement dans le domaine de la morale sexuelle et familiale, afin de ne pas les repousser. Or cette analogie ne va pas de soi et elle soulève plusieurs questions. Est-il si facile de distinguer un mauvais libéralisme d’une saine économie fondée sur le respect des libertés et de la justice ? Et de là, penser que le premier peut disparaître afin que la deuxième puisse enfin prospérer ? Bref, peut-on comparer le monde libéral actuel dirigé par une « hyper-classe nomade » (selon l’expression de Jacques Attali) au système soviétique gouverné par la nomenklatura ? Il me semble que, pour suggestive qu’elle soit, la comparaison n’honore pas assez que l’oligarchie mondiale actuelle prospère sur un consentement implicite beaucoup plus fort de la part des peuples que dans le système communiste. Tout simplement parce que le système « libéral » repose sur l’exploitation cynique et la rentabilisation économique des trois concupiscences dont parle saint Jean. Or celles-ci sont de nature idolâtrique et à ce titre elles peuvent donner l’illusion durable que c’est en s’y abandonnant toujours plus que le bonheur sera obtenu. Bref, si le divertissement dont parle Pascal (3) est le moteur du monde libéral, il n’est pas du tout sûr que celui-ci aille s’effondrer sous le coup d’une contradiction interne. Le système actuel est d’une extrême plasticité (donc résilience) et il sait à merveille récupérer et utiliser à son profit l’extraordinaire créativité des individus et minorités, fussent-elles contestataires.
Des accents deloriens
On peut prendre pour exemple d’une telle récupération la remise, le 6 mai, du prix Charlemagne au Pape par les dirigeants d’une Union européenne exsangue. Les Juncker, Tusk et autres Schulz, fossoyeurs d’une Europe des peuples au profit des intérêts des multinationales et de l’empire américain, ont manifestement été ravis du discours que le Pape leur a tenu. Dans un esprit digne de Jürgen Habermas et de Jacques Delors, le Pape a en effet affirmé que « la paix sera durable dans la mesure où nous armons nos enfants des armes du dialogue, dans la mesure où nous leur enseignons le bon combat de la rencontre et de la négociation. Ainsi, nous pourrons leur laisser en héritage une culture qui sait définir des stratégies non pas de mort mais de vie, non pas d’exclusion mais d’intégration ». Dans un contexte de contestation de plus en plus forte de la technocratie bruxelloise et à l’heure où les peuples d’Europe commencent à relever la tête, mouvement nommé avec mépris par nos élites médiatico-politiques « populisme » et « repli sur soi », il n’est pas évident que le discours du Pape contribue à secouer le joug du « système libéral ».
Enfin, l’idée selon laquelle les peuples vont se convertir en masse et qu’il ne faut pas mettre la barre trop haut est contredite par l’expérience que la conversion au Christ est au contraire stimulée par la rencontre de la radicalité évangélique qui ne sépare jamais la miséricorde et l’observance des commandements.
1. Cf. son excellent Éthique et politique, Éditions universitaires, 1992, 354 p. ou encore Préparer l’avenir. Nouvelle philosophie du décideur, Economica, 130 p., 18 €.
2. Toutes les citations sont issues des articles publiés en mai 2016 sur son blogue : http://www.henrihude.fr/theme4/424-la-joie-daimer-3-un-ton-nouveau
3. Blaise Pascal, Pensées, Lafuma, § 136.