La nouvelle m’est parvenue en prenant son temps, entrant à sa manière en dissidence avec cette modernité qui se perd dans le mouvement qu’elle baptise progrès au détriment de l’être, ce petit reflet divin dans la Création. Eugenio Corti, le romancier italien, – le grand romancier italien –, a rendu son âme à Dieu le 4 février dernier. Que faisions-nous ce jour-là alors que l’écrivain s’apprêtait à retrouver son Créateur, pour cette rencontre qui est la rencontre ? Rien d’important ou d’essentiel, de toute façon, au regard de l’éternel face-à-face qui débutait à ce moment-là.
Face à l’auto-destruction
Eugenio Corti est né le 21 janvier 1921 à Besana in Brianza et il est mort au même endroit, relié de toutes les fibres de son être à cette terre lombarde qui lui a donné une grande partie de lui-même, dans cette alchimie secrète qui s’opère entre l’individu, l’histoire, la géographie et les traditions venues du fond des âges.
Sa vie ressemble pour beaucoup à son personnage du Cheval rouge. Fils d’un petit industriel, Eugenio Corti fit ses études à Milan avant que la guerre interrompe le cours de celles-ci et le projette dans la grande folie d’une humanité décidée à s’auto-détruire. En s’engageant dans l’armée, Eugenio Corti a donné à son existence la direction décisive même si alors il ne pouvait l’imaginer. Devenu lieutenant, il se porte volontaire pour le Front de l’Est, afin de se battre contre le bolchevisme aux côtés des Allemands, alors alliés des Italiens.
Une épopée de la foi
Cette partie de son histoire a donné naissance aux pages très fortes du Cheval rouge, ce vaste roman épique que le théologien thomiste italien, Cornelio Fabbro, a qualifié d’« épopée de la foi », expliquant qu’il s’agit là « de la transfiguration chrétienne des laideurs et des souffrances indicibles qui ont marqué la dernière guerre européenne. » Mais avant même son chef-d’œuvre romanesque, Eugenio Corti avait livré sur ce sujet douloureux son témoignage à travers son Journal de guerre, intitulé La plupart ne reviendront pas, publié dès 1947 en Italie.
La guerre façonne et transforme un homme de mille manières. Elle a été d’une certaine façon pour Corti la rencontre avec l’Ange, ce qui lui a permis de garder miraculeusement la vie et de revenir dans son pays, non seulement pour témoigner, mais pour offrir au monde à travers ce chef-d’œuvre de la littérature qu’est son Cheval rouge cette « transfiguration » dont parle Cornelio Fabbro. Un de ses supérieurs jugeait en 1944 le jeune Corti en ces termes : un « jeune homme au caractère très fort, honnête, généreux, foncièrement indiscipliné, formellement toujours correct ».
L’enfer russe
Étrange portrait pour qui a connu l’écrivain, bien des années plus tard, mais portrait qui explique aussi comment il a pu traverser cette tragédie sanglante de la Seconde Guerre mondiale. En Russie, après 28 jours de retraite, échappant de justesse à l’encerclement de la tenaille soviétique, Corti parvient à retourner en Italie. Au repos, convalescent, il décide très vite de reprendre du service. La chute de Mussolini en 1943 change le cours de l’Histoire de l’Italie et de sa propre histoire. Le jeune officier décide de rejoindre les forces royales réfugiées dans le Sud du pays et il participe aux combats contre les Allemands aux côtés des Alliés. Corti a raconté cette histoire mal-connue en France dans son livre Les derniers soldats du roi, paru dans son pays en 1994.
Contre le communisme, pour l’Église, la seule espérance
Après la guerre, il faut reconstruire. Corti reprend ses études à l’université de Milan et se marie en 1951 avec Vanda. Son expérience sur le Front russe l’a averti du danger communiste qui menace l’Italie après la guerre. À sa manière, Corti s’engage dans ce vaste combat, principalement par l’action culturelle, non sans avoir étudié les mécanismes subtils de la Révolution soviétique. En 1962, il publie Procès et mort de Staline, une tragédie qui met en relief de manière particulièrement vivante le piège communiste. Dès 1964, la pièce est traduite en russe, puis en polonais en 1969, empruntant les canaux de la clandestinité pour se diffuser dans le vaste empire soviétique.
