« Le Seigneur m’a dit : Tu es mon Fils, moi aujourd’hui je t’ai engendré. Pourquoi ce tumulte des nations, ce vain murmure des peuples ? » (Psaume 2, 7, 1)
Commentaire spirituel
Nous voici parvenus au terme de l’Avent, et nous arrivons à un premier sommet de l’année liturgique, celui du mystère de l’Incarnation, qui représenté par la fête de Noël. Noël est un premier pôle d’attraction dans le cycle liturgique qui s’organise pour une bonne part autour de cette solennité. Le second pôle de l’année liturgique, c’est celui du mystère de la Rédemption avec la fête de Pâques. L’année liturgique célèbre l’Incarnation rédemptrice. Le Christ est venu sur la terre pour nous sauver : tels sont les deux moments-clés de notre célébration du mystère du Christ.
Or les deux chants d’entrée de la messe de Minuit et de Pâques nous introduisent de manière tout à fait remarquable dans ce mystère. D’un côté comme de l’autre, le grand art grégorien se déploie au service d’une compréhension sublime des événements de Noël et de Pâques. Ces chants nous emportent pour ainsi dire au sein de la Trinité où se déroule le grand mystère dont nos fêtes de la terre ne sont que le faible écho. Si nous regardons les textes de ces deux chants, nous surprenons pour ainsi dire, à travers les versets de psaumes qui sont utilisés, un dialogue d’éternité qui est celui du Père et du Fils. À Pâques, le Fils parle à son Père : « Je suis ressuscité et je suis à nouveau avec toi, alleluia ; tu as posé ta main sur moi… » Ici, au seuil de cette messe de Minuit, le Fils fait parler son Père : « Le Seigneur m’a dit : Tu es mon Fils, moi aujourd’hui je t’ai engendré. » Ces chants là ne sont pas de la terre, ils nous plongent dans l’amour trinitaire, ils nous hissent au niveau des relations qui font vivre les Personnes divines, ils nous font participer à ces mêmes relations et c’est d’ailleurs le rôle de la grâce qui nous fait vivre de la vie divine. Noël, pour nous, c’est surtout la naissance parmi nous du petit Enfant-Dieu, c’est un mystère au charme ravissant, c’est la fête de la paix, de la douceur, de la chaleur humaine au milieu des froideurs de l’hiver et des glaces de l’histoire de l’humanité. Mais ce Noël de la terre n’est que la partie visible d’un mystère infini, celui de la génération éternelle du Fils dans le sein du Père. Génération éternelle, qu’est-ce que cela veut dire ? Nos mots humains sont bien pauvres pour décrire cette réalité ineffable. Cela veut dire que le Fils ne cesse pas d’être engendré par son Père. C’est comme une naissance perpétuelle, un acte d’engendrement qui n’en finit pas et qui pourtant est parfait. Nous ne pouvons exprimer cela qu’avec des notions temporelles alors que la génération du Verbe n’est pas dans le temps, elle est éternelle, c’est-à-dire un acte présent qui possède une dimension infinie. Un mot, dans ce chant d’entrée, nous permet de comprendre un peu ce qui se passe en Dieu, c’est le mot hodie, aujourd’hui. Ce mot traduit le présent de Dieu qui est plénitude. Aujourd’hui, pour Dieu, ce n’est pas une réalité qui succède à un hier et qui s’achèvera demain. Non, hodie, c’est un moment présent qui a une telle densité qu’il correspond à l’être de Dieu qui ne connaît ni d’avant ni d’après. Dieu est. Son être est toujours en acte, toujours actuel, il se meut dans un aujourd’hui sans limite et sans fin. Le Fils est toujours Fils, toujours en train d’être engendré. Le Père est toujours Père, toujours en train d’engendrer, et cette naissance qui distingue les deux personnes du Père et du Fils les unit aussi dans une identité de nature absolue. C’est vraiment le grand mystère trinitaire qui fera notre béatitude au ciel et qui nourrit déjà ici bas les âmes contemplatives. Le compositeur de ce chant était très certainement de celles-ci, lui qui a vu la fête de Noël comme une fête du ciel avant que d’être une fête de la terre. On est loin de nos charmants petits cantiques populaires qui considèrent surtout Noël dans sa relation avec nous, les hommes, et il n’y a rien à redire à cette profusion de joie charmante qui nous fait chanter sur tous les tons la merveille de cet événement. Mais la liturgie va au fond des choses, elle est Mère, elle est notre maîtresse, elle nous explique alors dan son langage sublime que si le Verbe s’est fait chair, s’il a pris la condition d’un petit d’homme, s’il a choisi de naître comme nous d’une femme et se présenter à nous en bébé, c’est parce que dans tout son être divin, il est Fils. Ce chant d’entrée, c’est le premier mot, c’est l’unique mot que le Verbe prononce en recevant son être du Père. Et il le répète de façon humaine et comme en balbutiant, dans la crèche de Bethléem et dans les bras de Marie. « Le Seigneur m’a dit : Tu es mon Fils, moi aujourd’hui je t’ai engendré. » Noël, c’est vraiment l’écho terrestre de la naissance éternelle du Verbe dans le sein du Père. Le ciel et la terre s’unissent dans une même allégresse.
Il y a encore quelque chose à noter dans ce texte : c’est le grand contraste entre le texte de l’antienne de l’introït et celui du verset qui nous parle du tumulte des nations. Là, on est brusquement ramené sur la terre. Noël est la fête de la paix, la paix qui vient de Dieu et qui descend parmi nous en la personne du Fils bien-aimé. Mais cela n’empêche pas les hommes de continuer à s’entre-tuer. Pire encore, cela ne les empêche pas de se révolter contre cette descente du Verbe dans l’histoire. Nous ne voulons pas qu’il règne sur nous, c’est le cri de haine des méchants dont le Seigneur vient troubler les sombres calculs. Il y a du bruit dans ce verset, le bruit tumultueux des nations, le bruit des guerres et des divisions. Alors que l’antienne est pleine de silence, le silence de l’amour et de la gratitude, un silence d’émerveillement et d’intimité, le silence du bonheur profond et plénier.
