Le Blanc et le Noir, célèbre roman de Voltaire, même mis en film et arrangé par Fernandel, n’est qu’un conte d’amour raté. Habit noir et habit blanc en revanche évoquent une belle page de l’histoire monastique du XIIe siècle, et elle est véridique. La réforme cistercienne toute neuve, attachée à la figure de saint Bernard, allégea les us et coutumes monastiques pour revenir à plus de simplicité. L’habit blanc écru dont étaient habillés les moines de Citeaux, gardait la teinte naturelle de la laine ; en revanche, Cluny gardait l’habit noir des siècles passés ainsi que le riche héritage intellectuel et liturgique de près de trois siècles de ferveur. Cluny se confond alors avec la renaissance carolingienne commencée trois siècles auparavant. Néanmoins, les deux rameaux monastiques vivaient de la même charité divine et du même idéal. La Règle de saint Benoît a les épaules assez larges pour embrasser diverses situations.
Pour saint Benoît, la couleur de l’habit est plutôt indifférente. Il recommande d’user simplement d’étoffes à prix modique (RB 55). Le noir ne coûte pas cher en teinture et il évoque le deuil du salut perdu, c’est le Carême. Ce saint temps lui ressemble comme l’indique la Règle : « La vie d’un moine devrait être, en tout temps, aussi observante qu’en Carême ». La suite, empruntée au pape saint Léon, n’est pas désabusée, mais simple et humblement réaliste : « Néanmoins, comme il en est peu qui possèdent cette perfection, nous exhortons les frères à vivre du moins en ce temps-là en toute pureté, en tirant profit pour effacer les négligences des autres temps » (RB 49). Pourtant, la prospérité économique et le rôle social de Cluny inspirèrent la réforme cistercienne, ardemment dépouillée. L’habit blanc devenait alors le signe de la joie pascale attendue par ces grands mortifiés à l’austérité assez spectaculaire.
Voilà la toile de fond du célèbre différend concernant l’habit noir et l’habit blanc. La joute est liée aux deux figures de saint Bernard et de Pierre le Vénérable, l’abbé du Cluny d’alors. Le temps aimait les excès de la rhétorique, et il ne s’en priva pas : c’était en 1124. Ce dernier reprochait aux cisterciens une certaine ostentation dans l’austérité : le choix du blanc, couleur de fête et signe de résurrection était ainsi présumé teinté de présomption et d’orgueil : le Carême n’est pas Pâques. L’habit blanc est réservé dans l’Apocalypse aux martyrs montés au Ciel après leurs tortures (Apoc. 3,4 s, 18 ; 6,11 ; 7,9 & 13s). Sans ménagement, saint Bernard lui répondit que « le noir est la couleur du diable et de l’enfer ; à l’inverse le blanc est la couleur de l’innocence et de la pureté avec le cortège de toutes les vertus ». Le Moyen Âge se révèle ici en profondeur, soucieux de pourchasser tout mensonge dans la vie de l’âme. La véhémence des propos voulait surtout secouer les disciples respectifs des deux abbés, si souvent enclins à se trouver les meilleurs. La joute oratoire dura quelque temps, dans une correspondance qui affinait toujours davantage le vrai sens de la vie monastique.
Ces relations houleuses entre moines noirs et moines blancs, entre clunisiens et cisterciens, cachaient mal leur défiance mutuelle et une certaine vanité collective. Mais derrière le défaut des disciples, la correspondance entre les deux abbés dévoile enfin, en 1150, leur grande amitié. Le Noir et le Blanc prennent alors l’un et l’autre tout leur sens d’ouverture à la charité divine.
« Il y a si longtemps que nos deux âmes sont étroitement unies, c’est un égal amour dans le cœur de deux hommes pourtant si inégaux. Mais cet amour réciproque rapproche les extrêmes : vous faire petit avec moi, cela me fait grand avec vous ». C’est Bernard qui écrit cela (Lettre 387). Pierre lui répond avec chaleur : « D’un bout à l’autre, votre lettre témoigne de l’affection la plus douce à mon cœur et d’un respect qui me dépasse complètement. Je revendique volontiers et bien haut, de la bouche et du cœur, l’honneur d’être votre très cher ami. Je recueille vos paroles et les pèse avec grand soin. Ne vous en étonnez pas : c’est qu’elles ne tombent pas pour moi des lèvres du premier venu. Elles proviennent en effet de la pureté de votre cœur, de la droiture de la conscience et de la sincérité de l’affection que vous m’accordez. »
Le Noir et le Blanc est alors une véritable histoire d’amour, où tout est parfaitement en place, parce que découlant toute entière du primat de Dieu dans la vie sociale des moines (puis autour d’eux). Le « luxe pour Dieu » des Clunisiens requiert les larmes du pénitent en noir, en deuil du salut perdu, mais dans l’espérance de rejoindre la Pâque éternelle. L’habit blanc du cistercien empêche de fuir avec effroi l’aspect émacié de son visage ; la joie du Ciel y fleurit par anticipation, grâce à la dévotion mariale qu’il a en partage avec Cluny.