Dans Paroles d’un romancier chrétien, livre d’entretien avec Paola Scaglione Corti explique très bien la raison de sa lutte contre le communisme, mais aussi celui de tout son engagement comme écrivain :
« L’écrivain se doit de rendre compte de toute la réalité de son temps : de ce fait il ne saurait se cantonner dans sa spécialisation. Dans le domaine culturel, il est le seul à ne pas avoir le droit d’être un spécialiste. De nos jours, cependant, on ne peut tout connaître ; il faut donc acquérir une compétence spécifique au moins dans les domaines les plus importants. Quant à moi, j’ai choisi d’étudier plus particulièrement le communisme – le plus grand danger pour l’humanité dans ce siècle – et l’actualité catholique, parce que je vois dans l’Église la plus grande source d’espérance ».
Épris de beauté
Toute son œuvre, riche et variée, découle finalement de cette décision, même dans les quelques livres où il ne semble pas y avoir trace directe de la présence du communisme ou de l’Église. Fortement imprégné de culture classique, habité par les liens entre les universaux, épris de beauté, à la fois comme un amoureux et comme peut l’être aussi un contemplatif, Eugenio Corti n’a cessé de témoigner de la présence de Dieu et de ses traces visibles dans la civilisation européenne, voie mystérieuse à emprunter pour monter l’échelle du paradis.
Après Jacques Robichez dans Présent, je crois être le deuxième ou peut-être le troisième en France, à avoir parlé d’Eugenio Corti. D’autres, ensuite, ont pris le relais et ont montré bien mieux que moi la richesse et la profondeur de son œuvre. Avec élégance et simplicité, ce gentilhomme chrétien qu’était Corti m’avait écrit pour me remercier (de quoi, mon Dieu !) et nous avons correspondu de loin en loin pendant plusieurs années. C’est lui qui m’a fait connaître la photo du cardinal Ratzinger lisant L’Homme Nouveau. Dans cette « actualité catholique » à laquelle il avait décidé très jeune de s’intéresser, nous nous retrouvions souvent, mais l’écrivain italien avait un jugement venant de plus haut et empreint d’une véritable sagesse.
Un don de Vladimir Dimitrijevic
Nous devons à François Livi et à Vladimir Dimitrijevic (photo) de connaître et de lire Corti en France. Sans les éditions de L’Age d’Homme, ce monument de la littérature qu’est Le Cheval rouge n’aurait pas franchi la frontière qui sépare l’Italie et la France, comme si l’un était le pays de la liberté et l’autre, celui de la dictature de la bien-pensance.
Je me souviens d’un déjeuner avec Eugenio Corti à Paris, organisé par Vladimir Dimitrijevic à quelques pas de la Place Saint-Sulpice. De ce que nous nous sommes dits ce jour-là, je n’ai hélas gardé aucun souvenir, n’ayant pas pensé qu’un jour la mort viendrait chercher son butin, comme l’Histoire ne cesse pourtant de nous l’apprendre. Ne tenant pas de Journal, je n’ai rien noté, ni des propos d’Eugenio Corti, ni de ceux de Vladimir Dimitrijevic. Pourtant, le moment était extraordinaire, rien que par la rencontre de ces deux hommes-là. Mais, en revanche, je me souviens bien d’une chose. D’une présence, d’une grande intensité humaine qui émanait d’Eugenio Corti, à la fois humble et déterminé, parfaitement artiste et résolument chrétien. Ce souvenir m’est revenu quand le message de Lydwine Helly m’est parvenu m’apprenant la mort de Corti. Et c’est pourquoi j’ai décidé de faire durer cette présence encore un peu en me replongeant aussitôt dans la lecture du Cheval rouge…
Tous les ouvrages d’Eugenio Corti en français sont disponibles sur le site des éditions de L’Age d’Homme.