Commentaire musical
Dom Gajard s’est efforcé de montrer qu’il y avait une interprétation sinon erronée, du moins malencontreuse de ce chant d’entrée, qui consisterait à souligner son caractère majestueux, solennel, expression du saisissement de l’âme devant la grandeur infinie de Dieu. De fait la mélodie du 2ème mode est extrêmement ramassée, toute comprise entre le Ré et le Fa, ne descendant que très peu au Do et montant encore plus rarement jusqu’au Sol. Y aurait-il là un indice d’une mélodie qui, privée de relief au plan musical, commanderait une interprétation grandiose, sublime, écrasante ? Dom Gajard n’est pas d’accord et il s’appuie sur la tradition manifestée dans les manuscrits médiévaux pour montrer que l’interprétation juste de cette pièce est tout autre. Dans les manuscrits, en effet, ce chant tout entier est essentiellement léger, vif, alerte et surtout très joyeux, ce qui ne veut pas dire exalté. Non c’est la joie d’un petit enfant qui vient de naître, celle d’un nourrisson qui fait son premier sourire. C’est l’Enfant Jésus qui chante sa génération éternelle. Il dit des choses sublimes mais avec le ton gracieux, ravissant d’un petit enfant. On a la je crois, la clé de l’interprétation authentique de ce chant. Les douze coups de minuit viennent de sonner. L’assemblée se recueille, émue, dans un silence qui contemple le moment le plus beau et le plus touchant de l’existence, celui de la naissance d’un petit être. Et le chant s’élève alors, sans éclat, très doux, très recueilli, très léger, plein de grâce. Ce caractère très humain n’enlève rien à la majesté divine. Les mélodies grégoriennes unissent si souvent dans leur simplicité ce sens si aigu de la transcendance et le naturel des sentiments humains. Et ici, pour ce premier chant de la messe de Minuit, c’est vraiment la grâce contemplative de l’Église de transmettre toute la grandeur divine de l’événement de Noël dans une mélodie aussi simple et naïve, aussi humaine, aussi charmante.
Le seul fait que cette mélodie soit si courte doit nous mettre sur la piste de la bonne interprétation. La mélodie est très peu chargée de neumes. Les syllabes sont traitées très sobrement par le compositeur : un neume, exceptionnellement deux, ou parfois même une note et cela suffit. On ne s’arrête pas et les longues elles-mêmes qui sont assez nombreuses, ne freinent pas le mouvement, ne l’appesantissent pas.
L’intonation est très légère. Le premier mot mis sur les lèvres du petit Enfant est le nom de son Père, le nom de Dieu : Seigneur. C’est tout léger et la note longue, ici, veut simplement souligner ici la divinité de celui qui est chanté. Ensuite, on peut admirer le balancement, il faudrait le bercement de dixit. C’est on ne peut plus simple, on ne peut plus expressif de la vérité de l’amour paternel et maternel de la première Personne de la Trinité pour la seconde. Ce premier membre de phrase se termine par une seule note sur le pronom personnel me qui manifeste l’humilité profonde du Fils qui reconnaît tout devoir à son Père.
Puis le Fils fait parler son Père, mais c’est lui qui prononce ces paroles qui le constituent dans son être de Fils éternel. « Tu es mon Fils ». Parole bouleversante de simplicité, une simplicité qui est rendue si admirablement par la mélodie. Il y a juste une très légère insistance, mais ô combien expressive sur meus, l’adjectif possessif qui marque toute la complaisance pleine d’amour du Père pour celui qui est son Fils bien-aimé, son unique. Le reste de la phrase se déroule très simplement.
Puis la deuxième phrase reprend le motif mélodique de l’intonation. Dans les deux cas, il s’agit du Père, mais là , c’est lui qui parle, ego, alors que dans la première phrase, c’est le Fils qui l’appelait Seigneur. Là encore on peut noter le beau balancement de la mélodie sur ego hodie, avec ces deux notes longues qui sont légères pourtant, mais qui expriment avec grâce la divinité du Père et son éternité. Le mot hodie signifie bien ici l’aujourd’hui de Dieu, c’est-à-dire son présent éternel. Ce mot revient si souvent dans la liturgie qui le déploie sur toute l’année liturgique comme pour détailler son indicible unité dans la multiplicité des saisons humaines. Enfin, genui te termine cette pièce de façon on ne peut plus gracieuse et douce. Regardez encore comment le Fils est mentionné par le simple petit punctum sur Te qui répond au Me et au Tu de la première phrase. C’est l’humilité du Fils, dans sa nature humaine qui est ici mentionnée de façon on ne peut plus simple par le compositeur.
Il ne faut pas de grosse voix pour cet introït, ce serait le dénaturer. Il faudrait au contraire des voix pures de petits garçons. Ce chant très bref est tout plein de souplesse, de charme, de mouvement aussi. Il nous introduit si bien dans le grand mystère de Noël, mystère de tendresse et de proximité de notre Dieu. Remarquons comme la phrase du Père pourrait tout aussi bien être placée sur les lèvres de Marie : « Tu es mon Fils, moi aujourd’hui je t’ai engendré. » Cet introït a donc aussi sa discrète nuance mariale et cela contribue à lui donner encore plus de douceur. C’est beau et simple comme l’enfance et comme la maternité divine, c’est beau et simple comme le cœur de Dieu qui a inventé ces choses là.
Pour écouter cet introit :